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Prisons :  » On a perdu la guerre de la drogue « 

Un lourd pavé dans la marre carcérale… Gérard De Coninck a été directeur de prison à Ittre et Lantin, jusqu’en 2008. Dans un ouvrage édifiant (1), il livre un témoignage sans concession sur le monde pénitentiaire.

Vous évoquez beaucoup la drogue dans votre livre. Un problème majeur dans le monde carcéral ?

Gérard De Coninck : Le trafic de drogue est une source de violence considérable entre détenus. Une violence interethnique surtout, entre ressortissants de l’Est et Arabes qui veulent contrôler le marché. Certains chefs surveillants me disent que ces violences sont voulues car les groupes ethniques sont « ghettoïsés » par quartiers. Cela rend la prison invivable. Par ailleurs, des détenus s’endettent pour leur consommation. Leurs familles sont menacées via des relais extérieurs des trafiquants incarcérés. Selon une étude que j’ai menée à Lantin, un détenu sur cinq commence à se droguer lors de son incarcération. On a vraiment perdu la guerre de la drogue en prison. Les tests d’urine ne sont même plus pratiqués car ils coûtent trop cher. Généralement on minimise les chiffres. Pourquoi dire la vérité lorsqu’on peut la cacher ? Je pense que 70 % à 80 % des détenus se droguent…

Comment la drogue passe-t-elle en prison ?

Il y a bien des manières. Dans beaucoup de cas, cela se fait ce que les détenu(e)s appellent le « coffre-fort », soit l’anus ou le vagin. Il y a aussi la technique de la dosette collée sur la poitrine : après s’être fait examiner la cavité buccale, le détenu attrape le sachet en bouche en enlevant son tee-shirt. Lors des visites, certaines familles passent de la drogue, même dans des landaus d’enfants ou les chaises roulantes d’handicapés. J’ai vu une grand-mère de 83 ans qui avait caché un sachet dans son soutien-gorge. Tous les moyens sont bons. Il y a indubitablement une certaine tolérance des surveillants qui affirment que si on retire la drogue des prisons, ça va exploser. Parfois, eux-mêmes pratiquent un trafic. Mais il ne faut pas généraliser.

Beaucoup de détenus souffrent aussi de troubles mentaux, écrivez-vous. Ont-ils leur place en prison ? En France, des études ont montré que 25 % des détenus souffrent de troubles mentaux. Chez nous, il n’y a pas de statistiques, mais on ne doit pas être loin de cette proportion, sans compter les internés qui attendent une place en défense sociale. Cela peut aller – et ce n’est pas rare – jusqu’à des hallucinations : certains détenus voient leur femme entrer dans leur cellule la nuit. Je considère que 90 % des prisonniers n’ont pas leur place en prison : la plupart sont des toxicomanes ou des cas psychiatriques. Beaucoup de magistrats avec qui j’ai des contacts sont d’accord avec moi. Mais on sait que la prison coûte moins cher que l’hôpital psychiatrique…

Quelle est l’utilité des services psycho-sociaux en prison ?

Ils ne font que de l’expertise, c’est-à-dire qu’ils donnent leur avis au directeur pour les demandes de congés ou de libération anticipée. Leur rôle se cantonne à cela. D’ailleurs, ils doivent prévenir le détenu qu’ils ont en face d’eux que la conversation ne sera pas confidentielle… Les détenus se méfient de ce personnel.

Les prisons sont surpeuplées. Comment expliquez-vous que ce problème soit aussi persistant ? Parce que les prisons n’intéressent personne. On y envoie les gens, puis on ne se préoccupe plus de leur sort. C’est du stockage qu’on fait. Rien d’autre. Louer des cellules à Tilburg, aux Pays-Bas, est une hérésie. Cela ne règle rien et coûte très cher, environ 110 millions d’euros par an. On ne parvient pas à donner du travail aux détenus ou à très peu d’entre eux. La surpopulation touche aussi les maisons de peine, pas seulement les maisons d’arrêt. Pour moi, il faut des quotas carcéraux, quitte à prévoir des listes d’attente pour les auteurs de délits mineurs, comme en Norvège ou au Danemark. Pour cela, il faut convaincre les magistrats à évoluer et leur donner une palette de réactions pénales plus imaginative.

Fermer une prison comme veut le faire à Verviers le bourgmestre de la ville, est-ce un bon signal ?

C’est un précédent précieux. Il est indispensable de dénoncer ce genre de situation. Ce qu’a fait le bourgmestre de Verviers, c’est dire que les détenus, mais aussi le personnel pénitentiaire dans ses conditions de travail, méritent une meilleure considération.

De plus en plus de détenus vont à fond de peine. Pourquoi ? Parce qu’ils jugent les conditions d’une libération anticipée trop contraignantes. Ils préfèrent purger deux ou trois ans en plus et sortir sans subir aucun contrôle. Chez ces détenus, le risque de récidive est bien plus grand, parce que ces détenus ne seront pas contrôlés une fois libérés et parce qu’ils auront été abîmés plus longtemps par l’univers carcéral. C’est inquiétant. On sent un désespoir grandissant au sein des établissements. Il y a davantage de révoltes qu’on le dit : des refus collectifs de préau, des débuts d’incendie en cellule, etc.

La loi Dupont de 2005 a-t-elle permis de changer certaines choses en prison ?

Les détenus sont davantage considérés comme des sujets de droit. Il faut le reconnaître. Le changement de mentalité reste cependant très timide. Les textes législatifs ont surtout évolué pour répondre aux recommandations internationales. Sur le terrain, les réalités pénitentiaires ne se sont pas beaucoup améliorées. Le droit de plainte n’a toujours pas été introduit en prison. Evidemment, cette procédure est difficile à mettre en place et requière du personnel supplémentaire. Mais je pense qu’il y a aussi, de la part du personnel pénitentiaire, la peur de « donner trop à des gens qui ne le mérite pas ». Pour certains gardiens, la vie d’un détenu vaut moins que celle d’un individu libre. J’ai entendu un chef surveillant dire des détenus « Tous de la merde ! Tous des singes ! »

Les grèves de gardiens sont fréquentes. Justifié ?

Les conditions en prison peuvent être très dures. Voyez à Verviers. Or les surveillants vivent en prison plus longtemps que la plupart des détenus. Ce n’est pas évident, bien qu’en Belgique, le ratio est de 1,6 surveillant pour deux détenus : c’est deux fois moins en France. Cela dit, les agents pénitentiaires ont un pouvoir de pression trop important. Au moindre problème, ils menacent la direction de sortir. Les syndicats ne font que courir derrière eux et récupérer les mouvements d’humeur. On a perdu le contrôle des surveillants. J’en ai vu souvent qui envoyait le directeur balader… Ce n’est pas normal.

Vous évoquez beaucoup les gardiens dans votre livre. Pas toujours de manière de manière positive… Il y a de tout parmi le personnel des prisons. Je pense que, de manière générale, les surveillants sont moins violents avec les détenus qu’il y a dix ans, car les parquets poursuivent et pourchassent systématiquement ces violences. Pour le reste, il subsiste un problème de recrutement et de formation. Fort heureusement, depuis janvier, celle-ci est passée de trois mois à un an, dont six mois de stage. Et désormais, le diplôme d’humanité supérieure est réclamé, alors qu’avant il ne fallait aucun diplôme. Je crois qu’il faudrait aller plus loin et prévoir deux types de surveillant : des agents-éducateurs, qui aurait davantage un rôle d’écoute et ne serait pas que des porte-clés, et des agents de sécurité qui seraient uniquement affectés au contrôle, voire aussi à l’intervention. C’est vraiment par le personnel qu’on réformera en profondeur le système carcéral et qu’on rattrapera le retard de quatre décennies par rapport au Canada, évoqué par Guy Lemire dans le livre.

Dans la situation actuelle, la réhabilitation du détenu reste un idéal ?

De plus en plus. Il n’y a pas beaucoup de moyens pour aider les détenus à progresser intellectuellement, professionnellement et moralement. Les aumôniers et les conseillers laïcs y parviennent parfois. Quand les détenus sont libérés, ils n’ont souvent rien devant eux. A Liège, j’en ai conduit pas mal dans des centres pour sans abris. Le problème, c’est le système de conventions entre le fédéral et les Communautés, censées s’occuper de la réinsertion sociale des détenus. Peut-être faudrait-il régionaliser les prisons pour simplifier les choses.

En résumé, les prisons sont devenues impossibles à gérer aujourd’hui ?

Si l’on continue à enfermer comme on le fait actuellement, l’ordre en détention sera très difficile à maintenir, avec des conséquences graves pour tous, détenus et personnels pénitentiaires. Que se passe-t-il aujourd’hui en prison ? La population se diversifie. Plus de 40 % des détenus sont étrangers. Des immigrants viennent de tous les pays du monde, ne partagent pas notre culture et ignorent ou feignent d’ignorer plus ou moins nos règles pénales et pénitentiaires. De plus, les malades mentaux et les toxicomanes nécessitent une aide particulière pour laquelle le personnel de base n’est pas formé. Tout cela rend les établissements de plus en plus difficiles à diriger. Or, tous les directeurs savent qu’il n’est pas possible de gérer une prison uniquement par la répression.

Entretien : Thierry Denoël

(1) Etre directeur de prison, Regards croisées entre la Belgique et le Canada, Gérard De Coninck et Guy Lemire, éd. L’Harmattan

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