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Rétro 2016 : Le bourbier kazakh du MR

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’automne 2016 a connu son lot de révélations dans le Kazakhgate. Tant et si bien qu’une commission d’enquête parlementaire a, enfin, vu le jour pour tenter de démêler cette histoire d’influence de l’Elysée sur le Parlement belge, via Armand De Decker et sans doute d’autres pointures du MR. Cela suffira-t-il ?

Un vrai scandale d’Etat, ce Kazakhgate qui, fin 2016, a connu des rebondissements à n’en plus finir, ébranlant surtout le parti du Premier ministre. Deux enquêtes judiciaires sont toujours en cours, en France et en Belgique. Une commission spéciale vient d’être créée au Parlement belge, non sans mal, pour investiguer sur la manière dont une loi a été votée en son sein. Pas banal.

Au début, pourtant, on ne parlait pas vraiment de scandale. L’affaire a démarré en France, sans bruit ou presque, avec la révélation, en octobre 2012, d’une note intrigante : trois feuillets sans doute oubliés, lors du départ de Nicolas Sarkozy, dans le coin d’un bureau de l’Elysée ou de la place Beauvau. Le genre de fuite qui se produit quelques semaines après un changement de présidence, surtout lorsque la couleur politique au pouvoir n’est plus la même.

Cette note  » très confidentielle « , datée du 28 juin 2011 et adressée à l’ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant, témoigne d’une histoire louche où il est question d’un deal insolite entre le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, et le président français. On y découvre que la signature d’un gros contrat aéronautique entre les deux pays – 45 hélicoptères Airbus – était conditionnée à une mission spéciale confiée à l’Elysée : sortir Patokh Chodiev et ses deux associés du pétrin judiciaire belge dans lequel ils étaient embourbés depuis douze ans.

Patokh Chodiev, le milliardaire ouzbeko-belge, possède l'unique usine de réparation d'hélicoptères, à Almaty.
Patokh Chodiev, le milliardaire ouzbeko-belge, possède l’unique usine de réparation d’hélicoptères, à Almaty.© ANDREY RUDAKOV/GETTY IMAGES

Le trio kazakh était accusé d’avoir soutiré, en 1997, au groupe Tractebel désireux de s’implanter au Kazakhstan, plus de cinquante millions de dollars afin d’acheter l’ancien Premier ministre Kajegueldine, tout en se servant au passage. Or, Chodiev est un ami proche de Nazarbaïev. Il possède l’unique usine de réparation d’hélicoptères militaires d’Almaty, Aircraft Factory 405, ce qui en faisait un partenaire important dans le cadre du contrat avec la France. Surtout, à la tête de la multinationale minière ENRC avec Alijan Ibragimov et Alexander Machkevitch, alors cotée à la Bourse de Londres, il ne pouvait souffrir un procès public infamant.

Dans la note confidentielle, son auteur, Jean-François Etienne des Rosaies, rappelle avoir été chargé par Damien Loras, conseiller diplomatique de l’Elysée, de mettre sur pied une équipe franco-belge, avec l’avocate niçoise Catherine Degoul et le vice-président du Sénat de Belgique, Armand De Decker, qui, pour l’occasion, a ressorti sa vieille toge noire à bavette. JFEDR souligne en caractères gras que, grâce à  » l’adhésion  » des ministres de la Justice, des Finances et des Affaires étrangères, cette équipe a obtenu que la nouvelle loi sur la transaction pénale soit votée à temps par le Parlement belge pour permettre aux trois oligarques d’échapper à une comparution devant le tribunal correctionnel. Mission accomplie : la transaction avec le parquet général de Bruxelles a été actée le 17 juin 2011, à 17h30, se réjouit en conclusion Etienne des Rosaies, avant de signer sa lettre. Quant au marché franco-kazakh, il sera officialisé dix jours plus tard au salon du Bourget.

Désormais, l’attention se concentre sur Didier Reynders

Lourdement mis en cause dans la note par son ami d’enfance (ils se sont connus lors de vacances à Knokke), Armand De Decker tentera alors de le faire passer pour un vantard farfelu. C’est toujours sa ligne de défense aujourd’hui : discréditer celui dont les écrits – saisis par les enquêteurs français – l’accusent avec Sarkozy et son fidèle ministre de l’Intérieur, mais aussi Didier Reynders, Stefaan De Clerck et Steven Vanackere. Les trois ministres belges cités dans la lettre révélée par Le Canard enchaîné le sont aussi dans un mail détaillé, envoyé directement à Claude Guéant deux jours après la signature de la transaction pénale, et récemment publié par levif.be.

Farfelu, ce des Rosaies ? Le furtif préfet de la Meuse a, en tout cas, été un homme de l’ombre utile. Alors que Charles Pasqua occupait la place Beauvau, il a joué un rôle reconnu dans la libération des otages du Liban en 1988. C’est depuis les années Pasqua, d’ailleurs, que ce barbouze connaît Claude Guéant dont il a gagné la confiance. Et, lorsque Nicolas Sarkozy devient président en 2007, il sera chargé de mission à l’Elysée, après avoir organisé les meetings électoraux du candidat UMP. Cet homme à tout faire a réussi à passer entre les gouttes de la justice française qui ont éclaboussé la galaxie Pasqua. Il n’est pas étonnant qu’on lui ait confié le dossier kazakh. Détail significatif : Sarkozy l’a décoré de la Légion d’honneur en juillet 2011. Une belle reconnaissance… Ancien légionnaire, amoureux d’équitation, JFEDR est aussi membre de l’Ordre de Malte où il a occupé la fonction prestigieuse de conseiller spécial du grand chancelier, Jean-Pierre Mazery.

C’est visiblement sous cette casquette que, selon plusieurs sources (levif.be, le 23 novembre), il a pris contact, en octobre 2013, avec Jean-Claude Fontinoy, vieux compagnon de route de Didier Reynders. Etienne des Rosaies défendait alors le projet d’anoblissement de Georges Forrest, un industriel belge proche du MR, qu’il connaît depuis longtemps. Fontinoy, que nous avons interrogé, a nié farouchement avoir eu le moindre entretien avec lui. Mais la RTBF a ensuite publié des mails éloquents dans lesquels le  » conseiller spécial de l’Ordre de Malte  » décrit à Mazery – dans le cadre de ses démarches pour Forrest – ses liens particuliers avec Fontinoy et ses  » amis  » des Affaires étrangères.

Rappelons, par ailleurs, qu’en janvier 2013, la députée VLD Carina Van Cauter confiait au Vif/L’Express et au Standaard que c’est un membre du cabinet Reynders (alors ministre des Finances) qui était venu la voir, au printemps 2011, pour lui proposer d’introduire le nouveau projet de transaction pénale en commission des finances de la Chambre et lui suggérer la tactique de l’amendement à une loi fourre-tout ( » dispositions diverses « ), ce qui permettait d’aller plus vite. Reynders a aussi été évoqué de manière explicite par l’ingénieur ucclois Guy Vanden Berghe, proche de l’avocate Catherine Degoul, lors de son interrogatoire par les enquêteurs français. Lesquels ont retrouvé la mention  » ministère des Finances « , dans l’agenda de Me Degoul. Enfin, on se souvient que Didier Reynders a, à son tour, été décoré de la Légion d’honneur par son ami personnel Nicolas Sarkozy. Le décret de cette promotion, non publié au Journal officiel, date du 4 mai 2012.

Didier Reynders et Nicolas Sarkozy, de vieux amis.
Didier Reynders et Nicolas Sarkozy, de vieux amis.© GEOFFROY VAN DER HASSELT/REPORTERS

Désormais, c’est vers le Liégeois, qui brigue le fauteuil mayoral à Uccle, que l’attention se focalise. La commission d’enquête parlementaire, qui commencera ses travaux mi-janvier, devra s’intéresser au rôle qu’il a pu jouer dans le Kazakhgate et à son influence dans l’adoption accélérée du projet de loi sur la transaction pénale par la Chambre et le Sénat. Ce ne sera pas simple.  » DR  » est plus prudent qu’un Sioux, pas du style à se mouiller directement dans ce genre d’entourloupe. Il a d’ailleurs été interrogé par les enquêteurs belges, à la Toussaint, non pas comme suspect mais comme témoin. Il semble à l’abri. Pour l’instant.

Tentation de l’étouffoir

La commission parlementaire aura évidemment aussi fort à faire avec Armand De Decker. Elle se penchera certainement sur cette histoire de fiche de la Sûreté belge que l’ancien président du Sénat aurait transmise à Claude Guéant, lors d’un déjeuner à l’Elysée en mars 2011 (Le Vif/L’Express du 11 novembre), alors qu’il représentait Chodiev. Les parlementaires pourraient d’ailleurs demander au Comité R, qui supervise les services de renseignement, d’enquêter sur cette probable fuite, hors du territoire belge, d’un document classifié.

La manière dont le parquet général a négocié et signé une transaction pénale avec le trio kazakh intéressera également les députés de la commission d’enquête. Ici aussi subsistent de nombreuses questions, tant sur la rédaction de la transaction que sur son montant (l’amende elle-même ne s’élevait qu’à 3,5 millions d’euros) et sur la date de la signature de l’accord entre les sept inculpés et l’avocat général Patrick De Wolf. C’était le 17 juin 2011, alors que le bon texte de loi n’était pas encore entré en vigueur et que le ministre de la Justice avait recommandé d’en tenir compte. Reste à voir si les membres de la commission appartenant à la majorité, en particulier au MR, résisteront à la tentation de l’étouffoir vu l’implication de plusieurs des leurs. Cet exercice parlementaire inédit s’avère, en tout cas, périlleux. L’hiver s’annonce chaud en Belgique.

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