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Peut-on supprimer les prisons ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’abolition des prisons serait-elle la solution ultime pour répondre au problème grandissant de la surpopulation carcérale ? Serait-ce envisageable sur le plan politique ? Divergence de vues entre Annemie Turtelboom (Open VLD), ministre de la Justice, et Philippe Mary, criminologue à l’ULB.

Le Vif/L’Express : La Belgique atteint le seuil historique de 12 000 détenus pour 9 400 places dans les prisons. La surpopulation carcérale est endémique. Des policiers empêchent des détenus d’entrer dans la prison de Forest… Est-ce un échec de la politique pénale ?

Philippe Mary : Oui, pour peu qu’on considère qu’il y ait jamais eu une politique pénale en Belgique, c’est-à-dire une politique pensée rationnellement sur la base d’études sérieuses et avec des objectifs clairs qu’on peut évaluer. L’ancien ministre de la Justice Stefaan De Clerck (CD&V) a fait une tentative au milieu des années 1990, mais elle a vite été enterrée par l’affaire Dutroux. En réalité, la politique pénale dans notre pays consiste à ce que nos responsables se montrent hyper-réactifs aux soubresauts de l’actualité. Ils se sentent obligés de réagir chaque fois que les médias s’emparent d’une affaire et prennent des décisions à l’emporte-pièce.

Annemie Turtelboom : Tous les partis politiques sont responsables. La surpopulation date des années 1980 et n’a cessé d’augmenter depuis lors. Je peux vous assurer que d’ici à la fin de la législature, trois nouvelles prisons verront le jour, à Leuze, à Marche et à Beveren. J’espère que la situation se débloquera rapidement à Termonde. Par ailleurs, les nouveaux centres pour internés doivent ouvrir en 2015 à Anvers et à Gand. Ils pourront accueillir 400 personnes. Au total, cela représentera 1 200 places supplémentaires. Le gouvernement a donc consenti un réel effort budgétaire. Bien sûr, construire de nouvelles prisons ne suffit pas. C’est pourquoi nous avons développé la surveillance électronique. On compte environ 1 200 bracelets aujourd’hui, soit 25 % de plus qu’il y a trois ans. On investit également dans les peines alternatives qui connaissent un arriéré important parce que trop peu d’associations ou d’administrations communales offrent des places pour permettre de les exécuter. Douze personnes supplémentaires ont été engagées pour effectuer un travail de prospection. L’arriéré se résorbe.

Philippe Mary, dans votre dernier ouvrage (1), vous évoquez l’impossible réforme du système pénitentiaire. Pourtant, chez nous, une réforme importante a été votée en 2005. C’est la fameuse loi Dupont.

Ph. M. : Elle n’a été que très partiellement appliquée, en particulier le volet sur le droit des détenus. Il n’y a aucune volonté politique de mettre en oeuvre cette réforme. Ce n’est pas vendeur sur le plan électoral. C’est même risqué, pour les politiques, de donner plus de droits aux condamnés. En outre, le discours politique en général s’est entaché d’un certain populisme. Même chez Elio Di Rupo qui a déclaré, en parlant d’exécution des peines, qu’il fallait que « ceux qui commettent des délits le sentent dans leur chair ». Aujourd’hui, la loi Dupont ne ressemble plus à rien. Elle a été tellement saucissonnée que plus personne n’en comprend l’esprit ni la logique d’ensemble, hormis les directeurs de prison. Mais, par la force des choses, ceux-ci sont convaincus que c’est déjà une loi du passé.

A. T. : Pas mal d’articles de la loi de 2005 sont appliqués. Et la révision récente de la loi (NDLR. : qui favorise le régime disciplinaire et permet les fouilles à nus systématiques) se justifiait par les problèmes de violence accrue. Il faut pouvoir s’assurer qu’un détenu ne sorte pas au préau avec un objet dangereux en poche. C’est aussi simple que cela. Maintenant, pour que loi Dupont sorte tous ses effets, il faut davantage de places et des infrastructures de meilleure qualité. C’est pourquoi je suis convaincue qu’il est judicieux d’investir dans de nouveaux bâtiments. Quant à l’impossible réforme pénitentiaire, je ne suis pas d’accord. Lorsque je suis arrivée à la Justice, on m’avait prévenue que les défis étaient insurmontables surtout dans le domaine carcéral. On avance à petits pas, mais on avance. Je suis plutôt optimiste.

La prison diminue-t-elle la criminalité ? Elle ne semble en tout cas pas prévenir la récidive…

A. T. : En matière de récidive, la Belgique se situe entre les Pays-Bas et la France. Nous sommes dans la moyenne. Ceci dit, on peut toujours faire mieux, c’est vrai. Le taux de récidive dépend de la manière dont une peine est infligée. Les nouvelles prisons disposent de meilleures infrastructures pour permettre aux détenus de travailler et de se former. A Hasselt, j’ai vu des détenus être formés au scanning d’archives. Ce n’est tout de même pas mal. Je crois aussi que les peines doivent être modulées pour mieux préparer les détenus à se réinsérer dans la société. Aussi je veux développer la surveillance électronique et le régime semi-ouvert pour les prisonniers en fin de peine. La sortie est primordiale.

Ph. M. : Il n’y a pas de lien mécanique entre la criminalité et la population pénitentiaire. On ne retrouve pas tous les criminels en prison, mais un certain type. Ce sont majoritairement des délinquants qui ont porté atteinte aux biens, même si, ces dernières années, on s’est davantage focalisé sur la délinquance sexuelle. Historiquement, la prison est la peine des plus pauvres. Dans ce contexte, la question de la dissuasion ne se pose pas. De toute façon, la peine de mort a-t-elle jamais dissuadé de tuer ? Les chiffres prouvent le contraire.

Philippe Mary, vous prônez un abolitionnisme pragmatique en proposant de limiter la prison aux crimes les plus graves : meurtres, viols, prises d’otage, actes terroristes, extrême violence… Expliquez-nous.

Ph. M. : Je n’ai rien inventé. C’est le principe de subsidiarité qui veut qu’on ne recourt au système pénal que lorsqu’on a essayé toutes les autres solutions sociales. Et si on recourt quand même, la prison doit être la dernière solution envisagée. Stefaan De Clerck avait déjà mis ce principe sur la table. Même l’ancien ministre Marc Verwilghen (Open VLD) l’a évoqué lors de son mandat. Pour limiter la prison, il faut davantage développer la médiation hors du pénal, soit la négociation entre parties sous la houlette d’une ASBL agréée par le ministère de la Justice, comme cela s’est fait entre Jean-Denis Lejeune et Michelle Martin. Normalement, les magistrats ont l’obligation d’informer les parties de l’existence de cette procédure. Mon idée serait de rendre automatique le renvoi vers ce type procédure dès que le dossier arrive au parquet, même pour des faits graves. Les parties doivent évidemment être consentantes. Je suis convaincu que la justice réparatrice, c’est l’avenir.

A. T. : D’accord pour renforcer la médiation. Nous travaillons d’ailleurs actuellement à de nouvelles propositions. Mais cela ne peut remplacer la prison. On ne va pas résoudre le problème carcéral en limitant les incarcérations aux faits les plus graves. C’est trop linéaire comme proposition. La médiation doit être limitée aux conflits familiaux, entre voisins, etc. Pour le reste, pensez-vous qu’un arracheur de sac multirécidiviste soit beaucoup moins gênant pour la société que l’auteur d’un crime passionnel ?

N’y a-t-il néanmoins pas trop de détenus en prison, selon vous ?

A. T. : Je ne veux pas me prononcer là-dessus, car il s’agit de la décision des magistrats. Et je crois farouchement en l’indépendance de la justice, surtout dans un monde où les médias sont aussi présents. Je suis chargée de veiller à l’exécution des peines et non de les donner. Dans le cadre de l’exécution, je peux veiller à ce que les peines soient davantage modulées.

(1) Enjeux contemporains de la prison, par Philippe Mary, éd. Université Saint-Louis

Le débat intégral dans le Vif/L’Express de cette semaine

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