La bibliothèque publique de Renaix, en français sur la façade : marque visible de facilités linguistiques que la majorité communale voudrait effacer. © HATIM KAGHAT

Pourquoi la N-VA agite les millions de la Flandre sous le nez des communes à facilités

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Une façon de les soumettre à la tentation d’une impossible fusion. « Nuts ! » lui répondent les mayeurs, « pas de regrets ». Pas encore.

Elles font partie du paysage depuis plus d’un demi-siècle. Intouchables, jusqu’ici imprenables, déployées le long de la frontière linguistique fixée en 1962. Flamandes, wallonnes ou germanophones, une petite trentaine de communes vivent sous un régime linguistique spécial. Ce petit bijou de pacification communautaire défie le temps, les mutations sociologiques et la lente évaporation de la Belgique, en dépit d’un malentendu jamais aplani.

Les facilités linguistiques gâchent la vue des Flamands très à cheval sur le droit de leur sol. Ceux-là se cassent les dents à vouloir les réduire à néant, à moins de se résoudre à passer sur le corps des francophones. Car ceux-ci soutiennent mordicus que ces facilités coulées dans le marbre de la Loi fondamentale sont inscrites pour ainsi dire pour l’éternité. Dialogue de sourds. Tracasseries et vexations, promenades et manifestations, lamentations et vociférations. On en est là depuis 1962-1963.

Voilà qu’un vent contraire d’un genre nouveau fait mine de se lever sur ce microcosme. Rien d’une bourrasque à ce stade. A peine une brise toute légère localisée sur Ronse/Renaix, une de ces communes pas comme les autres qui défraie rarement la chronique linguistico-communautaire (lire aussi Le Vif/L’Express du 15 février dernier). Dans ce coin de terre de Flandre orientale, on est loin de la périphérie bruxelloise et de ses poussées d’adrénaline. La majorité CD&V, N-VA, Open VLD, Groen aux commandes de cette bourgade de 26 000 âmes s’est pourtant mise à tirer sans sommation sur le régime des facilités. Elle le supporte de moins en moins. Par principe. Par désespoir d’être privée de treize millions d’euros, de quoi réduire la moitié de la dette communale, et par frustration de ne pouvoir bénéficier ainsi de la générosité de sa Région, la Flandre, à cause de ce fichu statut protecteur reconnu à sa minorité  » francophone « .

Toucher à un seul cheveu des facilités reste chasse gardée du pouvoir fédéral

Car le gouvernement Bourgeois II (N-VA, CD&V, Open VLD) réserve une jolie récompense aux communes flamandes qui accepteraient de fusionner. L’équivalent de 500 euros par habitant, en guise d’annulation d’une dette communale. Franchir le pas peut rapporter gros. Sauf pour les communes à statut spécial, que leur état prive de cette latitude et du jackpot qui l’accompagne. Dura lex, sed lex… Toucher à un seul cheveu des facilités reste chasse gardée du pouvoir fédéral, une matière qui relève de la Constitution. Autant dire une affaire d’Etat.

Elections communales en vue, la N-VA s’ébroue. Elle s’est mise à battre la campagne afin d’ameuter l’opinion sur la calamité financière qu’engendre le maintien de ce régime honni et de réclamer qu’il y soit mis légalement fin. Elle s’autorise au passage une petite infidélité à son serment de ne pas ouvrir le frigo communautaire sous l’ère de la suédoise. Même pas peur.

Pas de fusion, pas de millions

Après Renaix, cap a été mis sur Bever/ Biévène et ses 2 205 habitants. Les malheureux : il leur est interdit de s’unir à leurs voisins du Pajottenland et d’être ainsi providentiellement soulagés d’une dette communale d’un million d’euros maximum. La N-VA compatit : basta les facilités, bonjour la prospérité. De quoi j’me mêle.  » Pas de ça chez nous !  » : Luc Deneyer, mayeur CD&V de Biévène, invite les nationalistes flamands, inexistants dans la commune à l’inverse des francophones qui représentent la moitié de ses administrés, à passer leur chemin.  » La situation financière de la commune est bonne, les facilités linguistiques s’y appliquent depuis toujours sans le moindre problème, nous ne sommes pas demandeurs d’une suppression.  »

A quoi bon changer une formule qui gagne, abonde-t-on dans d’autres communes flamandes à facilités aux mains de majorités flamandes. A Mesen/Messines dans le Westhoek, comme à Spiere-Helkijn/Espierres-Helchin entre Courtrai et Tournai, l’appel à la croisade ne recueille qu’un silence assourdissant. Et l’idée de troquer les facilités contre une bourse bien garnie laisse de marbre.  » Quel intérêt à fusionner avec notre voisine, Heuvelland ? Deux pauvres ensemble ne feraient toujours qu’un pauvre « , constate Sandy Evrard (Open VLD), bourgmestre de Messines.  » Nous avons déjà tout ce qu’il faut ici : un zoning industriel de 25 hectares, un casino et même un héliport « , enchaîne Dirk Walraet (L. B.) à la barre d’Helkijn/Espierres depuis trente ans.

La N-VA ne s’est pas (encore) aventurée en périphérie bruxelloise pour pousser sa dernière chansonnette. Autant prêcher dans un désert à Drogenbos, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Kraainem, Wemmel ou Wezembeek-Oppem, là où l’importante présence francophone et étrangère fait tourner les facilités à plein régime.

Pas de fusion, pas de millions ? L’argument porte peu quand les finances communales sont globalement saines et les trésoreries pas trop mal garnies. Alors, céder sur les facilités pour de l’argent flamand : jamais/nooit en périphérie.  » Je vois bien le jeu de la Flandre. Elle pense être suffisamment riche pour arriver un jour à ses fins. Les Flamands sont les rois du chiffre, ils ont toujours tout négocié sur la base de l’argent « , observe Damien Thiéry (MR). Le candidat bourgmestre recalé de Linkebeek ne prend pas forcément la menace à la légère. Jouer sur la corde sensible du portefeuille n’est jamais bon signe. A la longue, l’usager satisfait des facilités peut aussi devenir un contribuable mécontent de lourdes charges communales.

Les flamingants de sortie à Crainhem/Kraainem : les tensions communautaires en périphérie dépassées par le défi de l'internationalisation.
Les flamingants de sortie à Crainhem/Kraainem : les tensions communautaires en périphérie dépassées par le défi de l’internationalisation.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

Les facilités, victimes de discrimination ?

Alignés sur papier, des montants à plusieurs zéros ont de quoi jeter le trouble chez un gestionnaire communal. Bourgmestre de Wemmel, Walter Vansteenkiste, dont la liste flamande d’unité W.E.M.M.E.L. comptait en 2012 un trio de candidats N-VA, a sorti sa calculette. Simple curiosité. Mais elle fait gamberger.  » L’impossibilité de fusionner est financièrement très embêtante. Une fusion soulagerait Wemmel de la moitié de sa dette, soit de 7,5 millions d’euros.  » C’est trop injuste, songe le mayeur.  » Il y a là une forme de discrimination dont sont victimes la commune et ses habitants. Chacun d’entre eux doit supporter une dette de 1000 à 1 200 euros. Je m’interroge : est-ce le décret flamand, en nous privant du bénéfice de la fusion des communes, qui est discriminatoire ou est-ce la Constitution elle-même qui crée cette discrimination ? Au moins, ne pourrions-nous pas obtenir une compensation financière pour le préjudice subi ?  »

En voilà des questions. Pourquoi ne pas les soumettre aux juges intègres de la Cour constitutionnelle, habilités à lever les incertitudes juridiques ? Peu suspect de sympathie pour les facilités linguistiques qu’il veut commencer par supprimer en matière d’enseignement, le renaisien Hendrik Vuye, député fédéral (Vuye & Wouters), professeur de droit public à l’université de Namur et ex- N-VA, fait la moue :  » Je suis très sceptique sur les chances d’aboutir d’une telle démarche. Mais les voies de la Cour constitutionnelle peuvent être imprévisibles.  » Jadis saisie du sort à réserver à l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, la juridiction qui s’appelait encore Cour d’arbitrage avait plongé le monde politique dans une impasse politico-communautaire durant neuf ans.

Le dernier recensement linguistique remonte à 1947. A réorganiser ?

Un constitutionnaliste francophone soucieux de garder l’anonymat prend les paris :  » La Cour constitutionnelle a compris l’embarras créé par la Cour d’arbitrage à propos de BHV. Elle sera extrêmement réticente à se positionner sur le régime des facilités linguistiques, un véritable brûlot. Les juges constitutionnels tiendront compte des conséquences communautaires et financières d’une modification portée à l’architecture globale de notre vivre-ensemble et de la réaction en chaîne qu’elle engendrerait.  » Plusieurs bourgmestres concernés déconseillent vivement de s’en remettre aux magistrats : posée au niveau local, une  » colle  » juridique remonte en haut lieu, se politise, s’envenime et devient incontrôlable.  » Je ne ferai pas cavalier seul « , précise Walter Vansteenkiste.

La page tournée des tensions communautaires

Mais dans les maisons communales de la périphérie, on ne s’empêche pas de cogiter. Pour chasser aussitôt de sinistres pensées. Longue vie aux facilités. Elles restent une valeur sûre, même si l’internationalisation bouleverse les cartes démographiques et pousse à tourner la page de l’obsession flamingante du fransquillon. Brio, Centre néerlandophone d’information, de recherche et de documentation sur Bruxelles et les communes environnantes, vient précisément de confirmer le changement de logiciel qui s’opère dans les esprits, en sondant les attentes des bourgmestres et stakeholders des dix-neuf communes (avec et sans facilités) de la périphérie flamande :  » Nous observons un glissement dans la perception de la diversité, qui n’oppose plus un caractère flamand à un caractère francophone. Les tensions communautaires ne sont plus perçues comme une menace. Le défi est aujourd’hui international. La politique devra sans cesse s’orienter vers l’intégration, et on attend dès lors davantage de souplesse dans la législation linguistique, longtemps considérée dans ces communes comme un instrument contre la francisation.  »

1963-2018 : et si c’était l’heure d’adapter les facilités à leur temps, de dépoussiérer l’outil après cinquante-cinq ans de bons et loyaux services ? Frédéric Petit (MR), mayeur de Wezembeek-Oppem, n’élude pas :  » Le bon sens voudrait qu’on arrive à des communes d’une taille de 20 000 habitants, on n’y échappera pas. Il faudrait clarifier les facilités, les harmoniser et les orienter vers les citoyens et non plus vers les politiques. Pourquoi ne pas introduire l’anglais dans les contacts avec la population ? Il s’emploie déjà au guichet.  » Son collègue de Wemmel, Walter Vansteenkiste, ose la question qui fâche :  » Après plus d’un demi-siècle, ne faudrait-il pas actualiser ce fait accompli en réorganisant un recensement linguistique ?  » Le dernier en date remonte à 1947. Il n’a laissé que de mauvais souvenirs à la Flandre, délestée de Ganshoren, d’Evere et de Berchem-Sainte-Agathe passés dans le giron bruxellois. Allô la N-VA ? Tuut, tuut, tuut.

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