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« On vit une époque où le discours conservateur se fait sentir partout »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Professeure d’histoire contemporaine à l’ULB, Valérie Piette consacre ses recherches à l’histoire des femmes, du genre et de la sexualité. Elle cosigne un ouvrage consacré aux grandes avancées de la libération sexuelle, de la création des plannings familiaux à la dépénalisation partielle de l’IVG. Se revendiquant d’une ligne laïque et féministe, elle appelle à une vigilance renforcée face au retour de l’ordre moral, aux reculs en matière de droits sexuels et reproductifs.

Ce titre, Jouissez sans entraves ?,avec un point d’interrogation, est-ce un bilan ou un avertissement ?

Les deux. Depuis toujours, la sexualité fascine, et en particulier celle des femmes. Quand on parle du sexe féminin, c’est l’inconnu, le  » continent noir « , comme disait Freud. La science l’oublie, on ne se bouscule pas pour l’étudier. Le clitoris, seul organe entièrement dévolu au plaisir – à la différence de l’homme -, demeure bien moins documenté dans la littérature scientifique que ses équivalents masculins. Il va falloir attendre 1998 pour qu’une urologue australienne décrive très minutieusement son anatomie. Et 2016, pour que des chercheuses le modélisent à échelle réelle et en 3D. C’est neuf, tout ça !

Si la sexualité fascine, vous dénoncez le fait qu’elle énerve, qu’elle dérange. N’a-t-elle pas toujours provoqué les foudres des conservateurs ? Ce n’est pas neuf, ça !

C’est vrai, l’histoire voit se succéder des périodes au cours desquelles la voix des conservateurs porte plus ou moins fort. On vit sans conteste une époque où leur discours se fait sentir partout, dans la politique, les médias et la vie culturelle. On croyait que tout était gagné, mais on observe aujourd’hui un  » resserrement « , forcément lié à une crise politique, économique, morale. Les attaques à nos libertés n’ont fait que croître ces dernières années.

Si les moralisateurs sont à ce point audibles et visibles, c’est aussi parce qu’il n’y a plus personne en face…

Nous nous sommes peut-être assoupis, pensant que les combats qui menèrent à la libération de nos corps étaient coulés dans la loi. C’était de la naïveté !

Ne se contentent-ils pas de protester ? Malgré les manifestations, la France a légalisé le mariage et l’adoption pour tous.

Je crois au contraire que les reculs sont toujours possibles. On l’a vu avec l’Espagne, qui a réduit l’accès à l’IVG. Désormais, les mineures ne peuvent pas y avorter sans l’accord de leurs parents. En Pologne, un projet de loi envisage l’interdiction quasi-totale de l’IVG et il a des chances d’aboutir. A chaque fois, on multiplie les obstacles rendant plus difficile l’accès à ce droit.

Oui, mais en Belgique, y a-t-il des tentatives comparables ? L’accès des femmes à la contraception et à l’avortement semble acquis.

Je constate qu’on tente aussi de revenir sur des acquis. On le voit avec le projet de partis flamands de donner un statut civil à un foetus non viable. Le CD&V le propose dès 85 jours de gestation. Cette volonté laisse entrevoir la pente glissante : si on reconnaît ce statut au foetus mort-né, cela fragilise de facto l’acte d’avortement. Pourquoi 85 jours ? Ce délai correspond très exactement à 12 semaines plus un jour, soit la limite légale autorisée pour réaliser une IVG. Cela entretient le trouble et fait avancer l’idée d’un être humain à part entière dès la conception.

Vit-on un retour à une  » remoralisation  » de la sexualité ?

J’observe des dérives  » invisibles « . Prenez l’exemple de la Région wallonne : voilà que son administration découvre que la pilule du lendemain est distribuée illégalement dans les plannings par des psychologues et des assistants sociaux. En fait, d’après une loi fédérale, jamais appliquée jusqu’il y a deux ans, seuls les médecins peuvent délivrer ces pilules. Cette loi est inapplicable : un médecin n’est pas toujours présent dans un planning. Que faire quand une jeune fille arrive le lundi matin et qu’elle va dépasser la limite du délai de 72 heures ? Moi, j’y vois une entreprise de rappel à l’ordre moral… et peu de gens en prennent conscience.

Comment expliquer l’émergence de cette expression conservatrice ?

Jouissez sans entraves ? Sexualité, citoyenneté et liberté, par Fabienne Bloc et Valérie Piette, éd. du CAL, 96 p.
Jouissez sans entraves ? Sexualité, citoyenneté et liberté, par Fabienne Bloc et Valérie Piette, éd. du CAL, 96 p.© DR

Les manifestations anti-mariage homosexuel en France ont incontestablement réveillé les ardeurs des conservateurs. Ces mouvements sont jeunes ou se veulent branchés, s’appropriant les codes des adolescents. Sous leurs nouveaux habits, sur le fond, ils adoptent les mêmes positions que leurs prédécesseurs. Thérèse Hargot, philosophe et sexologue, symbolise ce renouveau moralisateur. La jeune femme est partout, écume les journaux et les plateaux télévisés. Elle est belle, sympa, libérée puisqu’elle parle de sexe… Mais son discours dissimule des propos très puritains : elle prône l’abstinence comme le meilleur moyen d’éviter les maladies sexuelles, le rejet de la pilule, le retour aux méthodes naturelles… C’est la  » Zemmour  » du sexe. De l’autre côté, il y a cette idée selon laquelle on serait allé trop loin dans l’octroi de certaines libertés, et qu’il serait bien de vite refermer cette parenthèse enchantée née de Mai 68. Cela s’entend même chez ceux qui travaillent en planning !

On comprend à présent que la  » zemmourisation  » de la sexualité avance masquée…

Vous ne croyez pas si bien dire ! La stratégie, ce n’est plus tant les conférences, les manifs, les communiqués… Elle se fait par petits pas. Ainsi les actions anti-IVG, visibles surtout au niveau local, sont mises en oeuvre de façon plus insidieuses. Des centres non agréés se font passer pour des plannings familiaux. Ils flirtent avec la loi, en jouant sur les mots et ne reprenant qu’une partie du label. Des jeunes filles tombent dans ce piège : dans ces centres pro-vie, on ne leur délivre pas d’informations correctes sur l’avortement, mais un discours culpabilisant, qui veut les amener à renoncer à ce droit.

Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, la sexualité fait partie à son insu de la scène politique, alors que l’on croit tous qu’elle reste une affaire privée.

En effet, le sexe n’est pas qu’une affaire intime, comme on veut nous le faire croire. Quand on parle sexualité, on parle famille, individu, citoyenneté. On parle aussi de droits, droit de choisir sa ou son partenaire, droit à la contraception, droit à l’IVG… Il s’agit donc d’une question politique avant tout. L’Etat s’est toujours mêlé de notre sexualité, de l’intime. C’est un ménage à trois, en ce sens que c’est lui qui définit les normes en matière sexuelle : majorité sexuelle, criminalisation du viol, prévention des maladies, union homosexuelle, etc.

Quel est alors, selon vous, la priorité à inscrire à l’agenda politique ?

On voit bien qu’il est urgent de mettre en place un véritable dispositif d’éducation à la sexualité. Nous sommes loin d’une telle réflexion politique, alors qu’un décret prévoit au moins une séance d’éducation sexuelle à l’école. Son application, soumise aux bonnes volontés individuelles, reste inégale selon les établissements scolaires. Il existe encore cette théorie puritaine qu’en abordant ces sujets avec les jeunes, on les encourage à l’hyperactivité sexuelle. Alors qu’on se croit tous libérés, on se montre incapables d’éduquer les jeunes à la sexualité ! Or, il s’agit d’un enjeu bien plus important que d’aller faire la police sur les plages !

On parle du burkini, là ?

Ce que m’inspire le burkini ou le voile n’est pas le sujet. Mais sur le fond, je suis heurtée qu’on s’attaque à chaque fois au corps des femmes. Elles sont les seules qui font l’objet d’arrêtés. Vêtir ou dévêtir le corps des femmes est un acte politique. Pourquoi un homme pourrait-il se vêtir d’un qamîs et d’une longue barbe sans être ennuyé ? Le système est pensé au masculin. C’est révélateur : à partir d’une question de vêture, on discute de l’Orient et de l’Occident. En même temps, on escamote la question des femmes.

Dans votre livre, vous opposez catholiques et laïques. Des conservateurs, il y en a d’autres en Belgique.

J’assume ce choix. Je ne voulais pas être dans la stigmatisation. Ensuite, j’adopte une position d’historienne qui tente de voir les choses dans la durée. Quand on étudie deux siècles d’histoire dans notre pays, on sait que c’est avec les autorités catholiques et le Vatican que la bataille a eu lieu. Cela permet aussi de s’interroger sur ce qui se passe chez nous. N’y aurait-il pas de problèmes ? Tout le monde prendrait-il son pied ?

De plus en plus de jeunes filles sont séduites par la vague naturaliste. En quoi cela vous inquiète-t-il ?

Le danger, c’est la méfiance envers la pilule. Avec le rejet d’un produit chimique, c’est toute une idéologie qui s’exprime, c’est le retour du naturalisme. Toutes ces régressions ne sont pas seulement d’ordre religieux, c’est aussi le grand retour à la sanctification de la nature.

Vous dénoncez d’autres dangers, tels les dogmes religieux et ceux du marché.

En fait, on est devant une conjonction de mouvements. Aujourd’hui, nous sommes bercés dans un siècle religieux, régit par le marché et naturiste. Nous devons naviguer entre un retour à l’ordre moral et entre le marché qui fait repère ou norme : toute une économie repose sur la sexualisation à outrance des femmes. Et cela nous contraint à nous penser en permanence comme objet de désir. Jusqu’il y a peu, il me semble que le dogme du marché était plus fort. Il a été supplanté par le retour en force du religieux. Il est intéressant de remarquer que ces dogmes sont toujours en lien avec la sexualité.

Comment expliquez-vous que les jeunes filles se sentent si peu concernées par le féminisme ?

Si j’ai écrit ce livre, c’est parce que je suis inquiète. Les étudiantes que j’ai en cours pensent que tout a été gagné il y a vingt ou trente ans : elles ont le droit de disposer de leurs corps, d’avorter, de s’envoyer en l’air… Si, si, bien sûr, il y a eu des progrès ! Mais plus tard, la trentaine approchante, quand mes anciennes étudiantes ont leur premier enfant, elles constatent qu’il demeure bien un enjeu central au niveau le plus quotidien : le partage des tâches familiales et ménagères, dont tout le reste dépend. Demandez-leur qui, chez elles, ramasse les chaussettes sales…

Propos recueillis par Soraya Ghali – Photo : Hatim Kaghat – Illustration : Thomas Mathieu.

Bio Express

1969 : Naissance à Bruxelles.

1998 : Soutient une thèse sur Servantes et domestiques : des vies sous condition. Essai sur le service domestique 1789-1914. Prix de l’Académie royale de Belgique.

2006 : Initiatrice de la plateforme « Normes, genre et sexualité ».

2010 : Co-commissaire de l’exposition Pas ce soir chéri(e) ? Histoire de la sexualité aux XIXe et XXe siècles. Parution du livre éponyme.

2016 : Publie Jouissez sans entraves ? Sexualité, citoyenneté et liberté.

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