Joachim Pohlmann et Paul Goossens © Franky Verdickt

« Qu’est-ce que ‘Walen buiten’ sinon la variante flamande de ‘Juden raus’? »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Est-ce que Leuven Vlaams était l’apogée de la contreculture des années soixante, ou était-ce une victoire du Mouvement flamand classique? Interrogés par notre confrère de Knack, l’ancien meneur d’étudiants Paul Goossens et le porte-parole de la N-VA, Joachim Pohlmann, ne partagent pas le même avis.

Sous le regard perçant de Paul Goossens, Joachim Pohlmann confesse: oui, il est porte-parole de la N-VA et autrefois, il écrivait les discours de Bart De Wever. Goossens : « Ce métier est impensable pour un soixante-huitard. Vous renoncez à votre autonomie pour un président, vous rendez votre pensée secondaire à la sienne. Je trouve ça une forme de … prostitution intellectuelle. Je ne peux pas utiliser un autre terme. » Pohlmann demeure poli et affable – en tant que fils d’un père autrichien, il est une variante plus jeune de l’intellectuel d’Europe centrale un peu neurasthénique. « C’est la différence entre vous et moi. Vous ne voulez jamais renoncer à votre individualité, moi oui, si c’est nécessaire pour un ensemble plus grand et si cela me permet de faire progresser mes idéaux. » Le ton est donné.

Depuis cinq ans, Bart De Wever et la N-VA disent qu’ils veulent libérer le pays de tout ce qui est socialiste et de gauche. Cette lutte n’est pas seulement engagée contre les syndicats ou contre les partis d’opposition de gauche au parlement, De Wever n’évite pas non plus le choc des idées. En tant qu’historien, l’histoire flamande est pour lui un moyen de voler le pouvoir de la gauche. Ce n’est pas un hasard si fin février la N-VA a organisé un congrès à Louvain pour, cinquante ans après 1968, sortir l’héritage historique de Leuven Vlaams des mains des soixante-huitards, trop progressifs.

Le chef de file de cette génération est donc l’ancien meneur d’étudiants et journaliste Paul Goossens. En avril, l’éditeur Epo publiera ses essais écrits pour le quotidien De Standaard sous le titre « 1968. Het jaar dat niet wil sterven «  (1968. L’année qui ne veut pas mourir).

La N-VA aussi connaît cette histoire. En 2016, le porte-parole Joachim Pohlmann a intégré les événements des années soixante dans son roman « Een unie van het eigen ». Hormis leurs connaissances des années soixante, Goossens et Pohlmann ont également l’adhésion au Katholiek Vlaams Hoogstudenten Verbond (KVHV) en commun. Goossens quitte très vite l’association pour un mouvement dissident de gauche, le Studenten Vakbeweging (SVB). Entre 1966 et 1968, il y dirige les opérations qui mèneront à « Leuven Vlaams ». Au début de ce siècle, Pohlmann fait partie d’une génération de KVHV qui ne comprend pas comment l’héritage des soixante-huitards a pu à ce point mal tourner.

Nos confrères de Knack ont réuni Paul Goossens et Joachim Pohlmann pour un entretien à propos de « 68, Leuven Vlaams » et son influence sur la société flamande d’aujourd’hui.

Monsieur Pohlmann, d’où vient votre fascination pour les actions d’étudiants menées il y a des dizaines d’années? Après aussi, on a protesté et manifesté aux universités.

Joachim Pohlmann: Quelque part, je suis aussi un enfant des années soixante. Comme beaucoup de hippies, ma mère est partie à Katmandu dans les années septante pour y méditer. En 1968, elle était d’ailleurs à Louvain, en première année de kinésithérapie.

Monsieur Goossens, quand vous étiez étudiant, saviez-vous déjà que vous viviez une époque exceptionnelle?

Goossens: Nous savions déjà que nous menions la lutte flamande d’une façon inédite. Déjà en 1966, nous sentions la résistance colossale contre nos actions. Du côté francophone, on a dressé un front formidable contre nous : des cathos, de toute la presse francophone à la Société Générale. Nous l’avions évidemment cherché, avec l’ infâme slogan « Walen buiten ».

Vous avez dit qu’un jour, vous aviez crié vous-même « Walen buiten ».

Goossens: Jamais! Ou peut-être une fois dans un moment d’inattention, tout au début. Évidemment, nous criions « Leuven Vlaams ». Mais « Walen buiten » en 1966, à peine 21 ans après la Libération ? (à Pohlmann) Je sais que vous n’aimez pas les références à la Seconde Guerre mondiale, mais qu’est-ce que ‘Walen buiten’ sinon la variante flamande de ‘Juden raus’?

Pohlmann: C’est ainsi que les francophones l’ont pris en tout cas. À l’époque, le Mouvement flamand se tenait aux slogans classiques de l’ancien temps. Il a mis longtemps à s’en défaire.

Goossens: Ce ne sont pas les étudiants louvanistes qui attisaient ce slogan, mais les bagarreurs paramilitaires du Vlaams Militanten Orde (VMO)! Les leaders du Mouvement flamand n’osaient pas ouvrir leur bouche contre le VMO. Nous si. Quand ils criaient « Walen buiten », nous scandions « Bourgeois buiten ». Ce n’était pas idéal non plus, mais à la guerre comme à la guerre. Entre 1966 et 1968, nous avions donné une définition sociétale à « Leuven Vlaams » qui a fait peur aux leaders du Mouvement flamand traditionnel. Nous disions : « Il n’y a pas que Louvain qui est autoritaire et unitaire. Tout l’état l’est. Il faut que ce soit plus démocratique. » Et ce feu sacré nous a donné le combustible pour faire le forcing autour du « Leuven Vlaams ».

Les étudiants progressifs n’ont-ils pas été utilisés en 1968? À l’époque, le journaliste Manu Ruys écrivait dans De Standaard que la chute du gouvernement avait eu lieu « sur exigence purement flamande par une droite flamande unanime ».

Goossens: Jusque début 1966, c’était ainsi que nous étions considérés, comme des mercenaires d’hommes en coulisses. Il existait traditionnellement un colloque singulier entre les meneurs d’étudiants et les chefs de file politiques du Mouvement flamand. Ces derniers murmuraient aux étudiants ce qu’ils devaient faire : « Vous pouvez demander ceci, ce serait un joli slogan, et maintenant, vous pouvez peut-être un peu manifester. » J’ai découvert alors que les leaders nationalistes flamands étaient des nostalgiques romantiques. L’entrepreneur flamingant Remi Piryns avait même écrit Het gebed voor het Vaderland (Prière pour la patrie). Il faut lire ce texte, c’est pire que le Vlaamse Leeuw.

Pohlmann: Je n’y peux rien, je trouve ça un beau texte.

Goossens: c’est le culte du passé romancé. Piryns qualifie les Flamands de « peuple princier ». Sommes-nous vraiment des princes ?

Pohlmann: Il y a un peu de pathos dans cette chanson, mais c’est permis. Lors des funérailles d’Hugo Schiltz à la cathédrale d’Anvers, j’ai eu les larmes aux yeux en l’entendant. Je ne veux pas manquer de respect à notre hymne officiel, mais De Vlaamse Leeuw n’est pas le chant le plus émouvant et rassembleur créé par le Mouvement flamand. Le texte de Piryns possède la même éloquence que le Wilhemus.

Les étudiants louvanistes préféraient chanter « We shall overcome ».

Pohlmann: C’est le cas. Il est vrai que la lutte pour « Leuven Vlaams » est un point de rupture dans l’histoire du Mouvement flamand. Dès 1970, le Premier ministre Gaston Eyskens déclarait à la Chambre que « l’état unitaire est dépassé ». Qui aurait pu penser cela deux ans auparavant ? Même pas Paul Goossens.

Goossens: Le mois dernier, j’ai compris lors d’un congrès N-VA à Louvain que nous avons contribué à ce que l’homme politique le plus important du pays appelle « un élément constituant de la nation flamande » : la scission de l’université en prélude aux réformes de l’état.

C’est tout de même un joli compliment de la part de Bart De Wever pour la génération de ’68?

Goossens: De Wever y associe un faux diagnostic. Pour lui, « Leuven Vlaams » est de l’eau claire jaillie du pays flamand propre, et il recrache tout ce qui est lié à mai ’68 comme si cela venait d’un étang fangeux. Alors qu’on ne peut séparer « Leuven Vlaams » de 1968. C’est justement suite à l’influence de ’68 qu’on a radicalement manifesté pour « Leuven Vlaams ». Que l’université ait été paralysée pendant trois semaines, qu’il y ait eu des centaines d’étudiants arrêtés et que des milliers d’écoliers aient été en grève, était dû à l’esprit du temps.

Pohlmann: Je suis toujours reconnaissant à votre génération pour l’émancipation générée par le mouvement de protestation. Mais admettez : après les choses ont mal tournée, et pas qu’un peu. Le relativisme qui a suivi les années soixante est allé beaucoup trop loin, alors que ce n’était pas le but des manifestants. Après ’68, la gauche faisait comme si elle avait tout à dire, elle imposait le message progressif à toute la Flandre. Notre congrès à Louvain avait pour but de montrer que c’est là que la situation a mal tourné.

Goossens: C’est tout de même fou que le plus grand parti politique de Flandre estime utile de faire une déclaration solennelle sur mai 68, sans entendre les vues des personnes concernées? Dans une salle de 800 personnes, il y a un type qui a trimé pour la cause louvaniste et qui a même été en prison. Mais on m’a regardé comme un lépreux. Qui a eu la parole? Le politique conservateur néerlandais Thierry Baudet, (lève les yeux au ciel), Benno Barnard, et – vous ne me croirez pas – Mia Doornaert. C’est vraiment fou. L’histoire que j’ai vécue a été falsifiée par la N-VA.

Pohlmann: Ce n’est pas vrai. Nous n’organisions pas de congrès scientifique. C’était à la ville de Louvain ou à l’université de le faire, mais elles n’ont pas osé. Du coup, nous avons donné notre interprétation de ce qui s’est passé en 1968. On ne peut tout de même pas reprocher à un parti politique de raconter son histoire ?

Quels sont vos idéaux, monsieur Pohlmann? Geert Buelens (NLDR : auteur du livre De jaren zestig. Een cultuurgeschiedenis) pose cette question de manière très explicite : « Si vous n’avez plus les idéaux des années soixante, lesquels avez-vous encore ? »

Pohlmann: Je suis d’accord avec Geert Buelens: l’idéalisme des années soixante était digne d’admiration. Mais Donald Trump illustre comment 68 peut mal évoluer. Cet homme n’a aucun principe. Il y a dix ans, il était de gauche, maintenant il est de droite. Aujourd’hui, il tweete tout et son contraire. Il n’a aucune morale digne de ce nom, en dehors du culte du moi. D’après Friedrich Nietzsche, le nihilisme toucherait à sa fin si l’inverse de la vérité n’était plus le mensonge, mais la vérité. Nous en sommes là. Les faits sont devenus l’objet du relativisme. Donald Trump est l’héritier ultime de ’68.

Goossens: Vous avez un regard aussi ambigu sur ’68 que sur les Lumières. Que penser du philosophe préféré de Bart De Wever, Edmund Burke? (prend un florilège de Burke publié par Doorbraak, et s’éclaircit la voix) « La gloire de l’Europe est éteinte à jamais. Jamais, non, jamais nous ne reverrons cette généreuse loyauté envers le rang et envers le sexe, cette soumission fière… »

Pohlmann: (reprend en anglais) « that proud submission, that dignified obedience, that subordination of the heart, which kept alive, even in servitude itself, the spirit of an exalted freedom! » (fier) Je connais ce texte par coeur. Dans ce fragment, Burke décrit le basculement où l’ancien ordre cesse d’exister et où un nouvel ordre révolutionnaire prend le pouvoir. D’où cette eulogie de l’ancien ordre, dont il se rend compte qu’il disparaît.

Goossens: C’est de la soumission pure au conservatisme! C’est une bonne chose que l’ancien régime ait disparu ? Voulez-vous être fièrement soumis ?

Pohlmann: Je me soumets fièrement à l’idée de mon parti, le projet pour lequel je m’engage. Je n’ai pas de problème à renoncer à une partie de moi-même pour me fondre dans un ensemble plus grand.

Bart De Wever accusait les soixante-huitards de « truffer leur discours de slogans « 

Pohlmann: Je pense que c’est de moi qu’il tient cette phrase. (ricane)

Goossens: Enfin, celui qui nous accuse de cela peut-il tenir compte du contexte de la fin des années soixante ? Seulement 21 ans avant la première révolte de 1966 on avait encore entendu « Befehl ist Befehl ». C’est le contexte dans lequel nous opérions. L’autorité était brûlée. Au lieu de nous reprocher d’être anti-autoritaires, il faudrait nous applaudir. Il y avait enfin des étudiants qui ne disaient pas comme Adolf Eichmann : « Le chef a dit. ‘Allez-les gazer’, et donc je le fais aussi. » L’assertion essentielle de mai ’68 n’était pas un slogan calqué sur un mur de la Sorbonne par l’un ou l’autre dingo, mais un cri scandé par des centaines, des milliers d’étudiants : « Nous sommes tous des Juifs allemands ».

L’erreur capitale de Bart De Wever, c’est qu’il ne voit pas le contexte de ’68. On ne peut en dire un mot sensé si on n’a pas lu l’ouvrage sur les années 1960 de Geert Buelens. Il explique bien qu’il n’y a pas eu des révoltes qu’à Louvain, et à Paris, mais partout dans le monde : au Mexique, à Rome, à Prague, à Madrid, à Amsterdam, aux États-Unis, etc. Toujours pour des raisons locales, mais en même temps il y a une chose qui a fait réfléchir et agir dans le monde entier : les images du Vietnam, pour la première fois en direct à la télévision. La colère sur le Vietnam nous faisait descendre dans la rue à Louvain, ainsi que la lâcheté des nationalistes flamands qui osaient défendre les Basques ou les Catalans, mais pas la lutte nationaliste du Vietnam contre les Américains en temps de Guerre froide. Les leaders flamands faisaient dans leur pantalon quand on parlait du Vietnam. Votre De Wever non plus n’a pas consacré un mot au Vietnam, tout comme il ne consacre pas un mot au caractère émancipatoire et européen de mai ’68. Il ne parle que de la Flandre.

Pohlmann: Cette sympathie pour le Vietnam a également mené aux premiers actes de dérive dénoncés par Bart De Wever. Les protestations d’étudiants louvanistes ont rapidement donné « Tout le pouvoir aux ouvriers », devenu le PTB. On peut tout de même qualifier cet engouement pour Staline et Mao de dérive idéologique extrême ? En Allemagne, la situation était encore plus dramatique. Lors de protestations contre le Vietnam en 1968, vos partisans allemands ont même incendié un supermarché.

La N-VA va loin dans la propagation d’un nouveau moralisme. Citons une dernière fois De Wever, un extrait de son essai sur Burke : « En tant que politique, il est grand temps d’oser parler énergiquement de la nécessité de valeurs civiquees telles que l’amitié, la fidélité, la solidarité, le respect, l’honnêteté intellectuelle, le courage, la reconnaissance, et le sens civique pour le développement d’une société harmonieuse. »

Pohlmann: Je veux même ajouter: le sens du devoir et des responsabilités et une certaine discipline. Cette histoire fonctionne auprès de la population flamande : notre parti ne représente pas uniquement l’avant-garde élitaire, ce qu’étaient les soixante-huitards. Nous sommes la voix de la majorité silencieuse.

Goossens: Aujourd’hui, les N-VA ont le pouvoir. Ils sont l’establishment. Il fallait les voir au congrès de la N-VA sur ’68 : tous ces ministres au premier rang, tous emmenés à Louvain dans une voiture avec chauffeur. Mais ça, ils n’aiment pas l’entendre. Chaque parti au pouvoir tente de domestiquer les mouvements anti-autoritaires et d’en faire des animaux de compagnie.

Je l’ai vécu pendant mon service militaire, après avoir été leader étudiant. Le premier soir à la caserne, j’ai vu un portrait du roi Baudouin dans la cantine. Par pur esprit de contrariété, je l’ai mis à l’envers. Le lendemain, le colonel m’a menacé de tribunal militaire. Jusqu’à ce que tout à coup il propose : « Milicien Goossens, si vous dites que vous étiez ivre, on peut laisser tomber cette affaire. » J’ai tenu bon: « Ivre? Moi ? Après trois bières ? En aucun cas. » Il n’en revenait pas. À l’armée belge, il suffit donc de mettre une photo deux centimètres de travers pour déstabiliser tout le système.

Pohlmann: Petit, je rêvais de l’armée. Ma mère m’a convaincu d’attendre un an avant d’aller à l’école des cadets. Elle savait que la puberté frapperait et que l’impulsion disparaîtrait. Je ne regrette pas, mais pour le même prix je serais devenu officier.

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