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Pourquoi l’utilisation du prénom a supplanté le patronyme

Le Vif

En quelques décennies, il a supplanté le patronyme : tout le monde s’appelle par son prénom ! En plus d’introduire une familiarité là où il n’en faut pas, il colle une étiquette parfois encombrante… De quoi cette tendance est-elle le signe ?

L’homme moderne n’a pas de nom. Le matin, lorsque, au Starbucks, il commande un caffè latte à  » Jean-Marc  » (c’est écrit sur le tablier vert du serveur), ce dernier s’enquiert de son prénom – mettons : Jules -, pour l’inscrire sur le gobelet blanc : il ne faudrait pas que Jules confonde avec le Frappuccino d' » Elodie « , la cliente d’avant, quand il récupérera son breuvage au comptoir. Au bureau, bien sûr, tout le monde lui donne également du  » Jules « . Son patron, ses collègues, ses collaborateurs… même les courriers commerciaux qui congestionnent sa boîte e-mail font fi de son patronyme :  » Jules, il est encore temps pour la Saint-Valentin !  » le presse  » Enzo de Mediamarkt  » ;  » Jules, nous sommes là pour vous livrer, où que vous soyez ! « , l’implore  » Jeanne de UberEats « . Plus tard, alors qu’il s’engouffre dans l’intérieur cuir d’un VTC rutilant, le chauffeur, qui s’appelle Ryan – oui, c’est écrit sur l’application -, lui demande s’il est bien  » Jules « , car la réservation se fait automatiquement par le prénom. Chez lui, il gourmande ses enfants plantés devant une émission de  » Nagui « , avant de zapper sur un plateau plus branché où le chroniqueur cinéma questionne la môme  » Marion  » sur ce qu’il y a de spécifique, selon elle,  » à travailler avec « Woody » « …

Une mode importée des Etats-Unis avec le management

Avant, il y avait cette expression populaire de bon sens, qui fonctionnait comme un cordon sanitaire : « On n’a pas gardé les cochons ensemble

Qu’est-il arrivé au nom de famille ? Depuis quelques années, il en est réduit à jouer les seconds rôles, évincé par le prénom dans la façon de se présenter aux autres et d’être appréhendé par eux.  » Aujourd’hui, on ne se pense plus comme Dupont mais comme Jean-Claude Dupont « , écrivait le sociologue Jean Carbonnier en 1955.  » Et, en 2017, on se pense comme Jean-Claude « , complète, apocryphe, le chercheur Baptiste Coulmont. Pour ce sociologue de l’université Paris VIII,  » on peut relier la montée en puissance du prénom à « la mode américaine » importée des Etats-Unis en même temps que les règles de management « .

Pourquoi l'utilisation du prénom a supplanté le patronyme
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Dans les années 1970, appeler son collaborateur par son prénom a consacré une disparition des signes extérieurs d’organigramme dans une décontraction qui se voulait moderne et une familiarité qui s’est révélée à double tranchant.  » Au travail, notamment, cette psychologisation à outrance peut se retourner comme un gant dans la haine et le harcèlement, note l’intellectuel Jean-Pierre Le Goff. Avant, il y avait cette expression populaire de bon sens, qui fonctionnait comme un cordon sanitaire : « On n’a pas gardé les cochons ensemble. »  » Pour l’auteur de Malaise dans la démocratie (Stock), l’extension du domaine du prénom est symptomatique de l’époque :  » L’individu s’insère de moins en moins dans une dimension collective institutionnelle. On ne pense plus les rapports que dans un mode dual – deux individus particuliers interagissant avec une forte dimension psychologique et affective. Le nom de famille, lui, renvoyait à une filiation. Une insertion dans une lignée.  »

La relation duale avant toute chose, donc. Et notamment quand il s’agit de mettre en scène ses rapports privilégiés avec untel ou untel. Car désigner quelqu’un de prestigieux par son prénom devant un tiers confère l’aura d’être un intime. Dans certains dîners en ville, il est infiniment plus chic de parler de  » Charles  » que de  » Charles Michel « . De même qu’il est assez snob d’asséner dans une émission que  » Mick  » n’est pas seulement un bon chanteur, mais aussi un danseur extraaaaaordinaire… L’auditeur n’en retiendra pas que Jagger est une bête de scène (il le savait déjà), mais que la personne qui en parle ainsi a l’honneur de compter pour la star.

Désormais, c’est simple, tout le monde semble avoir gardé les porcins ensemble : les animateurs de télévision, les participants aux jeux télévisés, les polémistes, les artistes, les hommes politiques… Il n’y avait qu’à voir les prétendants à la primaire de la droite en France se donner du  » François « , du  » Alain  » et du  » Nicolas  » lors des débats télévisés…

 » Dans la société du XIXe siècle, seuls les domestiques étaient désignés par leur prénom. Comme la fameuse Mariette, chez Balzac « , note Baptiste Coulmont. Si aujourd’hui, l’usage asymétrique du petit nom continue, parfois, de marquer un mépris de classe, il peut aussi signer une condescendance de genre. On désigne par exemple plus volontiers les femmes politiques par leur prénom, Laurette, Joëlle, Liesbeth…, que leurs homologues détenteurs d’un chromosome Y.

 » Le prénom fait passer des messages en contrebande  »

« Lorsqu’il contemple les statistiques, Kevin pense amèrement qu’il n’a été qu’un épiphéne le Rubik’s Cube ou les disques de Jordy » Dans La Revanche de Kevin, d’Iegor Gran

Aujourd’hui, les géniteurs peuvent laisser libre cours à leur inspiration et à leurs aspirations, et le prénom renseigne encore plus qu’hier. Sur la génération, l’origine sociale, culturelle…  » Le prénom, c’est une façon de faire passer des messages en contrebande, notamment dans la publicité « , constate Baptiste Coulmont. Sophie, de chez Neckermann, M. Marc de Carrefour Market… tous ces petits noms ne sont bien sûr pas choisis au hasard. Et dans les call-centers, il est courant de rebaptiser – c’est le cas de le dire – le technicien marocain ou la commerciale tunisienne en  » Thomas  » ou en  » Léa « …

Parfois, le prénom a été l’objet d’un tel engouement auprès d’une catégorie de population qu’il en devient antonomase, c’est-à-dire un nom commun. Une  » Marie-Chantal  » désigne, par exemple, une femme de la haute bourgeoisie catholique ; un  » Ronny « , à Bruxelles stigmatise un  » beauf « … Dans La Revanche de Kevin, un roman réjouissant paru chez POL, en 2015, Iegor Gran met en scène un jeune et brillant informaticien travaillant à Radio France – le Vatican des cultivés – qui a développé un bien cruel hobby : échafauder d’humiliants stratagèmes pour se venger de son prénom de  » prolo  » sur de petits marquis germanopratins.  » Lorsqu’il contemple les statistiques, Kevin pense amèrement qu’il n’a été qu’un épiphénomène, comme le Rubik’s Cube ou les disques de Jordy « , écrit Iegor Gran. Une tocade parentale qui le complexe, le catalogue et le cape.  » Je connais ma place, fait dire l’auteur à son cafardeux protagoniste. Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être un intellectuel. Il peut être prof de muscu, vendeur d’imprimantes, gérant de supérette, mais intellectuel, impossible. Par son prénom même, Kevin indique une extraction bassement populaire. Une déficience de culture dans sa famille qui ne manquera pas de rejaillir sur lui, le moment venu, généralement au milieu du collège.  »

Pour couper l’étiquette, ou s’en donner une autre, 1 050 Belges ont demandé l’autorisation de changer de prénom auprès de l’état civil en 2016, un record (trois fois plus qu’il y a vingt ans). Changer de prénom. C’est peut-être l’étape ultime de la  » désaffiliation  » dont parle Jean-Pierre Le Goff. Car si l’effacement progressif du patronyme dans les interactions sociales coupe l’individu de sa généalogie, le changement de prénom lui permet de larguer les amarres de l’héritage symbolique qu’ont voulu lui transmettre ses parents. L’homme sans patronyme et au prénom changé serait-il la variation Sapiens sapiens du couteau sans manche dont ne manquerait que la lame ? Voilà encore de quoi se faire de la bile… Bill !

Par Anne Rosencher. Illustrations : Stephen Collins.

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