© Debby Termonia

Quand le philosophe Pascal Chabot règle leurs comptes aux géants de la finance et du numérique

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Après avoir ausculté le burnout, l’âge des transitions, la robotisation, le philosophe Pascal Chabot règle leurs comptes, dans son dernier livre (1), aux géants de la finance et du numérique, ces Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui, par leur puissance, échappent aux rapports de force traditionnels. La résistance, pourtant, est possible.

Vous évoquez l’émergence d’ultraforces. Qu’est-ce qui les caractérise ?

La notion de force a profondément changé. Autrefois, les forces ressortissaient à des catégories déterminées. Elles étaient soit techniques, soit psychologiques, soit sociales… Aujourd’hui, on assiste à l’apparition de forces qui sont à la fois techniques, financières, politiques, psychologiques et sociales. Exemple emblématique, Google concerne tous ces domaines. Le préfixe  » ultra  » signale qu’un phénomène est supérieur à la perception humaine, comme un ultrason ou une lumière ultraviolette. Cela signifie que l’humain n’entre pas en rapport avec lui comme il peut le faire avec d’autres phénomènes. En regard de l’être humain, l’ultraforce est disproportionnée. A une des grandes questions contemporaines – quel rapport avoir avec la force ? -, elle répond par un antirapport. On est confronté à cela avec Google ou une banque systémique.

Sans négociation possible avec les ultraforces, il est donc difficile de les contrôler ?

Une de leurs caractéristiques est en effet l’impossibilité de la négociation. Une autre est qu’elles sont clivantes, du verbe  » cliver « , qui vient du néerlandais, notamment du monde des diamantaires, et qui signifie  » ce qui fend en deux en créant deux plans, un ancien et un nouveau « . Ce processus est bien illustré par l’ultraforce du numérique : une série de phénomènes sont subitement déclassés tandis qu’une nouvelle économie se crée…

Vous parlez à propos de Google, Apple, etc. d’abus de puissance plutôt que d’abus de pouvoir.

Les ultraforces ne posent pas une question de pouvoir classique, mais une question plus générale de puissance. On a toujours connu des forces. Mais il faut parvenir à nommer ce nouveau type sans manichéisme. Sans jugement éthique. La numérisation du monde est, à bien des égards, extrêmement positive. Mais, à cause de son énorme puissance, elle est aussi capable de déprédation sociale et de modification parfois très pénible des modes d’existence.

La résistance aux ultraforces n’est-elle pas précisément compliquée par cette ambivalence, du fait qu’elles sont aussi sources de bien-être ?

Les deux références qui nous permettaient de poser un jugement éthique et de nous orienter sont dépassées. D’une part, nous ne pouvons plus nous appuyer sur un modèle hérité de la pensée des Lumières qui nous promettait un progrès toujours émancipateur et fondamentalement positif. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on a observé que le progrès peut avoir des aspects violents et néfastes. D’autre part, la mentalité paranoïaque ou systématiquement dénonciatrice par rapport à l’évolution technologique est, sinon de mauvaise foi, du moins totalement exagérée, puisque dans nos existences, nous jouissons, à l’intérieur du techno- capitalisme occidental, de beaucoup de ses bienfaits. La difficulté est de dépasser ces deux pôles et d’inventer une nouvelle manière de voir.

La connaissance libère

Comment s’opposer aux excès de la force ?

La question est de savoir quel est l’antidote de la force. Philosophiquement, on serait tenté de citer la raison. Ce n’est pas le cas parce que force et raison peuvent très souvent être alliées. Google ou les grandes banques systémiques conjuguent la puissance et la raison, souvent de manière imparable. Le contraire de la force est, à vrai dire, la justice.

Pourquoi citez-vous le populisme dans le rang des ultraforces ?

Plutôt que d’incriminer de manière paranoïaque le système, il m’a semblé intéressant de développer un discours qui pointe ses fragilités et ses souffrances. En fait, le système demande à être soigné plutôt que d’être évacué. Or, on observe que les populismes mettent toujours le doigt là où les pathologies du système sont les plus apparentes, afin de produire un discours général qui vise à en finir avec lui. La puissance des populismes capitalise sur une émotion, une colère, un ressentiment, parfois totalement fondés, mais elle propose des modes d’action disproportionnés.

Vous distinguez chez l’être humain un « moi adapté au système » et un « soi qui existe et qui résiste ». Quel sont leurs rôles par rapport aux ultraforces ?

Dans une précédente étude consacrée au burnout, il m’avait semblé important de comprendre que l’individu est multiple et présente de nombreuses facettes. Si  » le bon petit soldat du système  » peut vivre une épreuve rude comme celle du burnout, coexistent cependant en lui d’autres dimensions. Une attention à la saveur d’exister, à autrui, à la mémoire… ancre la personne dans un milieu et dans des relations qui sont sa plus grande source d’énergie personnelle, le lieu où cela se passe, le  » soi « . On a pourtant tendance à l’oublier. Il faut aussi faire prospérer la grandeur de l’humain. Voilà une source vive de résistance, à partir de laquelle on peut revendiquer une existence digne dans le système.

Comment faire vivre ce « soi » ?

Le  » soi  » est présent dans l’amour, l’amitié, les relations interpersonnelles fortes. Ce n’est pas le  » moi adapté au système  » que l’on aime dans l’autre. Et c’est aussi le rôle de la culture et de l’éducation. Fondamentalement, les enseignants, les puéricultrices déjà, ont en charge de développer cette liberté qui fait qu’un individu dépasse toujours ses assignations. Dans le monde de l’entreprise, c’est par la parole libre que ce  » soi  » peut exister, même si ce n’est pas toujours évident.

Comment faire comprendre aux décideurs qu’il est possible de lutter contre ces ultraforces ?

En faisant prendre conscience qu’il faut ouvrir les  » boîtes noires « . Humains gâtés en Europe, nous sommes entourés de  » boîtes noires  » que nous ne voulons pas voir. Le pétrole que nous mettons dans les réservoirs de nos voitures, nous ne savons pas d’où il vient ni quelles conséquences politiques son exploitation peut entraîner au Koweït ou au Venezuela. Tout ce que nous voulons – en cela, nous sommes uniquement des consommateurs de progrès -, c’est que notre véhicule roule à 160 km/h. Ouvrir la  » boîte noire « , c’est prendre conscience de ce qui permet à notre monde de tenir. C’est déjà l’amorce d’une transition vers un autre type de société. La connaissance libère. L’électronique ou le rapport au pouvoir sont d’autres  » boîtes noires « …

« Distraits de l’ici, nous ne sommes nulle part avec passion », assène Pascal Chabot en parlant de la majorité de personnes qui, dans les lieux publics, interagissent avec leur smartphone.© Maarten De Bouw/ID photo agency

La comparaison est devenue une valeur centrale de l’univers des écrans connectés, écrivez-vous. Avec quelles conséquences ?

Nous vivons dans un monde de comparaison. Il faut la défendre parce qu’elle est d’abord une valeur démocratique. Elle suppose une transparence. Les écrans ont cependant rendu la possibilité de la comparaison beaucoup plus aisée et répandue. Nous pouvons comparer le prix de tel hôtel avec d’autres, la façon dont vit telle ou telle personne. La comparaison est aussi devenue la base d’une économie. Spéculer ne consiste jamais qu’à comparer le prix d’une action avec son montant quelques heures plus tard. Le devenir si frénétique de la comparaison rend l’individu terriblement réceptif à la toile d’araignée où il vit et moins à ses désirs.

Vous avez parlé de l’importance de l’éducation. Comment enseigner à l’époque d’Internet et de Facebook ?

Eduquer et enseigner aujourd’hui, c’est être en concurrence avec des voies de transmission de l’information fabuleuses, Wikipedia, Google… que les enfants fréquentent dès leur plus jeune âge. Ces outils peuvent devenir des adjuvants, pour autant que l’enseignant montre l’importance pour l’individu de la connaissance, du savoir. Même s’ils sont aguerris au numérique, les étudiants sont beaucoup plus perdus que l’on ne le croit dans ce grand océan d’informations. Eux aussi se posent la seule question qui vaille la peine : que vais-je faire de ma vie ? L’enseignant peut, quand les choses se passent bien, créer un pont entre cette interrogation et le flux des informations en proposant des outils. Cette démarche doit être au service de la construction d’une personnalité. Elle est évidemment difficile, mais peut être aussi plus passionnante que lorsque les élèves répétaient et ânonnaient le même texte.

Ne s’agit-il pas en définitive de retrouver des repères ?

En raison de l’accélération du monde, de la multiplication des relations entre l’humain et la machine, de la difficulté d’entendre les discours plus traditionnels des religions et des sagesses, la tâche de construction des repères se révèle plus importante. Pour autant, elle doit toujours être opérée par l’individu. Il ne doit pas y avoir de dogmatisme dans la quête de repères.

(1) Exister, résister. Ce qui dépend de nous, par Pascal Chabot, PUF, 240 p.

Bio Express

1973 : Naissance à Liège, le 23 septembre.

2008 : Chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles (Ihecs).

2013 : Publie Global burn-out (PUF).

2015 : L’Age des transitions (PUF).

2016 : ChatBot le robot (PUF).

2017 Sortie du film Burning out, dans le ventre de l’hôpital, inspiré du livre Global burn-out et réalisé par Jérôme Le Maire.

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