Christophe Lacroix © Belga

Pas de huissiers pour chasser les mauvais payeurs wallons

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le recouvrement des taxes wallonnes bloqué, du moins partiellement. L’attribution du marché des huissiers de justice chargés de chasser les mauvais payeurs annulée une deuxième fois par le conseil d’Etat. Copinage ? Amateurisme de l’administration ? Quel impact sur le budget régional ? Le dossier devient très embarrassant pour le gouvernement et le ministre Christophe Lacroix en particulier.

Les contribuables wallons mauvais payeurs ne risquent sans doute pas, pour le moment, de recevoir une lettre en recommandé voire la visite d’un huissier. Le marché public destiné à désigner les huissiers oeuvrant pour l’administration fiscale wallonne a été suspendu, pour la deuxième fois, par le conseil d’Etat. Le dossier traîne depuis plus d’un an et demi, maintenant. Pour une nouvelle attribution du marché, il faudrait compter encore six mois.

Explications : les taxes propres aux Régions sont de plus en plus nombreuses (redevance télé, déchets non-ménagers, jeux et paris, circulation et mise en circulation, droits d’enregistrement, de succession, précompte immobilier…) Pour recouvrir ces impôts, les Régions ont le choix de l’administration : soit elles s’en occupent elles-mêmes, soit elles laissent le SPF Finances – au niveau fédéral donc – s’en charger et leur reverser ce qui leur est dû. Le service est à la carte. Ainsi, la Région wallonne a commencé par administrer elle-même les petites taxes pour s’attaquer aux plus grosses ensuite. Depuis le 1er janvier 2014, les fonctionnaires wallons recouvrent de nouvelles taxes, à savoir la taxe de circulation, de mise en circulation et l’Eurovignette, ce qui représente un bon paquet de recettes.

Pour ce faire, la Région a décidé de lancer un marché public pour désigner les huissiers de justice chargés de faire la chasse aux mauvais payeurs qui sont, par ailleurs, de plus en plus nombreux en Wallonie. Jusqu’ici, les huissiers recevaient des missions de la part de la Région, en fonction d’un système de désignation plus ou moins arbitraire qui ressemblait davantage à de petits arrangements entre amis. Vu la multiplication des taxes désormais régionales, certains huissiers lésés ont rué dans les brancards. Le marché public devait mettre tout le monde d’accord. Sauf que l’attribution de ce marché vient d’être suspendue pour la deuxième fois, le 2 juillet dernier, par le conseil d’Etat !

Récit. Le cahier des charges de la Région wallonne pour le marché des huissiers a été publié le 19 décembre 2013. Le marché est divisé en douze lots correspondant chacun à un canton judiciaire. Pour chacun des lots, il est prévu de désigner, pour une période de quatre ans, trois huissiers qui se partageront le contentieux. Début mars 2014, les études d’huissiers ont remis leur offre. Les soumissionnaires étaient nombreux, car le recouvrement des taxes est une mine d’or pour eux. D’abord, ils sont assurés de recevoir régulièrement des dossiers. Ensuite, il s’agit d’un travail relativement simple et routinier puisqu’en gros les dossiers de recouvrement de créances se ressemblent.

Le 4 septembre 2014, l’administration fiscale wallonne a rendu publique l’attribution des lots. Il lui aura tout de même fallu six mois pour réaliser ce premier classement. Ce qui paraît a priori longuet. De source bien informée, on apprend que le téléphone a chauffé, pendant cette demi-année, entre études de huissiers et administration voire cabinets ministériels… Surtout, la Région wallonne a introduit des sous-critères pour l’attribution du marché. Lesquels n’étaient pas prévus dans le cahier des charges, mais ont permis à certains soumissionnaires (bien informés) d’obtenir davantage de points. Ainsi, les huissiers qui faisaient mention d’un terminal mobile de paiement pour leurs déplacements chez les contribuables redevables obtenaient trois points. Or ce n’était pas mentionné dans le cahier des charges, auquel cas, tous les soumissionnaires se seraient équipés d’un tel terminal pour le faire figurer dans leur offre.

Cette inégalité de traitement a amené plusieurs études d’huissiers à introduire un recours en extrême urgence devant le conseil d’Etat et, le 3 novembre 2014, la juridiction administrative a annulé, sans détours, l’attribution du marché wallon pour huit des douze lots. Embêtant car, comme le soulignait alors l’avocat de la Région devant le conseil d’Etat, il résulterait de cette décision une accumulation de dossiers contentieux, car l’administration fiscale wallonne ne pouvait plus confier des dossiers de recouvrement aux huissiers. Et l’avocat d’évoquer un risque de prescription qui, rien que pour la redevance TV et les taxes véhicules, représentait une perte potentielle de 81 millions d’euros.

La Région devait donc opérer un nouveau classement, a priori le plus vite possible. D’autant qu’il ne s’agissait pas de relancer un nouveau marché, mais de réexaminer des offres déjà connues et de les classer en fonction de critères désormais transparents. Curieusement, il aura encore fallu six mois pour que le comité de sélection de l’administration prenne une nouvelle décision d’attribution de marché, soit le 5 mai 2015. Six mois pour rien, puisque ce deuxième classement a, une nouvelle fois, été attaqué et annulé. Pour quelle raison ? Le 2 mars 2015, pour préparer le terrain informatique, l’administration fiscale wallonne a organisé une réunion avec des informaticiens liés à des études d’huissiers. Mais toutes les études soumissionnaires n’étaient pas concernées, tandis que celles qui avaient fait l’objet du premier classement étaient représentées. En outre, un huissier était personnellement présent à cette réunion, ainsi que deux membres du comité de sélection des offres de l’administration…

L’auditeur du conseil d’Etat a dû s’étrangler en constatant que le pouvoir adjudicateur avait ainsi établi des contacts privilégiés avec certains soumissionnaires avant l’attribution du marché. Le nouveau classement a donc été annulé, le 2 juillet dernier, pour les huit lots déjà concernés. Cette déplorable saga, due soit à du copinage soit à l’amateurisme de l’administration wallonne soit aux deux, risque de coûter cher à la Région. Sans huissiers pour recouvrir les créances, cela posera, pour le moins, des problèmes de trésorerie, voire un trou budgétaire si certaines créances arrivent à prescription, comme en a été averti le conseil d’Etat par la Région wallonne elle-même.

« Nous sommes dans le lac ! », s’est exclamé, lundi 13 juillet, le député Stéphane Hazée (Ecolo) face au ministre de la Fonction publique et du Budget. Christophe Lacroix (PS) l’a assuré que « l’administration avait été chargée de prendre toutes les mesures de recouvrement afin de garantir au maximum la perception des recettes fiscales », sans en dire davantage, « vu la délicatesse du dossier ». Que fera l’administration, cette fois ? Faudra-t-il six nouveaux mois pour un nouveau classement ? Ou bien va-t-elle essayer de revenir à l’ancien système de désignation en le maquillant de garanties démocratiques, comme cela se murmure déjà ? En attendant, les mauvais payeurs sont tranquilles. Ce couac à répétition est néanmoins inquiétant pour l’avenir, puisque d’autres taxes (succession, droit d’enregistrement, précompte immobilier) seront, un jour, gérées par cette administration.

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