Laurent de Sutter

« Pourquoi le mot ‘antisémtisme’ est devenu une arme plutôt qu’une description »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Le délire du présent peut prendre toutes les formes. Mais aucune ne semble plus exemplaire que celle entourant l’usage tordu du mot  » antisémitisme  » dans la plupart des discours qui saturent la médiasphère – des réseaux sociaux aux communiqués d’associations.

Que ce mot renvoie à une histoire aussi terrible qu’irrécusable ne semble en effet plus préoccuper grand monde, tant il paraît désormais constituer autre chose qu’un nom : un instrument symbolique pouvant être utilisé à tout bout de champ pour faire taire untel ou untel. Il y a là quelque chose de fascinant : que l’horreur, elle-même indicible, d’un événement historique sans précédent donne lieu à l’imposition d’un silence par le recours au mot qui la désigne – voilà qui constitue pour le moins un geste culotté.

Ces derniers temps, le cinéaste britannique Ken Loach l’a appris à ses dépens, lui qui, pourtant, n’a jamais approché, ni de près ni de loin, ni dans son cinéma ni dans sa vie, la réalité de ce dont le mot  » antisémitisme  » porte la trace. Son seul crime, si l’on peut dire, est d’avoir été bavard sur la situation des habitants de la Palestine, et d’avoir témoigné à l’égard de ceux-ci du minimum de compassion qu’on serait en droit d’attendre de toute personne pas totalement dénuée de coeur. Il faut croire que c’était déjà trop aux yeux de certains qui, par un raisonnement magnifique de chicane, en ont déduit l' » antisémitisme  » du cinéaste en question – non pour le qualifier, mais pour le faire disparaître d’une cérémonie qui lui était destinée. De l’évidence de l’indicible à la volonté de silence, il y a là un renversement qui ne peut que retourner l’estomac, au nom même de tous ceux qui ont été, dans l’histoire plus ou moins récente, les victimes effectives de l' » antisémitisme « , au sens le plus rigoureux du terme.

Alain Badiou et Eric Hazan font partie de ceux qui se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles un tel renversement a pu avoir lieu – pourquoi, en d’autres termes, le mot  » antisémitisme  » est devenue une arme plutôt qu’une description. Dans L’Antisémitisme partout, ils ont tenté de retracer le cheminement progressif du basculement ayant mené à la situation d’extrême sensibilité épidermique qui est aujourd’hui la nôtre, ainsi que de dire en quoi il s’agissait d’un épisode très grave. Car non seulement le recours contemporain à l’accusation d' » antisémitisme  » pèche par l’oubli absolu de son sens même, mais elle aboutit à dissoudre ce qui en reste dans le va-et-vient hystérique des accusations médiatiques sans fondement, l’affaiblissant ainsi sans retour. A moins de conclure, comme on pourrait peut-être le faire (qui sait ?), que nous vivons une époque nazie 2.0, brandir l’accusation d' » antisémitisme  » avec tant de légèreté ne peut qu’aboutir à donner l’impression d’avoir complètement perdu les pédales.

Hélas, il faut croire que, de ce point de vue, la multiplication de l’usage accusatoire du mot  » antisémitisme  » ne fait que rejoindre une tendance forte du présent : celle voulant que les mots puissent servir à faire la justice – et que cette justice puisse être accomplie par soi-même. Cette conception agressive du langage, accompagnant une idée tout aussi agressive et vengeresse de ce que devrait être la sphère publique, bien loin d’autoriser une remise en ordre de ce qui devrait l’être, ne fait que susciter son contraire.

L’Antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, par Alain Badiou et Eric Hazan, La Fabrique éditions, 2011, 80 p.

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