Les plus hauts personnages de l'Etat participent, en tant que tels, au Te Deum organisé pour la Fête du roi. © MELANIE WENGER/ISOPIX

Quatre principes de laïcité à l’usage de l’électeur

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Elle s’était comme endormie dans un pays trop tranquille. Aujourd’hui, la laïcité ressuscite comme revendication politique et comme rempart contre les tentations communautaristes. Non sans, parfois, laisser irrésolues certaines contradictions.

Le DéFI (ex-FDF) veut l’intégrer à la Constitution, Laurette Onkelinx y est favorable « à titre personnel », et le MR, par l’intermédiaire de son chef de groupe à la Chambre, avait (re)lancé le débat dans une retentissante interview au Soir. De plus en plus de politiques, en Belgique francophone, veulent repenser le rapport des cultes à l’Etat. Laïcité ou neutralité ? « Il faudra surtout éviter une guerre sémantique, et se mettre d’accord autour de principes, parmi lesquels la séparation des domaines religieux et étatique », élude Denis Ducarme. Des parlementaires de sa formation déposeront bientôt des propositions de lois et de décrets en ce sens, centrées sur la fonction publique (à tous niveaux : fédéral et fédéré, communal et intercommunal) et sur le réseau officiel d’enseignement. Porté par la gauche, libérale puis socialiste, le combat laïc l’est désormais également par les promoteurs, plutôt de droite, de politiques plus actives d’intégration. « Il y a une partie de la droite qui se drape de l’étendard de la laïcité pour respectabiliser son islamophobie : au MR, par exemple, il faut distinguer les vrais laïcs, comme Richard Miller, et les faux, qui ne trouvent de problèmes dans l’expression de la religion que lorsqu’elle est musulmane… », pose Kevin Saladé, président du CAL de Charleroi et conseiller communal socialiste. Les vagues migratoires sont passées par là. L’affirmation identitaire de musulmans désireux de donner de la visibilité à leur pratique également. Et les stratégies électorales des uns et des autres tout autant.

1. L’électoralisme, voilà l’ennemi ? Oui, mais…

A Bruxelles en effet, les politiques de regroupement familial et les règles d’acquisition de la nationalité ont rapidement transformé en citoyens des musulmans qui n’avaient été auparavant que résidents. Cette nouvelle catégorie d’électeurs a pu attirer des convoitises. « Tous les partis l’ont fait, et pas seulement le PS et le CDH », dit Olivier Maingain, président du DéFI. « Mais certains partis et certains candidats, plus que d’autres, ont eu cette tentation, et l’ont encore. » Et de fait : une enquête de l’ULB, la seule à avoir intégré la pratique religieuse au comportement dans l’isoloir, montre qu’aux élections de 2007, près de la moitié des électeurs musulmans votait socialiste, et que la proportion des votants musulmans allait croissant, au CDH, à mesure qu’ils se sentaient plus pratiquants. Mais d’autres partis, comme le MR, dont l’électorat est presque exclusivement (et presque paritairement) athée et catholique peu pratiquant (et dont, en 2007, le FDF faisait partie) n’ont-ils pas, eux aussi, un intérêt électoral à se montrer offensifs sur ces sujets ? « La question du port de signes convictionnels est largement surdéterminée par celle de la visibilité des citoyens de confession musulmane et, a fortiori, de l’islam en général. La peur de l’islam et de ses manifestations est dans l’air du temps. Cette peur s’appuie sur un fort potentiel électoral, ce qui, dans un pays rythmé par les échéances électorales, est de nature à tenter les politiques dans le sens de prises de position démagogiques et/ou populistes. Nombreux sont ceux parmi eux qui, au lieu de rappeler les principes démocratiques et le cadre régi par les droits et libertés fondamentaux, surfent au contraire sur cette vague. Si ça, ce n’est pas de l’électoralisme… », ironise Mehmet Alparslan Saygin, juriste et auteur de La Laîcité dans l’Ordre constitutionnel belge. Coprésidente écolo, Zakia Khattabi embraie : « Ca ne changerait rien, ça n’ajouterait ni n’enlèverait rien, mais ça permet à certains de se positionner vis-à-vis de leur électorat » Dans la veine, le président du CDH Benoît Lutgen, « prêt à débattre de tout, y compris de la laïcité de l’Etat, et j’ai déjà pris des positions fortes là-dessus », s’interroge sur le timing de ces revendications. « Je trouve malsain que certains en fassent une priorité dans la lutte contre le terrorisme et contre l’insécurité qui sont, elles, de vraies urgences. C’est un gros pétard, un fumigène, qui laisse la porte ouverte à des amalgames qu’il faut combattre… »

2. Les signes ostentatoires bannis pour tous ? Oui, mais…

La récente condamnation d’Actiris, qui proscrivait à ses employés le port de tout signe convictionnel, a elle aussi alimenté les aspirations à la laïcité de l’Etat. « L’impartialité de l’Etat doit être absolue, et cela s’applique avant tout à la fonction publique », rappelle Denis Ducarme. On en reparlera dans tous les Parlements du pays. DéFI est d’accord. Le CDH aussi. Le PS y réfléchira plus tard, et Ecolo s’en désintéresse. Denis Ducarme va plus loin : pour lui, ces attributs religieux doivent aussi être bannis des assemblées -des propositions de modifications de leurs règlements d’ordre intérieur suivront. « Il n’est pas admissible que l’on identifie des préférences religieuses alors qu’un parlementaire doit représenter l’ensemble de la Nation », dit-il, évoquant le cas de Mahinur Ozdemir, première députée voilée d’Europe, et toute récente exclue du CDH. L’Abbé Daens, qui siégea en soutane ? Le fait qu’à la Chambre, 18 députés CD&V affichent on ne peut plus explicitement leur appartenance philosophique ? « Ce n’est pas la même chose », répond-il. « Ils n’ont pas un crucifix démesuré sur le torse, et en Belgique, la démocratie chrétienne est un courant politique qui a une longue histoire ». Le chef de groupe des démocrates chrétiens en question à la Chambre, Servais Verherstraeten, voit justement « quelques problèmes pratiques » à ces suggestions… Benoît Lutgen comme Olivier Maingain distinguent, eux, entre un mandataire qui ne ferait rien d’autre que défendre ses idées et/ou celles de leur parti et le moment où, en mission, il serait dépositaire d’une autorité publique, en mission de représentation, par exemple. « Je suis dérangé à titre personnel par l’affirmation identitaire cultuelle d’un parlementaire, mais si sa formation politique défend un programme clérical, cela ne me concerne pas », résume le constitutionnaliste et libre-penseur Marc Uyttendaele. Partisan de la laïcité de l’Etat, il voit dans la revendication du DéFI une occasion « de remettre en cause une série d’arrangements historiques : il n’est pas logique d’avoir fait le lit d’une religion, le catholicisme, et de vouloir combattre l’attitude de certains mouvements musulmans sans s’attaquer aux résidus catholiques, voire à certaines revendications juives ». Le financement des cultes, la préséance protocolaire de l’Eglise, voire le Pacte scolaire, pourraient à ce titre être reconsidérés. Denis Ducarme est prêt à discuter des deux premiers, pas du dernier. Olivier Maingain également, même s’il estime ces sujets, pourtant consubstantiels du rapport de la Belgique à ses cultes, périphériques.

3. L’égalité homme-femme ne souffre pas d’exceptions ? Oui, mais…

Dans ce socle de valeurs communes dont il faudra discuter, et que devra consacrer la proclamation de la laïcité de l’Etat, figure l’égalité hommes-femmes, sur laquelle aucun accommodement ne peut décemment aspirer à être raisonnable. Or sur ce terrain, le cléricalisme n’est pas tellement celui qu’on craint… ou que l’on vise. « Il faut distinguer l’influence de lobbies chrétiens qui pèsent très fort sur la production normative, au Parlement européen notamment, sur l’égalité hommes-femmes, sur la recherche scientifique et sur les thématiques éthiques, avec les petites compromissions au niveau local avec certains musulmans », résume Kevin Saladé. A cet égard, le lobbying mené par Action pour la Famille, petite officine ultraconservatrice dont la députée MR Anne Barzin est membre du comité de soutien, peut apparaître révélateur. En 2009 et 2010, Action pour la Famille avait soumis les candidats au scrutin à cinq engagements (promouvoir le mariage entre un homme et une femme, lutter contre toute extension de la loi sur l’avortement, encourager le salaire familial, etc.). La surreprésentation de patronymes nobiliaires (au MR de Donnéa, de Clippele, d’Ursel, au CDH du Bus, de Lobkowicz et de plus plébéiens Destexhe, Delperée et autres Frémault) par rapport à ceux originaires du Maroc (comme le député bruxellois Jamal Ikazban, ou l’échevin carolo Mohammed Fekrioui) ou de Turquie est, pour Zakia Khattabi « la preuve que le débat n’est pas intellectuellement honnête. Il y a un double standard. Que ceux qui ont signé ces propositions-là, tout en réclamant de l’Etat une rigoureuse laïcité le disent. Qu’ils dévoilent leur agenda caché. Parce que chez nous à ECOLO, sur ces questions éthiques, la vision est unanimement progressiste… »

4. Une loi pour forcer ceux qui ne respectent pas la loi à respecter la loi ? Oui, mais…

Inscrire la laïcité dans la loi fondamentale, tout comme adopter des dispositions limitant la liberté de culte, « pourquoi pas ? » se demande Hassan Bousetta, sociologue à l’ULG, ancien sénateur PS et fondateur d’une association, Article 193, qui veut mobiliser les Belges sur un patriotisme constitutionnel. « Mais il ne faut pas que cette laïcité donne l’impression d’être autoritaire, ni qu’elle favorise une confession ou l’autre sous un prétexte de tradition historique ou d’identité profonde… », A ce titre, l’argument selon lequel le meilleur moyen de combattre ceux qui font primer la loi de Dieu sur la loi civile serait de faire voter une autre loi civile peut sembler politiquement audacieux voire juridiquement inutile. Ses promoteurs le contestent bien entendu. « Une fois le principe ancré dans la Constitution, les lois et règlements qui l’appliquent sanctionneront ses infractions en toute sécurité juridique », augure Marc Uyttendaele, s’appuyant en cela sur la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. « En plus de la sécurité juridique, ce que notre revendication met en jeu, dans la société, c’est la protection de la communauté musulmane vis-à-vis de certains radicaux, qui influencent, intimident, et font du chantage, en particulier au près des plus jeunes et des plus faibles. Le fait que, grâce à cette révision constitutionnelle, les lois s’appliqueront infailliblement protégera ceux qui ne veulent pas être soumis à ce chantage. C’est aussi marquer l’ouverture d’un débat de fond sur la capacité démocratique de l’Etat à être le creuset de notre société », ajoute – et conclut – Olivier Maingain.

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