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Parole de wallingant : sus aux « flamandiants » !

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Un gentil nationalisme wallon face au nationalisme flamand belliqueux ? L’idée passe mal la rampe de l’Histoire : les wallingants de jadis ont eu des mots blessants et intolérants pour les Flamands et Bruxellois.

L’incident est clos. Rudy Demotte (PS) n’a fait qu’un mauvais rêve en pensant subitement tout haut à faire éclore un nationalisme wallon. La grande majorité de l’élite politique francophone, ténors régionalistes wallons compris, a eu tôt fait de dégriser le ministre-président wallon. Douche froide. Et message reçu : le Premier wallon n’a pas récidivé lors de son laïus aux récentes Fêtes de Wallonie.

Qu’on se le dise : le nationalisme reste un terme politiquement incorrect, rayé du vocabulaire wallon. Catalogué comme maladie honteuse, confinée de l’autre côté de la frontière linguistique. L’historien Philippe Destatte, directeur général de l’Institut Destrée, ce pilier de la recherche historique sur la Wallonie, l’avait souligné en d’autres temps : « Le mouvement wallon a fondé sa doctrine sur un refus du nationalisme. »

Tout faux, Rudy Demotte ? L’homme a bien tenté de se rattraper. Il n’a fait que s’enferrer. A l’entendre, il y aurait nationalisme et nationalisme. Vertueux, ouvert, accueillant, dans sa variante wallonne. A rebours de la vilaine logique de repli, d’exclusion et d’intolérance qui reste une marque de fabrique flamande.
« Rudy Demotte a raison de distinguer un nationalisme amoureux, qui traduit un amour de sa patrie, et le nationalisme belliqueux qui exclut l’autre. Mais quand il revendique un bon nationalisme wallon et désigne le mauvais nationalisme flamand, il bascule lui-même du nationalisme amoureux dans le nationalisme belliqueux », pointe Philippe Destatte.

Tout cela pour en arriver à ancrer dans les têtes la fierté d’un inoffensif régionalisme citoyen wallon qui camperait aux portes du féroce nationalisme ethnique flamand. Le gentil face au méchant. Message hollywoodien, toujours politiquement porteur. Historiquement réducteur.

La distribution des rôles résiste mal au tamis de l’Histoire agité par Maarten Van Ginderachter. Cet historien quadragénaire à l’université d’Anvers a passé au crible les postures des acteurs du Mouvement wallon. Verdict, confié au Vif L’Express : « L’opposition entre une Flandre fermée et une Wallonie ouverte est loin d’être aussi absolue. » C’est moins vrai aujourd’hui, admet-il tout au plus : « Il est exact que le nationalisme flamand est devenu séparatiste au lendemain des deux guerres mondiales. »

Mais le fin mot de l’Histoire n’absout pas pour autant l’autre bord. « Le mouvement wallon a été surtout un nationalisme belgo-wallon, qui se donnait pour but de sauver la Belgique latine au mépris des droits des néerlandophones. »

Pour défendre leur cause, certains fers de lance du combat wallon ont parfois versé dans le registre du parfait nationaliste. A l’insu de leur plein gré : « Les wallingants se considèrent de préférence comme régionalistes, bien qu’à certains moments, ils se soient comportés de la même manière que les nationalistes flamands décriés. Sans réfléchir consciemment au concept de nation, les wallingants reprennent des principes ethniques, comme la terre natale wallonne, le sang et la race, la filiation ou le sort historique commun. » Même le célèbre Jules Destrée, figure emblématique du Mouvement wallon, y a été de son couplet : « J’exalterai ma terre natale, la Wallonie. Et ma race, la française », s’exclame le socialiste carolo en 1906.

Un même amour pour la patrie

Et dire que wallingants et flamingants partagent au départ un même amour pour la patrie… belge. « Mouvements flamand et wallon sont de purs produits de l’Etat belge, c’est leur volonté acharnée de se draper du nationalisme belge qui a amené leur naissance », rappelle Chantal Kesteloot, historienne au Ceges. Là s’arrête l’identité de vues. Les raisons de déclarer sa flamme à cette Belgique fraîchement issue du divorce avec les Pays-Bas en 1830 divergent du tout au tout.

Le Mouvement flamand, peuplé de patriotes belges et de catholiques convaincus, milite au départ pour renforcer la langue du peuple, en faire une « langue belge » qui consoliderait le jeune royaume, notamment face aux menaces expansionnistes du puissant voisin français. « Il existe une véritable symbiose entre ce mouvement flamand des origines et la jeune Belgique », reprend l’historienne.

Si le mouvement wallon surgit à la fin du XIXe siècle, c’est pour contrer les aspirations flamandes à lutter contre la francisation des provinces flamandes. Quelle hérésie ! Hors du français, décrété unique langue officielle en Belgique, point de salut : l’affirmation a valeur de dogme. « L’unilinguisme des Wallons est évoqué comme une donnée quasi naturelle au sens biologique du terme, mais en toute légitimité étant donné la stature du français à l’époque. » Sa supériorité intellectuelle ne peut souffrir aucune discussion, aux yeux des Wallons. L’idée même qu’une langue « flamande », que cet agglomérat de patois voué à extinction, puisse obtenir droit de cité dans l’Etat belge, dépasse leur entendement.
Rien n’est épargné aux premiers flamingants qui osent soutenir le contraire. Ni la diabolisation, ni la commisération. « Ils sont des traîtres à la patrie, une vermine dangereuse qui menace l’Etat dans son essence même : son unité linguistique », note Chantal Kesteloot. La Belgique sera francophone ou ne sera pas. « L’attachement à 1830 est l’un des ciments du militantisme wallon. »

Que son pendant flamand affiche la même ardeur patriotique ne le sauve pas du mépris, ni du dénigrement. Ce militantisme flamand n’est perçu, lui, que comme « une machination cléricale destinée à maintenir une Flandre catholique et arriérée », selon Maarten Van Ginderachter.

? « Flamandiants » dehors ! Justice, enseignement, administration : l’inexorable flamandisation de l’appareil d’Etat glace Wallons et francophones. Notamment pour des motifs matériels, souligne l’historien anversois. « Ils craignent pour leurs chances de carrière si le néerlandais devait devenir obligatoire. » La légalisation de l’égalité linguistique, obtenue à la fin du XIXe siècle, porte la fureur wallonne à son comble. Haro sur les « flamandiants », les « crève-la-faim ». Le discours ambiant ne fait pas dans la dentelle. « La Wallonie aux Wallons. Que les administrateurs des sociétés industrielles commencent par renvoyer chez eux, en Flandre, tous ces crève-de-faim flandrins qui viennent chez nous prendre la place des Wallons. » Qu’on en finisse avec cette Flandre pauvre qui vit aux crochets de la Wallonie.

? Touche pas à ma terre wallonne. Contagion cléricale venue de Flandre, usage obligatoire du néerlandais, bilinguisme généralisé : la montée en puissance du mouvement flamand, ses revendications menaçantes, poussent à des réflexes de repli. « Il s’agissait pour les Wallons de se défendre et non d’attaquer, d’ériger des digues et non de passer à l’offensive », écrit Philippe Raxhon, historien à l’Université de Liège.

Le fétichisme du territoire n’est pas un monopole flamand. « L’idée d’un territoire inviolable aux limites intangibles apparaît de manière aussi précoce chez les politiciens wallons que chez les politiciens flamands. L’antique lien entre le peuple et sa terre fait son entrée dans la pensée wallingante », pointe Maarten Van Ginderachter.
Ce sol wallon, il s’agit de le préserver d’une présence massive d' »étrangers » durant l’entre-deux-guerres. Les députés wallingants rejettent toute idée de facilités en faveur des immigrants flamands. Pas question de tolérer des « foyers de pénétration, des foyers de résistance contre la culture de la région », dixit François Bovesse, éminent libéral wallingant. « Il y a des émigrés épisodiques, sans tradition, en Wallonie ; nos amis flamands admettent que nous les assimilions », se persuade Jules Mathieu, député socialiste. « Une invasion de rats flamingants menace nos bureaux », s’alarme René Branquart, député socialiste et membre de l’Assemblée wallonne.

Touche pas à mon pré carré wallon. Le réflexe a la vie dure. En 2002, le ministre-président germanophone Karl Heinz Lambertz (PS) caresse l’idée de faire des Cantons de l’Est une région séparée de la Wallonie. Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS), régionaliste convaincu et alors patron du gouvernement wallon, se dresse sur ses ergots : « Tout simplement, pour moi, il y a des Wallons de langue allemande comme il y en a de langue française […]. Est Wallon tout habitant de Wallonie. »

? Gaulois et fier de l’être. Ce Mouvement flamand prend l’allure d’un rouleau compresseur. Le Wallon cherche à comprendre : « Dès les débuts du Mouvement wallon, des wallingants interprètent les querelles linguistiques comme un conflit de races », poursuit Maarten Van Ginderachter. Le Wallon cherche aussi à se rassurer : il peut être fier « d’être un Gaulois, dont le sang fut pénétré de l’ardeur latine ; il s’enorgueillit d’être par la race, frère des Français de France », s’exclame en 1913 le rapporteur de l’Assemblée wallonne, Richard Dupierreux, à l’heure où la Wallonie se donne le Coq Hardi pour emblème.

Invoquer la race se perd rapidement dans le discours politique wallingant. Mais au début de l’entre-deux-guerres encore, l’idée de rendre l’université de Gand bilingue arrache au député socialiste wallingant Louis Piérard, ce cri d’effroi : « Nous ne voulons pas de cette monstruosité qu’est votre culture bilingue […]. Nous voulons poursuivre la persistance et la pureté de nos races et nous répudions le barbouillage. »

La révélation des atrocités nazies ne bannit pas d’emblée toute allusion de type racial. Au lendemain de la Seconde Guerre, Wallonie Libre applaudit à l’idée d’une immigration italienne en Wallonie. Rien de tel, aux yeux de ce groupe de pression wallingant, qu’un apport de gènes latins de type méditerranéen pour faire contrepoids au surcroit de gènes nordiques que l’afflux de Flamands a introduit dans le type wallon. Paroles en l’air ? A l’appui de sa thèse, Wallonie Libre se réfère à la dimension… des crânes.

« Après la Seconde Guerre mondiale, une des préoccupations principales de la politique d’immigration wallingante est d’attirer des travailleurs étrangers d’origine « latine » », relève Maarten Van Ginderachter, indices à l’appui. Comme ce plaidoyer, dans les années soixante, de la revue du Mouvement populaire wallon, Combat : « Combien de fois faudra-t-il répéter que, du point de vue wallon, il vaut cent fois mieux recruter des travailleurs italiens ou latins que d’autres ? »

Non pas que les ouvriers flamands ou polonais déméritent. Mais le sens de l’hospitalité wallonne a son public fétiche. L’italophilie reste le meilleur antidote pour compenser le dépeuplement de la Wallonie et contrer la loi du nombre d’une Flandre en plein boom démographique.

? Latin dans l’âme. Les Wallons sont des « Latins fidèles », et cela changerait tout. « Instinctivement, les gens d’origine germanique vont vers des solutions d’autorité ; instinctivement, les gens d’origine latine vont vers des solutions de liberté », affirme le député socialiste Branquart à la tribune de la Chambre en 1921. Les séquelles des deux guerres mondiales laissent aussi des traces dans l’esprit de certains wallingants : « Notre caractère latin ne donne pas aux revendications wallonnes l’âpreté des revendications germaniques, ni leur caractère d’unité disciplinée », croit encore pouvoir conclure un conseiller communal socialiste de Namur, au milieu des années 1950.

Langage belliqueux, caricatural, blessant. Il ne faut pas en exagérer la portée. Ni oublier de le replacer dans son époque : ainsi le sens donné au concept de race a sensiblement évolué au fil du temps.

Il reste l’ineffaçable : le ton général du discours. « Cette rhétorique très militante n’était pas franchement celle de l’ouverture », admet Catherine Lanneau, spécialiste du Mouvement wallon à l’Université de Liège. Elle était peu susceptible de favoriser l’entente cordiale entre flamingants et wallingants, conclut Chantal Kesteloot : « Difficile de nouer une stratégie commune quand une partie du combat est basée sur la diabolisation de l’autre. » Et sur la volonté de s’en démarquer à tout prix. « Ne pas être ce que l’autre est… ne pas être nationaliste si les Flamands le sont. »

Régionalisme wallon et nationalisme flamand. D’autres projets ou simplement un autre nom ? par Chantal Kesteloot, éd. ASP, 2013.

L’introuvable opposition entre le régionalisme citoyen wallon et le nationalisme ethnique flamand, par Maarten Van Ginderachter, Cahiers d’histoire du temps présent, 2004.

Les séparatistes wallons et le gouvernement de Vichy (1940-1943), par Hervé Hasquin, Académie royale de Belgique, 2004.

Le dossier dans Le Vif/L’Express de cette semaine

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