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Pierre-Yves Dermagne, l’Incorruptible

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Il y a quinze ans, son ralliement au PS en avait surpris plus d’un. Aujourd’hui ministre des Pouvoirs locaux, Pierre-Yves Dermagne doit guider la politique vers la probité, après le séisme Publifin. Mais il pourrait tout autant s’en détourner, si elle venait à entraver sa quête d’une gauche plus radicale.

Il se dirige vers la porte d’entrée en deux pas légers, naturel mais distingué dans un pull Ralph Lauren bleu, souriant mais flegmatique. Ce matin, Pierre-Yves Dermagne s’inquiète du chantier quelque peu bruyant derrière sa maison, dans le village de Buissonville, à Rochefort. Ce féru d’histoire et de culture, fan de cyclisme et des Rolling Stones, ne laisse jamais rien au hasard. Ni dans son rôle de père, ni dans le costume de ministre des Pouvoirs locaux, de la Ville, du Logement et des Infrastructures sportives, endossé le 26 janvier dernier. Même dans son refuge rural et familial, le seul frisson de désordre apparaît sur la porte de la cuisine, où des dessins colorés se livrent une concurrence digne des affiches électorales : ceux de ses deux fils, Augustin et Maximilien, dont les prénoms rendent hommage aux frères Robespierre.

Le socialiste de 36 ans peut-il se profiler comme l’Incorruptible d’une classe politique contrainte à la probité, après le séisme de l’affaire Publifin ? Jusqu’ici, la pesanteur de la machine PS avait souvent contrecarré l’envol des projets de bonne gouvernance.  » Les conservateurs se tapissent dans l’ombre, attendant, je le crains, l’échec des réformes, observe son prédécesseur Paul Furlan, qui a démissionné au mois de janvier. Certains ne veulent qu’un changement de façade. Ils auront peut-être à coeur de miner le travail de Pierre-Yves.  » L’échéance des élections régionales, en 2019, laisse en outre peu de temps au jeune ministre pour se construire un bilan. Mais le désaveu actuel pourrait lui laisser plus de latitude :  » Le PS n’a plus le choix « , concèdent plusieurs élus.

Avec Paul Furlan, qu'il a remplacé en janvier dernier aux Pouvoirs locaux.
Avec Paul Furlan, qu’il a remplacé en janvier dernier aux Pouvoirs locaux.© BENOIT DOPPAGNE/Belgaimage

Pas de loyauté aveugle

Au contraire de Pierre-Yves Dermagne, dont l’engagement au service du parti reste conditionné à sa capacité d’y faire triompher ses idéaux d’une gauche plus radicale, même s’il tolère les compromis.  » Il n’est pas d’une loyauté aveugle « , confirment deux membres de son cabinet. Après Publifin, il a vécu un moment de doute.  » Je suis prêt à me faire attaquer par rapport aux valeurs que je défends, mais pas au nom des excès de certains mandataires, confie-t-il. Je sais qu’il existe d’autres manières de faire de la politique. Par exemple en étant avocat, dans le choix des causes que l’on défend.  » C’est l’exemple de son père, Jean-Marie Dermagne. Cet esprit d’extrême gauche, à tendance anarchiste, avait été l’un des conseils des  » treize de Clabecq « , référence à la retentissante lutte de militants syndicaux lors de la faillite des Forges, en 1997. Pierre-Yves Dermagne s’en souvient encore avec fascination.

Dès son plus jeune âge, ce juriste de l’UCL, que tous estiment brillant, a grandi au rythme de débats passionnés, lors des grandes tablées du week-end à Jemelle. Son père et sa mère, éducatrice de formation, y rassemblaient des amis issus de tous les horizons.  » Je chéris encore ces moments, dont je garde un souvenir ému « , glisse Pierre-Yves Dermagne. Parmi les innombrables convives de l’époque : le chroniqueur judiciaire Philippe Toussaint, décédé en 2005, le juge Christian Panier et feu l’avocat Michel Graindorge, tous deux engagés à l’extrême gauche, mais aussi des fondateurs d’Ecolo comme Philippe Defeyt, Jacky Morael et Paul Lannoye.

L’engagement en politique résonnait donc comme une évidence, dans une famille où chaque élection faisait office de finale de Coupe du monde. Pierre-Yves Dermagne a 4 ans lorsqu’il participe, dans une brouette, à sa première manifestation pacifiste, au crépuscule de la crise des euromissiles. C’était en 1985. Plus tard, la tradition familiale amène ce  » réunionniste de coeur  » à célébrer le bicentenaire français de l’abolition des privilèges ou de la royauté. Un discours républicain que l’intéressé a toujours maintenu, à l’image de son plaidoyer sur la laïcité.

Le papa, Jean-Marie Dermagne (à dr.), au côté de Michel Graindorge a été l'un des avocats des
Le papa, Jean-Marie Dermagne (à dr.), au côté de Michel Graindorge a été l’un des avocats des « Treize de Clabecq » dont faisait partie Roberto d’Orazio (à g.)© Lenoir/Isopix

« Le PTB, j’en suis vite revenu »

Son ralliement au PS, en 2003, a surpris bon nombre de ceux qui l’ont vu grandir. Certains le voyaient rejoindre Ecolo, d’autres plutôt le PTB. Au milieu des années 1990, Pierre-Yves Dermagne a tenté de mettre sur pied une section locale de jeunes PTB, dans l’arrondissement de Dinant-Philippeville.  » Mais j’en suis vite revenu, précise cet expert du droit administratif, qui abhorre les approximations. Le simplisme du discours se heurtait à une réalité bien plus complexe. Encore aujourd’hui, derrière la gouaille sympathique de Raoul Hedebouw, il y a des militants beaucoup plus sectaires.  » Quant à Ecolo, il en garde un souvenir  » amusé « , pour avoir accompagné son oncle, ex-conseiller communal, lors des réunions de la locale de Rochefort.  » J’ai pu voir les limites du parti, avec ses dissensions en interne et ses modes de délibérations compliquant l’action politique.  »

Il est précis dans son travail et à l’écoute des inquiétudes du citoyen »

L’opposition au pouvoir en place n’aurait pu convenir au pragmatisme de Pierre-Yves Dermagne.  » Avec le PS, je me suis retrouvé dans un parti de valeurs, de combat et d’actions « , résume-t-il. Avant d’étayer son propos par un passage du livre Décoloniser les provinces, de Michel Onfray :  » La gauche libérale et la gauche sociale-démocrate ont les mains sales, mais elles ont des mains ; la gauche robespierriste et la gauche néotrotskiste ont les mains propres, mais elles n’ont pas de mains. […] J’aspire à une gauche pragmatique qui soit aussi idéologique ; autrement dit, à une gauche de responsabilité qui ne renonce pas à la gauche de conviction.  » A supposer que celles-ci soient conciliables, Pierre-Yves Dermagne veut en être l’un des traits d’union. Au risque d’être perçu comme un  » carriériste  » par ses rares détracteurs, décelant un  » comportement de prédateur derrière la façade du séducteur  » – ce qu’il n’est pas, jurent ses proches.

Dermagne assure de bénéficier du soutien de Paul Magnette, ministre-président wallon.
Dermagne assure de bénéficier du soutien de Paul Magnette, ministre-président wallon.© BRUNO FAHY/Belgaimage

L’ascension « dans le coeur du réacteur »

En 2004, il devient collaborateur pour le groupe socialiste du parlement wallon. C’est le début d’une irrésistible ascension, dont tous les paliers constituent autant de moments sous tension,  » dans le coeur du réacteur « , singulièrement pour le PS. Ses qualités de juriste l’amènent sur le terrain des affaires en tout genre : le contrat de Francorchamps en 2005, puis le dossier Immo Congo en 2006, impliquant Jean-Claude Van Cauwenberghe. La même année, Pierre-Yves Dermagne est élu pour la première fois à Rochefort et au conseil provincial à Namur, quelques jours avant l’inculpation des socialistes Bernard Anselme et Jean-Louis Close, dans le cadre d’une instruction ciblant des marchés attribués au bureau d’études Sotegec. Décapité, le PS provincial lui confie le rôle de chef de groupe. Quand il intègre en 2008 le cabinet de Philippe Courard, alors ministre des Pouvoirs locaux et de la Fonction publique, c’est déjà dans un contexte marqué par une vive défiance envers la classe politique, notamment à la suite des affaires carolorégiennes.

Cette expérience prématurée de sombres épisodes politiques peut-elle faire de lui un homme de rupture ?  » Il a cette double qualité d’être précis dans son travail et très à l’écoute des inquiétudes du citoyen, commente Philippe Courard. Je suis convaincu qu’il va réussir.  » Pour Christian Panier,  » il a la carrure pour devenir un vrai homme d’Etat « . Même plébiscite de la part de Jean-Claude Maene. En 2014, l’ex-député s’était désisté de la place de tête de liste régionale à Dinant-Philippeville, au profit de Pierre-Yves Dermagne mais au détriment du Dinantais Benoît Bayenet – depuis lors, ces derniers ne s’adressent plus la parole.  » Le parti fait aujourd’hui confiance à quelqu’un qui est très attentif à l’éthique « , affirme Jean-Claude Maene.

Pour Stéphane Hazée (à g.), chef de groupe Ecolo, la position de Dermagne au sujet du cumul des mandats est
Pour Stéphane Hazée (à g.), chef de groupe Ecolo, la position de Dermagne au sujet du cumul des mandats est « révélatrice du fonctionnement des partis traditionnels© BENOIT DOPPAGNE/Belgaimage

L’épine du cumul

Pour d’autres, le tableau apparaît plus contrasté. Pierre-Yves Dermagne n’est pas opposé au cumul des mandats rémunérés. Le Rochefortois a annoncé qu’il serait par ailleurs candidat bourgmestre en 2018, face à l’indéboulonnable François Bellot (MR), dont il est actuellement le premier échevin.  » Son attitude reste révélatrice du fonctionnement des partis traditionnels « , estime Stéphane Hazée, chef de groupe Ecolo au parlement wallon. En 2015, alors député wallon, Pierre-Yves Dermagne avait cosigné une proposition de décret visant à prolonger les règles internes des intercommunales, permettant notamment à Publifin d’entretenir l’opacité autour de ses comités de secteur.  » A l’époque, il avait voulu s’assurer que le texte n’était pas lié à Publifin, témoigne un observateur. Le PS lui avait répondu que non. Quand il a appris la vérité, il s’est senti floué.  »

En 2009, Pierre-Yves Dermagne avait repris le chemin des cours en vue de devenir avocat.  » Pour gagner mon indépendance et une liberté de ton « , dit-il. Certains proches le comparent volontiers à Jean-Luc Mélenchon. Tant sur le fond que dans la fougue qui a, un jour, incité ce dernier à s’affranchir du Parti socialiste. Pour le moment, le jeune ministre assure bénéficier de l’indéfectible soutien du Boulevard de l’Empereur et du ministre-président wallon Paul Magnette, avec qui il s’entend bien. Ses amis redoutent que sa nature bienveillante lui joue des tours dans ce  » métier de tueur « . Face aux solides inimitiés que sa périlleuse mission pourrait susciter, Pierre-Yves Dermagne aura peut-être le devoir d’appliquer ce raisonnement tiré de La Chute d’Albert Camus, l’un de ses livres de chevet :  » Pas d’excuses, jamais, pour personne, voilà mon principe, au départ. Je nie la bonne intention, l’erreur estimable, le faux pas, la circonstance atténuante. […] En philosophie comme en politique, je suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable.  »

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