Trop grand, trop peu rentable, le site de Gosselies n'avait plus beaucoup d'atouts pour les dirigeants américains. © FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

Rétro 2016 : Caterpillar, un géant à terre

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Emplois supprimés : 2 200. Sans parler des sous-traitants et nombreuses victimes collatérales. Caterpillar Gosselies, c’est fini. Après 51 ans de bons et loyaux services, la multinationale a sacrifié son site carolo. Un scénario qui se répète…

Quelques heures avant, un sous-traitant repeignait encore les murs de l’usine. Quelques heures avant, des ouvriers enquillaient les heures supplémentaires pour livrer les machines dans les temps. Quelques heures avant, seul l’administrateur délégué Thierry Hansen savait que tout cela serait inutile. Caterpillar allait fermer. Lui-même ne l’avait appris que sept jours plus tôt.  » Un choc, une déception « , confiera-t-il plus tard. Ne rien laisser paraître durant une semaine. Jusqu’à l’annonce, en cette matinée ensoleillée du vendredi 2 septembre : 2 200 emplois sacrifiés. Ainsi a tranché la direction américaine de la multinationale.

Trop grand, trop peu rentable, trop délocalisable : le site de Gosselies n’avait apparemment plus que peu d’atouts pour lui, selon les actionnaires. Le groupe affirme devoir mondialement se serrer la ceinture. Balancer son usine carolo, c’est réaliser 100 millions de dollars d’économies, d’un coup d’un seul.

D’autres pistes avaient été envisagées. Sept, exactement. Aucune ne permettait d’épargner autant. Les syndicats les découvrent au fil des conseils d’entreprise extraordinaires qui s’enchaînent depuis l’enclenchement de la procédure Renault. Il y en a eu huit jusqu’à présent, il y en aura encore beaucoup d’autres début 2017. Les discussions n’ont pas encore dépassé la phase 1. Celle où la direction, représentée par deux envoyés spéciaux américains, s’attelle à répondre aux plus de 120 questions déposées par les représentants du personnel.  » Les éléments que l’on nous donne se révèlent souvent partiels et jamais satisfaisants. Ils se retranchent derrière la confidentialité « , soupire Emmanuel Chemello, permanent CSC.

Manifestation, à Charleroi, du personnel de Caterpillar.
Manifestation, à Charleroi, du personnel de Caterpillar.© VIRGINIE LEFOUR/BELGAIMAGE

Viendra ensuite le temps de l’étude des alternatives proposées par les travailleurs. Certains cadres en avancent. Espoir minimal. Relance illusoire.  » Aller à Genève manifester devant le siège social, le 18 novembre, nous a au moins permis de bien comprendre que la décision était ferme et définitive « , constate le syndicaliste. La phase 2 semble inéluctable. Celle dédiée aux négociations. Qui, finalement, ne se résumeront qu’à une question : combien ? Combien ça coûte, de provoquer un désastre social ?

Sous-production

Quelques salariés sont partis avant d’entendre la réponse. Mais la plupart restent. Espèrent obtenir un maximum, étant donné le nombre d’années d’ancienneté souvent élevé. Maigre consolation. En attendant, le boulot continue, ou quasi. Les engins de chantier sortent au compte-gouttes.  » Le groupe est conscient du choc de l’annonce et ne demande pas que la production tourne à 100 %, mais bien à 70 %. Or, aujourd’hui encore, on est en dessous « , indique Thomas Godfrin, porte-parole (sur le départ) de Caterpillar. Les nombreux sous-traitants impactés (entre 140 et 150, à des degrés différents) n’ont même pas ce moyen de pression.

Le politique a bien promis des solutions. Notamment grâce à la mise en place d’une task force. Un groupe de douze experts, désignés par le gouvernement wallon. Des chefs d’entreprise du cru, des spécialistes, des penseurs, chargés de plancher sur la reconversion du site de Gosselies et, plus largement, de tout le bassin carolo. Les pistes de solutions qui en ressortiront se concrétiseront peut-être à 10, 15, 20 ans… Mais, dans l’immédiat, les autorités ne peuvent pas faire grand-chose d’autre que ramasser les pots cassés. Peut-être auraient-elles pu anticiper. En 2013, déjà, Caterpillar avait procédé à une première restructuration d’ampleur : 1 400 personnes étaient envoyées au tapis.

Comme un air de déjà-vu. ArcelorMittal Liège, Ford Genk, VW Forest, Renault Vilvorde… Au fil des ans, les noms changent, pas le scénario. Plusieurs autres épisodes ont marqué 2016. ING : -3 158 postes, Axa : -650. Douwe Egberts : -274. IBM : -228. MS Mode : -220. Et Brussels Airlines pour ouvrir la saison 2017 ? Carsten Spohr, le CEO de la compagnie aérienne allemande Lufthansa qui négocie actuellement pour devenir actionnaire majoritaire, a été très clair. En cas de reprise, il ne pourra offrir aucune garantie d’emploi.

Répliques cultes (?)

A chaque fois, le rôle-titre revient à une entreprise étrangère qui relègue les Belges au rang de figurants. Avec les politiques en spectateurs impuissants. Pourtant, ils peaufinent leurs scénarios. Jouent parfaitement l’indignation. Les répliques fusent.  » Caterpillar ne comprend que la langue du pognon  » (Raoul Hedebouw, PTB),  » un scandale révoltant  » (Jean-Marc Nollet, Ecolo),  » un véritable choc social, un séisme humain  » (Véronique Salvi, CDH),  » il faut livrer un combat sans merci  » (Olivier Chastel, MR),  » nous reprendrons le contrôle du site, ça, c’est une promesse formelle  » (Paul Magnette, PS),  » les multinationales qui se comportent à la limite comme des voyous  » (idem)…

VW (ici, un site de stockage à Wolfsburg, en Allemagne) supprime 30 000 emplois dans le monde. La Belgique est, pour une fois, épargnée.
VW (ici, un site de stockage à Wolfsburg, en Allemagne) supprime 30 000 emplois dans le monde. La Belgique est, pour une fois, épargnée.© MARKUS SCHREIBER/ISOPIX

Sans doute ne sont-ce pas des rôles de composition. Mais force est de constater que l’intensité dramatique (et médiatique) augmente proportionnellement à l’intensité du dégraissage. Combien ont tweeté pour s’émouvoir du sort des 130 employés (sur 600) sacrifiés à Zaventem par LSG Sky Chef (une filiale de Lufthansa) ? Par contre, beaucoup se sont sentis égoïstement soulagés de contempler un autre remake depuis les coulisses. Volkswagen supprime 30 000 emplois dans le monde d’ici à 2020 après le désastre du  » dieselgate  » ? Ouf, pas chez nous. De toute façon, la Belgique avait déjà beaucoup donné par le passé. Etrange. L’écoeurement se met d’autant mieux en scène lorsque le casting du  » méchant  » revient à un acteur international. De mauvaises pièces belges, il s’en est pourtant joué aussi cette année. La banque Crelan : -1 60 jobs. Truvo, éditeur du bottin : -220. La chaîne de magasins Dod : -166. La start-up de livraison de repas Take Eat Easy : -160. Le grossiste en vins All Events : -241.

Et, pourtant, les faillites baissent

Pendant ce temps-là, pourtant, les statistiques économiques ne se portent pas trop mal. De janvier à octobre, 7 648 faillites ont été actées en Belgique, selon les données du SPF Economie. Sauf cataclysme de fin d’année, cela devrait être moins qu’en 2015 (9 762). La société de conseil Graydon, qui établit un baromètre mensuel, remarque également une baisse continue depuis le début de l’année, en tout cas à Bruxelles (-8 %) et en Wallonie (-15 %), pas en Flandre (+2 %). Sur 11 mois, 19 233 emplois ont été perdus. Beaucoup, mais 8,25 % de moins que l’année dernière à la même époque. Evidemment, ces chiffres n’incluent encore ni Caterpillar, ni ING.

Jobs, jobs, jobs. Le slogan michelien a été plombé par les annonces de restructurations successives. Mais les perspectives du Bureau fédéral du plan évoquent la création nette de 43 000 postes cette année et de 118 000 d’ici à 2018. Même si la progression est surtout marquée chez les travailleurs au statut précaire.

Finalement, face à ces entreprises qui ferment ou à celles qui embauchent mal, les seuls à ne pas avoir trop de souci à se faire niveau boulot sont peut-être les syndicats. Sauf Marc Goblet. A 59 ans, il a annoncé, en novembre, renoncer à son mandat de secrétaire général de la FGTB avant son terme. Prépension involontaire, pour cause de maladie. Le 9 septembre, une semaine après l’annonce et malgré son congé qui, à l’époque, n’était que temporaire, le Liégeois rendait visite en toute discrétion aux travailleurs de Caterpillar. C’est à nouveau à l’arrière-plan qu’il suivra le dénouement d’un des plus marquants coups de grâce de 2016. Rideau.

Vers un terrible choc de quinze ans

Brexit, Trump. Où va le monde, Belgique et Wallonie comprises ? Bruno Colmant n’ose jurer de rien. Aux députés régionaux wallons qui le pressaient de soupeser ces quelques inconnues de taille, l’économiste n’a pas égayé l’assistance. Quoi qu’on entreprenne,  » on va vivre maintenant pendant quinze ans dans un choc économique profond, terrible. Je pense que l’Etat n’arrivera pas à se substituer à l’économie privée, ce qu’il a pu faire dans les années 1970, parce que durant ces années, l’endettement public était bien moindre.  » Et c’est à cet Etat déjà cruellement fauché que l’on confie l’impayable besogne de limiter la casse. Spirale infernale : elle ne fera pas l’économie de  » tensions sociales fortes, voire très fortes « .

D’où pourrait venir, ne fût-ce qu’une éclaircie ? De l’émergence de l’une ou l’autre  » figure tutélaire  » capable de rayonner, veut croire Bruno Colmant. Cette  » perle rare  » brille par son absence en Belgique, où  » c’est compliqué de savoir qui dirige le pays « . Elle reste introuvable en Europe, où c’est encore plus confus « . Aux Etats-Unis, Donald Trump peut faire le job, pense l’économiste :  » Cet homme veut et va au bout des choses. Il est en train de dire aux Américains : « Il va falloir se lever demain matin, se brosser les dents et aller travailler ». C’est très comparable à ce que Mussolini avait fait dans les années 1920-1930.  » On connaît la suite…

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