Carte blanche

Pourquoi Caterpillar quitte-t-il Gosselies ?

Le licenciement massif du personnel de l’entreprise Caterpillar à Gosselies est un véritable drame social tant pour les familles des 2.200 employés concernés que pour plusieurs milliers d’autres familles de personnes employées par les sous-traitants.

Par Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol et David Clarinval, député fédéral MR, président de la Commission Droit Commercial et membre de la Commission des Affaires Sociales à la Chambre – Coauteurs de « Fiasco Energétique », Texquis, 2014

Ces derniers jours, beaucoup de choses ont été dites et écrites. D’abord, pour déplorer, très légitimement, la situation pénible et imméritée dans laquelle se trouvent catapultés ces travailleurs et, ensuite, plus pragmatiquement, pour avancer diverses pistes de solution.

Rares furent les réactions de ceux qui s’interrogèrent sérieusement sur les raisons de ce licenciement. Pourtant, si l’on veut éviter que de pareils drames se reproduisent, il importe au plus haut point d’identifier très précisément ces raisons. C’est même un devoir moral pour quiconque exerce des responsabilités dans ce pays.

Faute d’étudier le dossier, il est évidemment tentant de recourir aux explications toutes faites. Elles ne manquent pas. Et ce dans tous les camps. Si l’on est situé idéologiquement à gauche, on dénoncera, par exemple, la volonté des entreprises de délocaliser pour réduire le coût salarial. Mais, en ce cas, pourquoi avoir investi en premier lieu en Belgique dans un centre de production gigantesque ? Pourquoi se priver de travailleurs hautement qualifiés et particulièrement motivés ? Si l’on est plutôt libéral, on peut, intuitivement, être tenté d’affirmer que la pression fiscale excessive, le handicap salarial, la lutte syndicale, etc., sont à l’origine de la décision de fermer l’outil. Mais, en ce cas, pourquoi relocaliser partiellement celui-ci à Grenoble chez nos voisins français qui taxent et se syndicalisent avec le même zèle collectiviste que dans le Sud de notre pays ?

Certes, ces lectures ne sont pas totalement dénuées de fondement. Mais elles omettent un élément important dans l’analyse. Sans nous prononcer ici sur quantité d’autres aspects de ce dossier complexe, il faut souligner qu’il existe, en l’occurrence, une cause déterminante à la fermeture du site. Et cette cause, ce sont les syndicats qui nous la donnent. Auditionnés en Commission des Affaires Sociales mardi passé à la Chambre des Représentants, ils ont expliqué que Caterpillar-Gosselies a fermé en raison de normes écologiques trop contraignantes.

Selon Jean-Marie Hoslet, secrétaire provincial CSC, le site de Gosselies a fermé en raison d’une diminution de volume de travail de 40%. Pour quelle raison ? Parce que Gosselies a perdu ses marchés africains et moyen-orientaux qui étaient ses clients traditionnels. Pourquoi ? En raison d’une erreur stratégique de la direction qui a décidé, il y a quelques années, d’axer la production belge sur les engins les plus en pointe en matière de norme environnementale afin de satisfaire aux normes environnementales non contraignantes (TIER IV). Le problème, c’est que ces normes, extrêmement exigeantes, ont fait significativement grimper les prix de ces engins. Les clients africains et moyen-orientaux vivent dans des pays où ces normes ne sont pas applicables, des pays qui, plus précisément, ne peuvent se payer le luxe d’adopter des normes environnementales aussi déraisonnables. Du coup, ils se sont tournés soit vers des modèles Caterpillar fabriqués ailleurs soit vers la concurrence qui vend des machines au prix qu’ils avaient l’habitude de payer à Caterpillar. Tous les syndicats présents en commission parlementaire partageaient cette analyse.

Après une lourde restructuration occasionnant le licenciement de quelque 1.400 employés en 2013, la direction de Gosselies avait adopté des mesures de flexibilité et fixé des objectifs. Grâce à la détermination des travailleurs, ces derniers ont été pratiquement tous honorés. A l’exception notable du l’objectif de maintien du volume d’activités. Quand votre carnet de commandes chute de près de moitié, même si les autres indicateurs sont au vert, vous vous retrouvez évidemment dans une situation intenable. Pourquoi la direction a-t-elle pris cette décision désastreuse de production d’engins onéreux ? Nous l’ignorons. Peut-être pensait-elle que ces normes seraient rendues obligatoires plus tard et qu’elle prendrait ainsi de l’avance sur ses concurrents. Peut-être a-t-elle sous-estimé l’augmentation des frais fixes. Peut-être – hypothèse plus machiavélique – cherchait-elle un prétexte pour liquider l’outil en raison de la contraction de ses activités au niveau mondial. Nous ne pouvons que spéculer. A cet égard, il est regrettable que la direction n’ait pas désiré venir éclaircir la situation sur ce point en commission ce jeudi.

Quoi qu’il en soit, ces réalités – aujourd’hui perdues de vue – étaient pourtant connues et dénoncées il y a plusieurs années. Le 4 mars 2013, le JT de la RTBF consacrait un sujet de deux minutes à l’analyse de syndicalistes de Caterpillar qui dénonçaient déjà le danger que ces normes environnementales trop strictes faisaient courir à leur activité. Les normes TIER IV sont américaines, mais, en dépit d’une dénomination distincte, elles sont similaires aux normes européennes STAGE IV. Des normes STAGE V, encore plus exigeantes, sont d’ailleurs en préparation. Dans le même sujet télévisé de 2013, Paul Nihoul, professeur de droit européen de la concurrence à l’UCL, résumait ainsi l’atteinte portée à la compétitivité : « si vous avez des normes plus sévères que celles qui sont applicables ailleurs, logiquement, tous les acteurs ne sont plus sur la même ligne de départ (…). Vous ne pouvez pas organiser un 100 mètres avec une personne qui marche normalement, une personne qui n’a plus qu’une jambe, une personne qui n’a plus de jambes du tout. Ce n’est pas possible ».

Malheureusement, cette fâcheuse situation ne se limite pas aux seuls engins de génie civil. Elle s’inscrit dans un problème plus global au sein de l’Union européenne qui, depuis plusieurs années, adopte des normes environnementales anti-économiques. Une autre illustration de ce phénomène nous est donnée avec les lampes halogènes. Elles devaient être interdites à partir du 1erseptembre 2016 au profit des lampes LED dont l’empreinte carbone est moins élevée. En avril dernier, les Etats membres ont décidé de les prolonger jusqu’au 1erseptembre 2018. Pourquoi ? Car la Commission a réalisé que, faute de laisser au secteur le temps de se retourner, cet objectif trop ambitieux allait coûter quelque 7.000 emplois dans l’Union européenne et pénaliser tous les pays à bas revenus.

Ces dernières décennies, les normes environnementales sont devenues de plus en plus exigeantes. Et c’est une excellente chose car cela signifie que, passé un certain stade d’industrialisation, une société prospère parvient, comme le prouve la courbe environnementale de Kuznets, à faire reculer drastiquement la pollution grâce aux progrès scientifiques et technologiques et à la prospérité qui rend ces progrès possibles. La quasi-totalité des indicateurs environnementaux confirment que le monde occidental est beaucoup moins pollué qu’il y a quelques décennies.

L’empressement à adopter des normes environnementales économiquement impayables conduit à des désastres sociaux, comme celui de Caterpillar

Néanmoins – et ce point est tout à fait fondamental – il faut toujours veiller à ce que l’élévation des exigences de ces normes se fasse au même rythme que le développement économique de la société en question. Faute de quoi, ces normes freinent voire tuent – comme c’est en l’occurrence le cas à Gosselies – cette même activité économique qui, précisément, permet de financer cette lutte contre la pollution. En résumé, l’empressement à adopter des normes environnementales économiquement impayables conduit non seulement à des désastres sociaux, mais conduit, in fine, à tarir la source de financement des politiques environnementales. C’est l’une des thèses majeures de « Fiasco Energétique. Le gaspillage écologiste des ressources », l’ouvrage que nous avons tous deux cosigné il y a deux ans : ainsi que nous tentions de le prouver de manière documentée, le dogmatisme écologique est anti-social, anti-économique et, même – cruel paradoxe -, anti-environnemental. Bref, il n’est pas « durable ».

La solution ne consiste pas à imposer à tous les pays du monde, à supposer même que ce soit possible, des normes trop contraignantes (on ne résout pas le problème du 100 mètres en coupant les deux jambes à tous les participants), mais à les adopter graduellement en fonction de la croissance. L’écologiste dogmatique perçoit la pollution comme un mal à éradiquer sur-le-champ, peu importe les conséquences. En réalité, la réduction de la pollution doit être perçue économiquement : c’est-à-dire comme un bien social qui peut être obtenu technologiquement de façon progressive, en veillant à ne pas gripper ce qui en est le moteur, c’est-à-dire la croissance économique. C’est le propre d’une écologie libérale, c’est-à-dire une écologie pragmatique, responsable et progressiste.

Nous sommes face à un gâchis monumental : plusieurs milliers de travailleurs qualifiés ont perdu leur emploi en raison d’une erreur du management, elle-même rendue possible parce qu’en diverses enceintes, on fait fréquemment passer la politique environnementale au-dessus de toute autre considération. On oublie souvent que, derrière ces pourcentages et ces objectifs négociés politiquement, il y a des hommes et des femmes qui travaillent. Nous devons retrouver le chemin d’un équilibre entre l’exigence environnementale et l’exigence économique. Faute de quoi Caterpillar ne sera que le premier d’une longue succession de drames sociaux.

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