Pieter De Crem © Jonas Lampens

Pieter De Crem: « Si vous voulez un coût élevé pour le contribuable, optez pour le Rafale »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Pieter De Crem ne donne pas beaucoup d’interviews, mais à l’ère d’achats controversés de l’armée, le Secrétaire d’État au Commerce extérieur, et ancien ministre de la Défense, mérite d’être entendu. « J’en suis convaincu: au niveau militaire et économique, le F-35 est le meilleur achat. »

Faut-il une vision plus européenne de la Défense?

Pieter De Crem : Il a déjà été suggéré de former une Communauté européenne de défense entre les membres fondateurs de l’UE, mais cela n’a jamais été fait. En 2010, lorsque j’étais ministre de la Défense, je me suis rendu dans toutes les capitales européennes pour étudier ce qui était possible. Partout, j’ai eu des questions comme: « Combien cela va nous coûter? » ou « Tous les soldats porteront-ils les mêmes uniformes? » Manifestement, l’Europe veut opter pour le soft power, alors que les Américains et l’OTAN doivent représenter le hard power.

Aujourd’hui, ce « hard power » comprend surtout l’achat de nouveaux avions à réaction. Le dossier autour du remplacement de nos F-16 fait également valoir l’argument de la « solidarité européenne » du Rafale français par exemple – contre le F-35 américain.

Il y a vingt ans, les F-16 avaient presque vingt ans et plusieurs pays ont décidé qu’il valait mieux les remplacer. Il a alors été proposé à la Belgique, aux Pays-Bas, à la Norvège et au Danemark de participer au développement d’un successeur: le F-35. Mais c’étaient les années violettes, l’atmosphère au sein du gouvernement était fortement anti-américaine. Par exemple, l’espace aérien belge et le port d’Anvers ont été fermés pour le transport de matériel militaire américain – ce qui nous a fait beaucoup de tort. Dans ce contexte, il n’y avait pas de volonté politique pour un projet comme le F-35.

Dix-huit ans plus tard, le problème n’est toujours pas réglé.

Franchement, je ne comprends pas: en 2014, il avait déjà été décidé, dans le giron du gouvernement Di Rupo, de ne pas moderniser les F-16. On m’avait demandé de rassembler des informations pour le remplacement. Depuis 2012, j’ai fait mes devoirs et il y avait cinq candidats. Deux firmes américaines: Lockheed Martin (F-35) et Boeing. Une société européenne: BAE Systems (Eurofighter). Une française: Dassault (Rafale). Et les Suédois de Saab (Gripen).

Le gouvernement Michel est entré en fonction à l’automne 2014. Dans l’accord de coalition, il ne s’est pas écarté du cap du gouvernement Di Rupo: il stipule explicitement que nous voulons remplacer les F-16. Steven Vandeput (N-VA), le nouveau ministre de la Défense, a présenté un dossier au Conseil des ministres, et le gouvernement a confirmé la décision une seconde fois: la Belgique a entamé la procédure d’achat de nouveaux avions.

Les intéressés ont reçu un cahier de charges indiquant qu’il y avait encore deux candidats: l’Eurofighter et le F-35. Les Français de Dassault ont fait savoir qu’ils ne voulaient plus participer. Ils voulaient proposer quelque chose de complètement différent, le meilleur appareil du monde, ils nous ont promis « monts et merveilles » : un appareil qui n’existe pas encore.

Vous avez toujours été favorable aux F-35. Selon le président du sp.a, John Crombez, vous avez essayé de les acheter sous le gouvernement Di Rupo, en cachette de tous.

Il n’y avait rien de secret. Depuis 2000, je suis ouvertement favorable au F-35. Quelle est l’alternative? L’Eurofighter … (lève les bras de désespoir) Acheter cet appareil, c’est comme aller au salon des voitures électriques et rentrer à la maison avec un diesel. À l’heure actuelle, il y a encore 100 Eurofighters en Allemagne, dont à peine 34 sont opérationnels; une dizaine sont en panne en permanence. J’en suis convaincu: le F-35 est le meilleur achat militaire. Et pour être franc, je connais aussi beaucoup de socialistes à la Défense qui le disent.

Néanmoins, la direction de l’armée est divisée sur cette affaire, comme en témoignent de nombreux mémorandums dévoilés par le sp.a, avec des arguments qui s’opposent à l’achat du F-35.

Il faut se méfier des notes de l’armée. Il y a toujours une grande rivalité entre les hommes et les femmes en uniforme vert, bleu foncé et bleu pâle, c’est-à-dire entre les officiers de la terre, de la mer et de l’air. Apparemment, il y a des officiers supérieurs qui ne comprennent plus la règle, à savoir que c’est le gouvernement qui décide, et non l’armée. Je pense pouvoir dire que cette prise de conscience existait entre 2007 et 2014 (quand il était ministre de la Défense, NDLR). À cette époque, les procédures étaient respectées.

Je le répète: les Français se sont placés en dehors de la procédure. Si vous voulez un coût élevé le contribuable, optez pour le Rafale. Cela affecterait la crédibilité de notre pays à tous les niveaux.

Depuis quelque temps déjà, le Premier ministre Charles Michel (MR) affiche sa préférence pour le Rafale. Il veut que cette option soit réétudiée. Se pourrait-il que la Belgique achète deux avions: les F-35 pour la base aérienne de Kleine Brogel et les Rafales français pour Florennes?

Ce serait bien sûr une merveilleuse solution belge de politique belgo-belge. Mais « l’interopérabilité » est la pierre angulaire de l’alliance militaire dans laquelle nous travaillons: les pays de l’OTAN doivent être capables de travailler ensemble. Et la solution Rafale-F-35 ne va pas du tout dans ce sens. Elle nous coûtera très cher, et qu’est-ce qu’on obtient en retour? Car je le répète: il n’y a pas de Rafale. Cet appareil n’existe pas encore. Le Rafale est un projet.

Les Français intensifient la pression.

Avec quels arguments? A mon avis, ce n’est pas un dossier français, mais un dossier flamand. S’il n’y avait pas eu de F-16 ces dernières décennies, nous n’aurions jamais pu créer une industrie de l’aviation en Flandre: je ne peux pas imaginer que les partis flamands ne tiennent pas compte de ce point dans leur décision de remplacer les F-16. Comme le font tous les autres pays, les Pays-Bas en tête.

La base aérienne néerlandaise de Woensdrecht deviendra bientôt le centre principal de maintenance de tous les F-35 en Europe. Il n’est pas trop tard pour notre industrie aéronautique: elle peut également développer une partie importante du savoir-faire du F-35. En outre, le secteur utilise le principe du double usage: quiconque investit dans la branche militaire d’un avionneur peut également contribuer au développement de sa dernière génération d’avions civils. C’est le cas des grandes entreprises américaines telles que Lockheed Martin et Boeing, et même de l’ancien Fokker des Pays-Bas. Le F-35 est extrêmement important pour le secteur aérien flamand.

Êtes-vous réellement satisfait du gouvernement Michel? Le gouvernement est toujours là, mais ne gouverne plus. Vous avez déjà mentionné le « gouvernement traquenard ».

On en a fait un « gouvernement traquenard », mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce gouvernement n’est pas un piège pour les partis de la majorité. Nous devons essayer d’éviter les pièges que nous rencontrons en cours de route. Je suis plutôt satisfait de ce cabinet. L’augmentation de l’âge de la retraite était nécessaire. Le revenu de toutes les personnes progresse. Et nous sommes témoins du jeu habituel entre la majorité et l’opposition. Je n’ai pas encore vu de motion de défiance contre ce gouvernement.

Savez-vous ce qui se passe vraiment? Il y a des élections en octobre. C’est ce qui motive les partis. Des élections tous les quatre ans: c’est dans l’ADN de la Rue de la Loi. Pour la première fois, nous avons un mandat de cinq ans, et c’est comme si nous ne savions pas quoi faire de cette cinquième année. Ce n’est pas une critique de ce gouvernement. Je constate seulement.

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