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Paul Smith : « Je ne suis pas seulement un homme de mode »

C’est le plus célèbre des couturiers britanniques. En quarante ans de carrière, Paul Smith a su imposer une mode qui suit non pas la mode mais le mouvement de l’époque, un classique teinté d’une pointe d’extravagance, capable de séduire les rock stars comme les business (wo)men de la City. Anobli par la reine en 2000, à la tête de quelque 230 boutiques dans le monde et 282e au hit-parade des 1 000 Britanniques les plus riches, ce natif de Nottingham a gardé intactes une simplicité élégante, une énergie pleine de malice et une insatiable curiosité. Le Vif/L’Express l’a rencontré dans son fief parisien de la rue du Bac, où il arrive, décontracté et ultrachic : veste noire, jean, chemise blanche. Charmant, attentionné, il s’affaire à servir un café, plaisante sur l’archaïsme de son portable. Le ton est donné pour cette success story singulière, but so British !

Le Vif/L’Express : La mode a-t-elle toujours été une passion pour vous ?Paul Smith : Pas du tout ! Enfant, je n’avais qu’une chose en tête : le vélo. J’ai commencé mes premières courses cyclistes à 12 ans, et c’était un monde que je trouvais fascinant. J’aimais tout : le sentiment de liberté, le goût de la compétition, l’esprit d’équipe. L’univers du sport m’intéresse toujours autant ; on m’a d’ailleurs proposé de dessiner les timbres des prochains Jeux olympiques de Londres et j’ai accepté, mais je ne pourrai les montrer que le 31 décembre 2011 à minuit !

La mode vous était donc étrangère ?

Oui, mais, quand mes parents sont morts, j’ai feuilleté à nouveau les albums de famille et j’ai découvert qu’enfant je faisais très attention à mes vêtements. Sans doute à cause de mon père, Harold, qui était très élégant. A 94 ans, il portait encore une cravate et une veste tous les jours. C’était important pour lui, c’est devenu normal pour moi. Mais c’est aussi grâce au vélo que j’ai commencé à m’intéresser à l’allure, car les coureurs de l’époque avaient un vrai style. Cela est moins vrai aujourd’hui, parce qu’ils ont à peu près tous le même look. Moi, mon héros était Jacques Anquetil, et il avait l’air très cool !

Mais, à 17 ans, vous avez eu un grave accident… J’ai été renversé par une voiture et j’ai passé plusieurs mois à l’hôpital. Ma carrière de cycliste s’est arrêtée là. Ce fut un moment très dur, mais, en même temps, une période initiatique, le passage à l’âge adulte. Quand je me suis relevé, je n’étais plus le même. J’habitais Nottingham, une région d’extraction de charbon, et des hommes arrivaient à l’hôpital tous les jours après de terribles accidents dans la mine. Cela m’a beaucoup marqué et, lorsque je suis sorti, j’ai eu envie de conserver des liens avec des malades, des infirmiers, qui étaient devenus des copains. On se retrouvait au Bell Inn, un pub proche de l’hôpital, et, par chance, tout près aussi de l’école d’art de Nottingham. Cette coïncidence a changé ma vie.

Le monde s’est ouvert à vous ?

J’ai commencé à bavarder avec les étudiants et à découvrir des choses qui m’étaient totalement inconnues. On discutait architecture, peinture, musique, photographie. Il y avait plein d’énergie. Moi, je n’avais qu’Anquetil et Poulidor en tête. Je me suis dit : « Waouh, c’est vraiment un monde intéressant ! » Et puis j’ai rencontré une jeune styliste à qui son père avait donné un peu d’argent pour ouvrir une boutique de mode. Elle voulait quelqu’un pour l’aider. Je me suis proposé, sans lui dire que je n’y connaissais rien ! J’avais 18 ans, mais j’ai tout fait : négocier le loyer, les emprunts à la banqueà

Tenir une boutique de mode et faire de la mode, ce n’est pas la même chose. Comment avez-vous sauté le pas ?

Là encore, une affaire de rencontre ! Le jour de mes 21 ans, mon père m’a donné 21 livres pour faire la fête. J’ai acheté à boire et j’ai invité tous les copains de l’école d’art. C’est là que j’ai vu pour la première fois une jeune professeur du Royal College of Art, Pauline, qui est aujourd’hui ma femme. A l’époque, notre relation était très compliquée. Elle était mariée, avec deux enfants. Moi, j’habitais encore chez mes parents, je gagnais 12 livres par semaine et, tout à coup, cette femme entre dans ma vie ; très élégante, vivant à Londres, coiffée par Vidal Sassoon, amie de David Hockney. Elle a accepté de me rejoindre à Nottingham. D’un jour à l’autre, j’ai quitté mes parents pour vivre avec elle, deux enfants de 5 et 8 ans, deux chiens afghans et deux chats. Cela apprend à être responsable !

Et donne envie de passer à autre chose…

Pauline était également créatrice de mode. Nous avons ouvert ensemble une boutique avec ses vêtements et ceux des créateurs que nous aimions. Les pièces que nous sélectionnions étaient totalement d’avant-garde, avec un look très dandy. C’est là que ma personnalité, ma créativité se sont réellement épanouies. Peu à peu, j’ai commencé à dessiner et à vendre mes propres vêtements, « learning by doing it ». Les premières collections ont été assez courtes, quelques modèles pour homme seulement. Je ne sais pas si un tel parcours serait possible aujourd’hui, les gens veulent réussir, et vite. Moi, cela a été très lent, j’ai pris le temps d’apprendre.

Quelles furent vos premières sources d’inspiration ?

Le cinéma, la musique. J’avais appris les techniques d’impression sur tissu et j’ai commencé à réaliser des tee-shirts, au début assez morbides. Mon premier modèle reproduisait la photo de l’accident de voiture de James Dean. Il n’y avait même pas mon nom, car, à l’époque, j’achetais des tee-shirts Fruit of the Loom, que je retravaillais ensuite. Le vendredi soir, quand j’avais assez d’argent pour faire le plein, j’allais à Londres avec une vieille voiture que mon père m’avait offerte, une Morris 1949. Je retrouvais des copains à Notting Hill Gate, on allait dans les pubs, et c’est là que j’ai rencontré les Stones, Eric Clapton, les Who. Après le concert, on bavardait et, parfois, je réussissais même à leur vendre des tee-shirts ! Ensuite, j’ai habillé Led Zeppelin, Pink Floyd, les Who, David Bowie. Aujourd’hui encore, je travaille avec de nombreux musiciens. Tous m’ont marqué.

Racontez-nous…

David Bowie, par exemple, car il avait une personnalité très changeante. Moi qui n’ai toujours été que Paul Smith, j’étais fasciné par sa capacité de métamorphose. Il a souvent porté mes vêtements, mais pas sur scène car ses tenues étaient alors très théâtrales. J’ai ensuite connu Daniel Day Lewis, qui est devenu un ami. Il a beaucoup de style, il est le parfait type de la rock star, il porte des vestes sur mesure, mais avec des jeans et des bottes de motard. La rock star attitude est très sexy, pour les garçons comme pour les filles. Dans Just Kids, son autobiographie, Patti Smith le raconte très bien. L’une des raisons de l’attraction qu’elle exerçait était son allure, avec ses cheveux longs et son look androgyne. Cette opposition masculin/féminin m’a beaucoup inspiré.

Comment définiriez-vous votre style ?

Je n’ai jamais suivi de cursus particulier ; je n’ai pas été élève de la Saint Martins School of Art, au contraire de beaucoup de créateurs, qui produisent parfois des choses très conceptuelles pour se justifier d’être designers. Je suis un type normal. Je fais des choses simples, avec le sens du détail. L’homme Paul Smith n’est pas arrogant, mais il sait qu’il a une tête bien faite, il sait qui il est. Il n’a pas besoin de ses vêtements pour qu’on lui prête attention. Certaines personnes aiment les logos, des choses très visibles qui les aident à se définir : j’ai du style, de l’argent ; j’appartiens à ce club, à ce milieu socialà Avec Paul Smith, les choses sont plus secrètes.

Et d’où viennent ces fameuses rayures qui sont votre label ? Au début, je n’avais pas les moyens de faire fabriquer du tissu. J’achetais en gros, mais on ne trouvait, à l’époque, que des choses très classiques : du bleu marine, des chemises blanches ou à rayures, des velours. Mon truc a été de jouer avec ces classiques en mélangeant unis et rayures, en ajoutant çà et là une boutonnière colorée, une doublure flashy. Quand j’ai eu un peu plus d’argent, j’ai commandé mes propres tissus et j’ai ajouté de nouvelles couleurs à ces rayures, qui sont devenues ma marque de fabrique.

Pourquoi avoir attendu si longtemps, vingt ans, avant de créer pour les femmes ?

Parce que j’étais terrorisé ! Au début, j’ai résisté. J’étais très satisfait avec mes collections homme, mais les femmes ont commencé à acheter, pour elles, des pièces masculines. C’était l’époque où le photographe Bruce Weber collaborait à Vogue et utilisait des chemises Paul Smith – il en a montré dans une vingtaine de numéros ! Mes premières créations pour les femmes ont été d’abord des costumes, des chemises dans de belles couleurs. Ensuite, il y a eu une pression croissante : on me réclamait des robes, des jupes !

Quelle image avez-vous de la « femme Paul Smith » ?

Je viens de présenter ma dernière collection et je crois que c’est l’une des plus « Paul Smith ». Les critiques l’ont d’ailleurs tous définie de la même façon : un vestiaire facile à porter mais sexy, en fait très français. Chic, respectueux du corps. Cela m’a pris du temps de concevoir cette mode pour les femmes. Je ne sens pas de part très féminine en moi ; cela m’est donc assez dur d’entrer dans cet univers. Parce que ce n’est pas seulement une affaire de vêtements, mais aussi de maquillage, de bijoux : c’est un monde qu’il faut construire. En tout cas, ma vision est celle d’une femme dans le réel. Une femme élégante, naturelle, un peu androgyne et avec l’esprit vif !

Votre business – la marque Paul Smith – connaît, lui, un grand succès. Quel est votre secret ?

Le monde se transforme. Un créateur se doit également de changer, faute de quoi il devient usé, banal. Les rayures Paul Smith ont fait une part de mon succès ? Je m’en éloigne peu à peu. La chose la plus importante à savoir, pour survivre dans l’industrie de la mode, c’est qu’on ne peut jamais s’asseoir dans un fauteuil et se dire : « Je l’ai fait. » Il faut toujours avoir un temps d’avance, prendre de court les gens qui vous copient ; le boulot d’un créatif est de toujours avancer.

Et votre nouveau défi, c’est le cinéma ?

Le réalisateur Tomas Alfredson est venu me voir juste après avoir signé pour l’adaptation du roman Tinker Tailor Soldier Spy, de John Le Carré [NDLR : La Taupe, en français, sortie prévue en février]. Il m’a demandé de lire le script et de lui transcrire l’atmosphère en termes de tonalité, de lignes, de musique. J’ai notamment travaillé sur les couleurs : les verts sombres, les grisà toute cette palette symbole de la guerre froide. Mais mon idée a été de les ponctuer de rouge, car Londres est associée au rouge, avec ses bus, ses cabines téléphoniques. Et puis nous avons aussi travaillé ensemble sur les angles pour renforcer l’atmosphère d’inquiétante étrangeté. Passionnant !

À lire: Paul Smith. Notes, par Olivier Wicker. Ed. La Martinière.

Propos receuillis par Lydia Bacrie

Paul Smith EN 6 DATES

1946 Naissance à Nottingham. 1970 Première collection homme. 1976 Présentation de sa première ligne homme à Paris, sous le label Paul Smith. 1979 Inauguration de la première boutique homme à Londres. 1994 Première collection femme. 2011 Un documentaire lui est consacré sur Arte.

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