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Paul De Grauw : « en ne faisant pas grand-chose, Di Rupo a bien fait »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Il est devenu accro à Twitter, arrive au bureau à vélo et lit du Tom Lanoye en vacances. Celui que le magazine Trends-Tendances décrit comme « l’économiste flamand le plus célèbre à l’étranger » n’a pas vraiment le look traditionnel de la sommité ès affaires économiques. Professeur émérite de la Katholieke Universiteit Leuven (KUL), Paul De Grauwe continue à enseigner à la London School of Economics et s’affirme comme un des plus coriaces opposants à la politique d’austérité imposée par une Commission européenne qui, dit-il, privilégie les intérêts des Etats du nord de l’Europe au détriment de ceux des pays du sud et, en définitive, de toute l’Union. Selon lui, sans annulation d’une partie de la dette de la Grèce et sans doute du Portugal, point de salut. Peu avare de coups de gueule, l’anti-gourou fustige ces fonctionnaires de Bruxelles, Francfort et Washington qui imposent leur loi sans la moindre légitimité démocratique et cette N-VA qui ne pense qu’à l’indépendance de la Flandre et se moque du bien-être des citoyens.

Le Vif/L’Express : La Commission européenne a annoncé la semaine dernière une croissance de 0,3 %. Peut-on être optimiste ?

Paul De Grauwe : C’est une bonne nouvelle. Mais un gros problème demeure : le clivage nord-sud. L’Allemagne, la Belgique, la France… semblent bénéficier d’un redémarrage de l’activité économique. Mais c’est toujours la récession dans le sud. Ce décalage est préoccupant. D’autant que le nord rassemble les pays créanciers et le sud les pays débiteurs. Les premiers veulent que les seconds paient l’entièreté de la dette. Or, certains ne le pourront pas. La Grèce. Mais aussi le Portugal où le ratio dette/produit intérieur brut (PIB) atteint plus de 120 % et continue à croître. Pour des raisons politiques, le nord de l’Europe ne conçoit pas de devoir restructurer la dette de ces pays. Résultat : ils sont maintenus dans un carcan déflationniste beaucoup plus longtemps que nécessaire.

Pensez-vous que les pays du nord finiront par concéder une annulation d’une partie de la dette ?

S’ils n’y consentent pas, cela se fera de façon catastrophique. Via la faillite de certains pays. On a encore la possibilité de l’organiser de façon ordonnée.

Dans le débat sur la pertinence ou non de l’austérité, vous défendez des mesures progressives en opposition au traitement de choc de la Commission européenne. Pourquoi ?

Pour des raisons purement économiques et non idéologiques. Cela n’a rien à voir avec la gauche ou la droite. Dans les années 1930, c’étaient souvent des partis de gauche qui prônaient l’austérité. En Allemagne, paradoxalement, il n’y avait que le parti nazi pour encourager la relance. En période de récession, l’austérité ne fonctionne pas. L’activité économique se réduit ; les revenus de l’Etat diminuent et le déficit, lui, ne baisse pas ou à peine. En revanche, le ratio dette/PIB augmente. La capacité à assurer le service de la dette en est d’autant plus réduite. C’est un cercle vicieux. L’intelligence voudrait qu’on mette fin à des stratégies qui ont échoué.

Pourquoi les décideurs européens s’obstinent-ils ?

Au lieu d’adopter une position favorable à l’ensemble de l’Union, la Commission européenne reprend à son compte la stratégie des pays créanciers. Il est irresponsable qu’elle s’identifie aux intérêts d’un nombre restreint de pays, en l’occurrence les plus riches. Avant la crise, les créances des Etats du sud étaient détenues par le système bancaire des pays du nord, les banques allemandes, françaises, néerlandaises… Elles étaient le reflet des excédents de la balance courante. La crise a transformé la plus grande partie en créances du secteur public. Cela a permis de sauver les banques, allemandes notamment. Le dossier est devenu un enjeu politique : en Allemagne et aux Pays-Bas prévaut l’opposition manichéenne entre « les bons et les mauvais ». Au nord, les pays vertueux. Au sud, le mal. Et le mal doit être puni. Réduire la dette pour aider ces pays à sortir plus facilement de la misère est devenu un tabou. Mais pour que des débiteurs aient pu faire des folies, en Grèce, en Espagne, au Portugal…, il a fallu que des créanciers en fassent aussi. La responsabilité est toujours partagée. Ce constat apporte une autre vision sur la solution à trouver, notamment en répartissant les coûts de l’ajustement. Ce n’est pas l’option des pays du nord.

Comment expliquez-vous que face à ce diktat, il n’y ait pas eu de réaction notamment de la France, malgré les promesses de François Hollande pendant la campagne électorale ?

J’avais aussi espéré que François Hollande adopte une position beaucoup plus dure. Je crois qu’il a eu peur. Il ne voulait pas se retrouver dans la même situation que celle, en 1981, du gouvernement Mauroy, sous François Mitterrand : l’arrêt du plan de relance après six mois est resté comme une humiliation. En outre, les pays qui ne se conforment pas aux décisions européennes sont très vite punis par les marchés, avec des taux d’intérêts à la hausse.

Rectifier le tir est-il encore envisageable ?

Une restructuration de la dette est devenue inévitable. Pour la Grèce certainement, pour le Portugal sans doute. J’espère que ce ne sera pas le cas pour l’Espagne. Cette dernière année, la Commission européenne a tout de même relâché un peu ses exigences en matière d’austérité.

Comment expliquez la pensée unique allemande ?

L’Allemagne, par tradition, privilégie l’austérité, considérée comme vertueuse. Il y a une dimension religieuse dans ce constat. De ce principe découle la causalité entre santé budgétaire et croissance. Or, l’évidence économétrique veut qu’en période de récession, l’accroissement des déficits budgétaires est automatique. Un Etat moderne est contraint d’augmenter les dépenses, parce qu’il y a davantage de chômeurs. On peut prétendre que l’on va y renoncer. Mais les lois sont là.

La fracture entre le nord et le sud de l’Europe découle-t-elle aussi de l’appartenance aux mondes protestant et catholique ?

Je n’irai pas aussi loin. Dans les années 1990, les pays scandinaves ont connu de gros problèmes avec l’éclatement de la bulle spéculative. La différence est que ces pays ont pu dévaluer leur monnaie ; ce qui a introduit un élément de stimulation de l’économie.

Comment voyez-vous la situation particulière de la Belgique ?

Il y a six mois, dans le Morgen, j’ai comparé sa situation à celle des Pays-Bas. En Belgique, on n’a pas vraiment mené de politique budgétaire très active. Les assainissements ont été relativement faibles, pas révolutionnaires. Tant mieux. Les Pays-Bas, adeptes eux de la pensée fondamentaliste, ont imposé beaucoup d’austérité. Résultat : ils sont toujours en récession, n’arrivent pas à réduire le déficit budgétaire et le gouvernement a adopté un nouveau programme d’assainissements… Après tout, Di Rupo, en ne faisant pas grand-chose, a bien fait. Ce jugement est fondé sur l’analyse économique qu’en période de récession économique, l’heure n’est pas à l’austérité. Di Rupo l’a-t-il compris ? Est-ce la paralysie due à la formation du gouvernement ? Ou la combinaison des deux ? Toujours est-il que cela a rendu possible une approche beaucoup plus efficace.

La composition tripartite du gouvernement a-t-elle pu jouer un rôle par la nécessaire recherche d’un consensus ?

Sans doute certains partis auraient-ils voulu aller beaucoup plus loin. Je pense à l’Open VLD. Heureusement que d’autres s’y sont opposés. Je suis contraint de le dire malgré mes sympathies pour ce parti.

Le Monde titrait récemment sur la fragilité persistante du secteur bancaire, une menace pour la reprise en Europe. Partagez-vous ce constat ?

Je le partage de façon partielle. Un bon nombre de banques n’ont pas retrouvé la santé financière. La viabilité du système bancaire n’est pas un phénomène exogène. Si on ne parvient pas à sortir de la récession, on ne parviendra pas non plus à assainir les banques. Il faut attaquer les deux problèmes de front : assainir les banques en augmentant leurs fonds propres et mener une politique qui favorise la croissance.

Le manque de transparence du secteur bancaire continue à nourrir le manque de confiance dans les banques, indiquait un expert interrogé par Le Monde. N’a-t-on pas suffisamment agi depuis la crise financière de 2008 pour réguler l’activité des banques ?

On n’a pas fait assez. Je dirais même plus : le modèle bancaire qui nous a amené dans la mouise est resté plus ou moins inchangé. 1. On n’a pas progressé vers la scission entre les activités commerciales traditionnelles et celles de type banque d’affaires. Des pas, limités, ont été faits aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. pratiquement rien en Europe. 2. Bâle 3 (NDLR : accord international de décembre 2010 sur des propositions de réglementation bancaire) ne va pas assez loin. Les ratio de fonds propres des grandes banques belges sont toujours en dessous des 5 % du bilan dans son entièreté. Si dans l’avenir, une nouvelle crise a pour effet de réduire la valeur de l’actif de la banque de 5 % ou plus, elle fera faillite. Les banques refusent d’ augmenter leurs fonds propres parce qu’elles veulent conserver cet effet de levier qui permet de promettre aux actionnaires des taux de rendement très élevés. L’idée prévaut toujours que quand il y a un rendement positif, il bénéficie à l’actionnaire et à la banque et quand le rendement est négatif au point de mettre la banque en difficulté, c’est au contribuable à payer. Résultat : les banquiers continueront à prendre des risques. Il faut absolument changer ce modèle. Mais les banquiers restent un lobby dont la force m’étonne toujours.

Certaines voix s’élèvent pour dénoncer un déficit démocratique dans la prise de décision politique en Europe. Qu’en pensez-vous ?

C’est éclatant dans le cadre des programmes d’austérité imposés aux pays du sud de la zone euro. Des fonctionnaires de Francfort (Banque centrale européenne), de Bruxelles (Commission européenne) et de Washington (Fonds monétaire international) imposent à Athènes et à Lisbonne le contenu de décisions très politiques. Or, ils ont peut-être une compétence en matières de monnaie et de finances mais ils n’ont aucune connaissance, par exemple, du dossier des retraites. On a enlevé à des pays comme la Grèce et le Portugal la capacité de décider de façon démocratique. Et cette politique semble devenir le modèle. Chaque fois qu’un pays a des difficultés budgétaires, va-t-on mettre le Parlement à l’écart ? Certains diront que ces fonctionnaires ont la légitimité parce que leurs décisions découlent des traités établis et des accords conclus entre pays de l’Union européenne. Mais quid de la légitimité démocratique politique ? Elle est basée sur l’idée que le décideur doit pouvoir être sanctionné par l’électeur. Ce n’est pas le cas avec cette troïka. C’est inadmissible.

Au vu de la situation désastreuse d’un pays comme la Grèce, ce « monitoring » n’était-il pas inévitable ?

Il est clair que ce pays connaît un dysfonctionnement de son système politique, avec un niveau de corruption tout à fait inacceptable. Le problème est que ce modèle que l’on pouvait éventuellement défendre pour la Grèce, on a décidé de l’appliquer indistinctement à d’autres pays. Je ne crois pas qu’au Portugal par exemple, le système ait à ce point dysfonctionné.

Dans l’avenir immédiat, la Belgique peut-elle se payer encore le luxe d’une crise communautaire ?

Malgré toutes les péripéties que l’on a vécues au plan communautaire, y compris la difficulté de former un gouvernement, il faut bien constater que la Belgique a connu une grande stabilité. Cela étant, je conviens qu’on n’a plus besoin d’un nouveau débat communautaire et d’une nouvelle révision de la Constitution. A un certain moment dans ma carrière, j’ai été associé à ce processus. J’ai constaté que l’enjeu de la fédéralisation n’a pas grand-chose à voir avec l’efficacité. L’objectif devrait être de réduire les coûts pour le citoyen de manière à accroître le bien-être économique. C’est ça l’efficacité. Mais ceux qui veulent aller plus loin ont un agenda purement politique. La N-VA n’a qu’un objectif : l’indépendance. L’efficacité, elle s’en moque comme de l’an 40.

Quel souvenir gardez-vous de votre passage en politique ?

Un sentiment mitigé. J’ai appris beaucoup. J’ai rencontré des gens intelligents et de ce fait, j’ai abandonné l’attitude cynique que je nourrissais, comme beaucoup de professeurs d’université, à l’encontre de « ces politiciens qui n’y connaissent rien ». La tâche d’un homme politique est excessivement difficile parce qu’il faut contenter tout le monde. Il sera toujours traité par l’un ou l’autre comme un traître. C’est la démocratie. Mais j’ai aussi compris qu’on ne peut pas changer grand-chose en politique, sauf si on est Premier ministre et encore…. J’ai connu pas mal de frustrations. Parfois, il y a même moyen d’avoir plus d’influence en dehors de la politique que dedans.

Selon un classement établi en juin par Trends-Tendances, vous figurez au deuxième rang des économistes belges les plus suivis sur Twitter. Les réseaux sociaux, est-ce un vecteur de communication important pour vous ?

J’ai maintenant quelque 25 000 « followers ». C’est une façon de faire connaître mes points de vue. Les exprimer en 140 signes est un bon exercice et impose une discipline. Goethe disait : « C’est dans la discipline que se montre le maître ». Mais il faut parfois pouvoir écrire des contributions plus longues.

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