Thierry Fiorilli

« Personne n’a le monopole ‘des gens’, pas même ‘les gens’ eux-mêmes »

Thierry Fiorilli Journaliste

C’est devenu une ritournelle. Elle consiste à opposer « les gens » à tout qui pense autrement. « Les vraies gens », même. Avec leurs vraies préoccupations, leurs vraies aspirations, leurs vraies réalités. Auxquelles le dirigeant politique, le journaliste, le juge ou l’expert qui émet une opinion différente est forcément sourd et aveugle, à force de ne fréquenter que tours d’ivoire et salons mondains, totalement coupés de la vraie vie.

Ainsi, dans le dernier numéro du trimestriel Wilfried, Charles Michel répondait à une question des deux journalistes qui menaient l’interview :  » Ça, c’est vous qui le dites. Mais ce que les vraies gens veulent, c’est plutôt…  »

Ainsi, le même, au Parlement, en octobre dernier, scandait que  » ma conviction est claire. Les gens n’attendent de nous qu’une chose : que nous gouvernions, gouvernions et encore gouvernions.  »

Ainsi, Raoul Hedebouw, fer de lance du PTB, réagissant aux propos du Premier MR :  » Charles Michel doit vivre sur une autre planète. Là où il voit avancer la prospérité, les gens vivent toujours dans plus de précarité.  »

Ainsi encore Paul Magnette, bourgmestre PS de Charleroi, qui annonçait à L’Echo, en février 2017, alors qu’il était encore ministre-président wallon, que l’Europe est déjà occupée à  » se désintégrer. Les gens ne le voient pas encore, mais c’est comme un feu de cheminée : cela a pris, c’est invisible, mais à un moment donné, on le verra.  »

Ainsi enfin, et entre mille autres exemples, de nombreux lecteurs, néerlandophones comme francophones, ulcérés par notre éditorial du 7 juin (« La N-VA, cancer des Belges ») :  » Il est établi par sondages que la majorité de la population estime qu’il faut freiner l’immigration économique, quoi qu’en pensent les intellectuels et journalistes éclairés  » ;  » Sortez de vos bureaux cossus mesdames et messieurs du Vif, prenez les transports en commun, etc.  » ;  » Vous retombez dans le travers des bobos francophones « . Etc.

Cela ne nous permet pas de prétendre savoir ce que u0022les gens » pensent. Mais cela nous donne le droit d’émettre des opinions

Le procédé est pervers. Parce qu’il revient à décrédibiliser tout propos heurtant  » le bon sens général « , terme fourre-tout, commode et indispensable aux discours démagogiques et populistes. Aussi, parce qu’il creuse plus profond encore les tranchées entre ce qui consisterait une  » élite  » et ce qui composerait  » le peuple « , la première étant forcément artificielle et ayant dès lors tout faux, toujours, puisque claquemurée dans ses privilèges et ses accointances.  » Les médias  » sont à ranger dans la première catégorie, quand ils fâchent. Ils ne trouvent grâce auprès de la seconde que s’ils se contentent de relayer une communication ou l’opinion  » des vraies gens « , à destination de ces mêmes  » vraies gens « .

La rédaction du Vif/L’Express, pourtant, comme la plupart des rédactions des médias de ce pays, n’incarne pas autre chose qu’une somme de  » vraies gens « . Habitant Schaerbeek, Saint-Josse, Jette, Liège, Rebecq, Charleroi, Braine-le-Comte, Fernelmont, Namur, Piétrain, Verviers, Lontzen ou Crisnée. Avec les enfants, les examens, les factures, les impôts, les emprunts à rembourser, le foot ou le basket du gamin ou de la gamine, les buvettes du club, les rayons du supermarché ou l’épicerie du coin, les réunions de parents, la réservation des vacances, plutôt en juillet s’il y a des secondes sess… Les réalités de la  » vraie vie « .

Cela ne nous permet pas de prétendre savoir ce que  » les gens  » ressentent, pensent, veulent, craignent ou n’ont pas encore compris. Mais cela nous donne le droit d’émettre des opinions. Qu’elles soient discutables va de soi. Pas qu’elles soient considérées illégitimes, partisanes et déconnectées. Autrement dit : nous continuerons à dire les choses comme nous le pensons. Puisque nous les vivons, nous aussi.

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