Couvé du regard par le CVP Wilfried Martens, Hugo Schiltz, président de la VU, signe le pacte communautaire d'Egmont. Le voilà traître à la cause nationaliste flamande. Bart De Wever s'est juré d'éviter cette épreuve. © BELGAIMAGE

Pourquoi Egmont hante De Wever

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Voici quarante ans, par un joli mois de mai, la Belgique frise le big bang communautaire. Une bronca flamingante torpille le pari fou et saborde au passage la famille nationaliste flamande. Le « syndrome Egmont » poursuit Bart De Wever.

La Belgique de papa est morte un beau jour de février 1970. Morte mais pas enterrée. Avant de songer à la mise en terre, il convient de démembrer dignement la dépouille. Autour de la table de dissection, francophones et Flamands affûtent les couteaux. Le partage des restes s’annonce délicat, sinon sanglant.

Printemps 1977, c’est le moment, c’est l’instant. Des élections législatives viennent de sourire aux socialistes et aux sociaux-chrétiens. En mettant la Volksunie et le FDF dans le coup, s’ouvre une constellation politique éminemment favorable à l’ouverture d’un chantier communautaire d’envergure. Carrément pharaonique.

Action. Le 9 mai, six présidents de parti enfilent gants et tabliers. Le palais d’Egmont, à Bruxelles, fera office de bloc opératoire. Le courage politique est là, la volonté d’aboutir aussi. Que demander de plus ? Une fumée blanche. Elle s’échappe d’un des locaux les plus exigus et les plus sombres du palais, dès la nuit du 23 au 24 mai.

Le pacte d’Egmont porte délicatement sur les fonts baptismaux une Belgique ressuscitée. Elle ne s’appelle pas encore fédérale mais elle en affiche tous les contours. La chirurgie lourde qui lui est appliquée la rend méconnaissable : trois Communautés, trois Régions, un transfert considérable de compétences, la limitation de Bruxelles à dix-neuf communes, une protection garantie aux Flamands de la capitale, la scission de la circonscription électorale de Bruxelles-Hal- Vilvorde, une réforme du Sénat, la liquidation des provinces.

Leo Tindemans, Premier ministre CVP, rend son tablier avec fracas à la Chambre. L'accord communautaire est mort-né, le
Leo Tindemans, Premier ministre CVP, rend son tablier avec fracas à la Chambre. L’accord communautaire est mort-né, le « syndrome Egmont » prend racine.© belgaimage

Van Rompuy :  » Ce pacte était mauvais pour la stabilité du pays  »

 » Nous avions réalisé l’impossible « , se souviendra après coup Wilfried Martens, qui préside alors le CVP. L’euphorie domine, à la sortie de la salle d’op. Plus rien ne s’oppose à ce qu’un CVP rempile à la tête d’un gouvernement. La perspective de prolonger au 16 rue de la Loi met Leo Tindemans d’excellente humeur. Au point qu’il tient à régler la note du resto où la direction du parti fête l’événement. Ce petit monde joyeusement attablé ne se doute pas qu’il va lourdement payer l’addition.

Car en Flandre, c’est plutôt la consternation. On s’y effraie du prix à payer pour l’autonomie conquise, on s’y indigne du privilège concédé aux francophones de treize communes de la périphérie bruxelloise : ceux-là auront le droit, quoique limité à vingt ans pour sept communes flamandes sans facilités linguistiques, d’élire leur domicile administratif dans une commune bruxelloise, avec les droits fiscaux ou judiciaires afférents. Autant leur offrir un royal sauf-conduit pour continuer à voter dans la capitale et y faire le bonheur électoral du FDF.

Trop is te veel. Le Mouvement flamand monte aux barricades, l’influente presse du nord monte dans les tours et les jeunes CVP montent en puissance. A leur tête, un nouveau président de 28 ans, nommé Eric Van Rompuy, nourrit la contestation au sein de son parti :  » Ce pacte était mauvais pour la stabilité du pays. Il signifiait un élargissement des facilités linguistiques en périphérie et accordait un pouvoir disproportionné à Bruxelles où le FDF était à l’époque presque majoritaire « , persiste et signe l’actuel député fédéral CD&V.

Philippe Moureaux (PS) :
Philippe Moureaux (PS) :  » J’ai été le témoin d’un lent étouffement, pénible à vivre. »© Hatim Kaghat pour Le Vif/L’Express.

Le grand dessein a du plomb dans l’aile.  » Les francophones commettent une grave erreur en sortant des négociations : ils triomphent « , se souvient Philippe Moureaux (PS), 38 ans à l’époque, qui évoluait dans les parages immédiats de l’oeil du cyclone communautaire.

Fâcheux contretemps, la Belgique reconfigurée claudique. Un retour sur le billard s’impose. Direction le château plus intimiste du Stuyvenberg, préféré à l’austère palais d’Egmont. Vingt-trois séances de bistouri plus tard, le patient ressort toiletté, au début de 1978. Il reste au gouvernement à ficeler juridiquement cette  » tentative grandiose de construire un Etat moderne « , dixit Tindemans.

Le Conseil d’Etat partage modérément cet avis. Les juristes sont au moins formels sur un point capital : toucher à la Constitution sera un passage obligé de l’opération. Ce qui étalera le chantier institutionnel sur huit ans au bas mot. Une éternité.

Et vogue la galère. Tindemans devient le maillon faible de la chaîne. Il subit plus qu’il n’adhère à ce pacte Egmont-Stuyvenberg qu’il n’a pas négocié.  » Il s’en déclarait le notaire, sans chercher à le défendre « , poursuit Philippe Moureaux. Et le notaire a des scrupules. Surtout, il est agacé par le manège des six  » belles-mères  » qui le couvent, ces présidents de parti signataires du pacte qui ne savent pas cacher leur joie. » Nous avions l’impression d’être les créateurs d’une nouvelle Belgique, nous étions conscients d’avoir pris des risques politiques énormes. Nous nous entendions très bien. Nous nous racontions nos vies. Nous nous faisions des blagues « , témoignera Wilfried Martens.

Tindemans, lui, ne trouve pas ça drôle. Le Premier ministre vit cet état de grâce comme le joug d’une junte des présidents.  » Ils ne cessaient de se voir sans moi. Et surtout, ils voulaient déterminer la ligne de conduite du gouvernement.  » Sa résistance, qui a largement gagné les rangs du CVP et de la VU, ne fait que conforter les flamingants rebelles à l’accord. Eric Van Rompuy n’est pas le dernier à battre le rappel :  » Cools pour le PS et Antoinette Spaak pour le FDF demandaient à la direction du CVP de me faire taire. Je jouais mon rôle de président des jeunes CVP : oui, les Flamands devaient se montrer arrogants sur ce dossier.  »

Le mouvement flamand aux barricades : le pacte d'Egmont ne passera pas.
Le mouvement flamand aux barricades : le pacte d’Egmont ne passera pas.© Belgaimage

Moureaux :  » Jamais la confiance entre nord et sud ne reviendra totalement  »

Philippe Moureaux apprend vite à voir le mal partout :  » Derrière tout cela, se cachait un calcul plus sordide : une partie du CVP a bien compris que la VU s’était fort mouillée dans cette affaire et qu’il y avait moyen de la saborder. Le secrétaire d’Etat CVP chargé de mettre en oeuvre le pacte était un ultraflamingant opposé à l’accord communautaire. J’ai alors été le témoin d’un lent étouffement, pénible à vivre.  »

De la mauvaise volonté au soupçon de haute trahison, le pas est vite franchi. A bout de patience, les présidents de parti demandent des comptes au Premier ministre au Parlement. La riposte est à la hauteur de l’affront. Le 11 octobre 1978, Tindemans stupéfie la Chambre :  » La Constitution n’est pas un chiffon de papier. Après les injures, les insultes, les attaques en règle dont j’ai été l’objet, je déclare qu’il n’y a plus pour moi qu’une solution : je quitte cette tribune et je remets ma démission au Roi.  »

Rideau sur un acte manqué. Le moment du sabordage est particulièrement mal choisi. Le pays s’enfonce dans l’instabilité gouvernementale et le chaos communautaire, alors qu’une crise économique d’une rare violence est à ses portes, que l’Etat perd la boule sur le plan budgétaire et fait connaissance avec une dette publique à la veille d’une ascension fulgurante.

Chacun dans son coin va noyer son chagrin.  » Ce pacte était un énorme pas en avant. Avec du temps, de la patience et du dévouement, nous aurions pu corriger ses imperfections « , dira Wilfried Martens. Chacun ressasse tant d’infortune :  » Si on avait exécuté le pacte d’Egmont, BHV serait scindé depuis longtemps, le droit d’inscription serait largement éteint et nous serions débarrassés d’une grande partie de la charge que nous traînons toujours « , martèlera Jean-Luc Dehaene (CD&V) en revenant sur ce naufrage en 2009, alors que le pays vit une énième impasse communautaire.

Dans le feu de l’action, les nationalistes flamands sont les plus à plaindre. La Volksunie paie au prix fort la main courageusement tendue aux francophones, au FDF en tête. Son président Hugo Schiltz cruellement désavoué, c’est Vic Anciaux, secrétaire d’Etat dans le gouvernement Tindemans, qui reprend les rênes d’un parti en pleine déconfiture. L’octogénaire bruxellois revient sur ce douloureux souvenir :  » La direction du parti regrettait de voir qu’une fédéralisation partielle du pays était rendue impossible par la mauvaise volonté mise à une coopération respectueuse par-delà la frontière linguistique. Le rejet total du pacte d’Egmont était à nos yeux une erreur fatale.  »

Le clash fait tomber les masques dans la mouvance flamingante. Les plus radicaux cherchent dans un nouveau parti, le Vlaams Blok, de quoi assouvir leur rêve d’une indépendance flamande à conquérir sans compromis ni compromissions.

Bart De Wever connaîtra-t-il son  » Egmont-moment  » ?

Eric Van Rompuy, président des jeunes CVP en 1977 :
Eric Van Rompuy, président des jeunes CVP en 1977 : « Ce pacte accordait un pouvoir disproportionné à Bruxelles et au FDF. Les Flamands devaient se montrer arrogants sur ce dossier. »© PHOTO NEWS

Egmont est le premier gros clou enfoncé dans le cercueil de la VU. Qui va porter sa croix jusqu’au trépas, en 2001. Les sociaux-chrétiens flamands ne l’emporteront pas au paradis. Une lente descente aux enfers les attend, eux aussi. Et dans l’aventure, le pays perd sa dernière famille politique unitaire : les socialistes du nord et du sud divorcent.

C’est dire si l’échec fait du dégât.  » Cet échec est flamand « , prétendra Jean-Luc Dehaene. Il reste traumatisant parmi les flamingants. Quarante ans plus tard, la dissidence Vuye-Wouters au sein de la N-VA a suffi pour qu’au nord du pays, la question qui tue ressurgisse : et si Bart De Wever vivait son  » Egmont-moment  » ?

Le héraut d’une Flandre majeure et vaccinée portait encore des culottes courtes en 1977. Mais l’historien a ensuite potassé le sujet. Et quand il redit sa façon de penser une Belgique confédérale, il jure, pour y parvenir, de  » ne plus s’enfermer dans un château pour ressortir les mains vides quelques mois plus tard.  »

Francophones et flamands, eux, se sont quittés durablement fâchés.  » La frustration des francophones était énorme, ils avaient le sentiment de s’être fait profondément roulés. Jamais la confiance entre le nord et le sud du pays ne reviendra totalement « , prolonge Philippe Moureaux.

On apprend toujours de ses échecs.  » Les réformes de l’Etat qui ont suivi seront saucissonnées afin de les rendre plus digestes et politiquement plus gérables « , observe le politologue Bart Maddens (KUL). Reconfigurer le logiciel institutionnel belge prendra du temps. Et coûtera beaucoup d’argent. Egmont-Stuyvenberg, le pacte mort-né d’un excès d’ambition, aura servi d’amère leçon.

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