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Pour Pierre Kroll, « députés et ministres (sont) une race à part »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Vingt-cinq années passées à scruter la vie politique belge ont fait du caricaturiste le chroniqueur officiel du royaume. Il en a tiré la conclusion que les élus ne sont pas des êtres humains comme les autres. Ce qui ne l’empêche pas de participer à un nouveau think tank avec… des politiques.

Le Vif/L’Express : En 1982 et 1983, alors que Liège était la première grande ville d’Europe où les Verts participaient au pouvoir, vous avez été le collaborateur d’un échevin Ecolo, Raymond Yans. Cette expérience vous a dessillé sur la dureté du combat politique?

> Pierre Kroll : Complètement. Quand j’étudiais l’architecture à La Cambre, mon prof de sociologie disait : « Pour comprendre le pays, vous devez savoir qu’un fonctionnaire, ça fonctionne, et qu’un homme politique, ça s’occupe d’être réélu. » Eh bien, c’est la réalité. Je n’ai pas trouvé ce monde-là pourri, mais j’ai vu ses règles de fonctionnement. Il faut d’abord être réélu, tirer la couverture à soi, anticiper les coups tordus. Depuis lors, des débats, j’en ai vu mille. Et j’ai remarqué ceci : jamais un mandataire politique ne vient au secours d’un de ses collègues en difficulté. Même s’ils font partie de la même majorité.

Cette cruauté inhérente à la politique, elle vous effraie, elle vous fascine ?

> J’ai compris au fil du temps que tous ces députés, ces ministres, ne sont pas et ne seront jamais comme nous. C’est une race à part. Un peu comme le cinéaste Jaco Van Dormael décrivait les trisomiques. Dieu a créé le monde pendant sept jours, et le huitième jour, il s’est occupé des trisomiques… Les politiques, c’est un peu la même chose. Ils savent que, de toute façon, ils seront critiqués, et que, de toute façon, ils seront aimés par leurs supporters. Ils ont toujours une intention cachée, une médiocrité, une petitesse qu’ils planquent quelque part…

Vous oseriez, vous, comme Olivier Chastel en 2011, être pharmacien de formation, et devenir tout à coup ministre de la Coopération au développement et aller discuter avec Kabila au Congo ? Moi, je n’oserais pas. Je ne peux pas prendre une responsabilité pareille. Je n’y connais rien. Mais eux, ils le font. Leurs vies les obligent à obéir, à mentir, à tricher avec eux-mêmes. Dans un but louable, peut-être. Mais ça les rend vraiment différents de nous.

Après vos études, vous avez travaillé brièvement comme architecte. Cela ne vous frustre pas de passer aujourd’hui votre vie à dessiner Elio Di Rupo et Bart De Wever, plutôt que les plans d’un grand musée ?

> Des frustrations, on en a tous. Je passe sur celles de ne pas avoir été coureur cycliste et de ne pas être sorti avec Sophie Marceau. Parfois, ce qui me frustre, c’est le fait que le dessin de presse soit considéré comme un genre subalterne, pas vraiment pris au sérieux. Même quand tu es connu de plein de gens, personne ne te parle de la manière dont tu dessines, de la réflexion qui se trouve derrière. C’est pour cette raison que cela me touche quand des dessinateurs reconnus me disent qu’ils apprécient mon travail.

Je pense à Marcel Marlier, le créateur de Martine, décédé en 2011. Certaines de ses images m’ont frappé pour toujours. Dans Martine petite maman, elle pend son linge, qui flotte dans le vent. Rien que par le bleu du ciel, on ressent le temps qu’il fait. Je ne suis pas fan de trucs aussi léchés, mais je suis sensible à une espèce de perfection du dessin. Marcel Marlier était un prof de dessin dans l’âme, d’un perfectionnisme rare. Il procédait à 300 essais avant de dessiner Martine qui tombe de vélo. Je l’ai rencontré peu avant sa mort. Ce vieux monsieur m’a pris dans les bras en me disant qu’il admirait deux dessinateurs : François Boucq, un auteur de BD au style complètement différent du mien, et moi. Cela le stupéfiait que je puisse dessiner en direct à la télé, et qu’en trois traits, on reconnaisse José Happart. Je suis rentré en pleurant dans ma voiture.

Vous avez acquis une dimension qui dépasse le métier de caricaturiste. Comme si vous étiez le chroniqueur officiel de la vie quotidienne en Belgique francophone. C’est grisant ?

> Ce qui est vrai, c’est que j’ai un taux de pénétration dans la population wallonne assez impressionnant. Rares sont les habitants qui ne sont pas en contact avec moi, d’une façon ou d’une autre. Et à partir de mes petits dessins, ça déborde. Trente ans à observer la vie politique et sociale, ça donne une certaine vision des choses, même si je ne suis expert de rien.

Récemment, le ministre Jean-Pascal Labille m’a invité à participer à un groupe de réflexion sur la crise de l’Europe, de la finance, de la politique, qui est aussi une crise des valeurs, du vivre-ensemble. A ce stade, il n’y a eu qu’une seule réunion avec les dix fondateurs, parmi lesquels Philippe Maystadt, Guy Verhofstadt, Philippe Busquin et Eric Domb. Le nom choisi au départ, c’était Esprit de Cordoue, en référence à l’harmonie qui a existé entre juifs, chrétiens et musulmans en Andalousie, au Moyen-Age. Moi, ça me faisait penser à une marque de maroquinerie… Pour finir, l’association s’appellera « Ceci n’est pas une crise ».

Pour signifier que la crise que nous traversons n’a rien à voir avec les précédentes ?

> Voilà. Ce n’est pas une crise dans le sens où elle va passer et où on va retomber sur nos pattes. Si on veut que les Chinois et les Roumains gagnent un jour la même chose que nous, il va forcément falloir revoir notre mode de vie. On va vers un monde très différent d’hier. Mais attention, ce groupe est apolitique, j’y veillerai.

>>> Retrouvez l’interview de Pierre Kroll par François Brabant dans le Vif/l’Express du 24 octobre 2013

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