Olivier Strebelle. Sa sculpture, c'est le cerf-volant de son enfance. © Philippe Cornet

Olivier Strebelle: « Je n’ai pas la folie gratuite des grands objets »

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le sculpteur belge Olivier Strebelle, membre de l’Académie royale de Belgique et fils du peintre Rodolphe Strebelle, est décédé ce samedi à l’âge de 90 ans. Il y a quelques années, il nous accordait une longue interview que nous republions ici en guise d’hommage.

Cet article est initialement paru dans Le Vif/L’Express du 5 novembre 2010.

Sculpteur Forever pourrait être la devise de ce créatif bruxellois de 83 ans, contemporain et ami d’enfance de Pierre Alechinsky. Ses ouvres, qui adorent prendre l’air, garnissent villes belges et étrangères de courbes volontiers féminines. Peut-être parce qu’il croit toujours dans la muse de l’autre sexe, peut-être parce que ce fils de bonne famille qui décroche le prix de Rome à 26 ans, n’aime rien tant que de rêver le paysage urbain sous couvert de métal sculpté. Strebelle traque l’intimité avec un sens certain du grandiose, comme son Allée des athlètes de cent dix mètres de longueur et vingt de hauteur, monstre pacifique de tubulures en acier inox, installée dans la capitale chinoise depuis les JO de Pékin. Comme les musiciens cubains ou les bluesmen, le sculpteur a oublié la retraite, et après soixante ans de métier a toujours la tête farcie de projets un peu fous, dans le Golfe ou plus près de chez nous…

Le Vif/L’Express: Comment vous présentez-vous?

Olivier Strebelle: L’autre jour, j’étais dans le tram et un jeune homme est venu me poser des questions pour une enquête. Quand il m’a demandé ce que je faisais, on passait juste devant ma sculpture de l’avenue Louise ( Phénix 44, 1993) et je lui ai dis: « Je fais cela. » Je suis un rêveur professionnel et je me présente comme mythomane constructeur [sourire]. Je vis au jour le jour, ou pour le lendemain. Je suis libre de changer constamment d’avis: je pose des questions, je n’apporte pas de réponses. Je n’ai pas changé de style mais bien de sculpture et de but. Je continue à faire le bonhomme de neige que je faisais enfant: je suis passé de la neige à la terre, de la pierre à l’acier, de l’acier inox au bronze… Cela dit, je n’ai jamais pensé en termes de carrière.

Quel est votre premier choc artistique?

Je fabriquais des cerfs-volants et les faisais voler le plus haut possible: j’imaginais en être le pilote. Un jour, à la mer, le cerf-volant s’est détaché et est parti dans les dunes. Quand je suis allé le récupérer, je suis tombé sur un couple qui faisait l’amour: je pense que cette vision m’a donné envie de monter et de démonter les choses. Le couple était un personnage que je ne pouvais pas bien fixer, ce n’est qu’après que j’en ai fait des personnages… Ma sculpture, c’est le cerf-volant de mon enfance.

Quel genre d’élève faisiez-vous?

J’étais distrait, je m’occupais assidûment de choses qui n’étaient pas au programme des cours. L’histoire naturelle, je la voyais différemment de celle qu’on voulait m’enseigner à l’athénée d’Uccle. J’étudiais les plantes et les insectes, j’avais un arboretum, un étang avec des animaux que je ramenais de partout. Mon prof, Léo Moulin [père de Marc] m’a dit: « Vous êtes le plus mauvais élève que j’ai jamais eu et ma plus grande réussite. » Mes parents voulaient que je construise moi-même mes jouets: j’ai fabriqué mon premier vélo avec des roues trouvées au vieux marché, la poignée était faite avec des tuyaux de masque à gaz, très bien comme guidon! J’ai eu une enfance très occupée et la chance d’avoir des parents complices: ma mère me donnait raison par rapport à ces crétins de l’école [rires]. Elle a été ma première fan et mon père a suivi: à cause d’un problème d’oreille, il avait été trépané très tôt dans sa vie, sans anesthésie, en 1911. Ma mère était le chef de famille, elle avait abandonné la peinture pour magnifier celle de mon père…

« Je suis un rêveur professionnel et je me présente comme mythomane constructeur. »© Philippe Cornet

Vous vivez une enfance bourgeoise, vous rencontrez Ensor, Magritte, c’est un peu exceptionnel: cela vous guide-t-il forcément à considérer que l’art est – disons – la norme?

J’imaginais que tout le monde était peintre: mon père, ma mère, mon frère l’ont été. Mon frère Jean-Marie a été dévasté par la guerre, il est mort il y a une vingtaine d’années. Mon frère Claude, 93 ans, est devenu architecte et c’est lui qui a fait le Sart Tilman. Mon père était pauvre, c’était un violoniste qui a dû arrêter de jouer du violon pour cause de mastoïdite, c’est pour cela qu’il est devenu peintre. Il avait rencontré ma mère à la Grand-Place, où une académie libre s’était installée dans les greniers de la Maison du Cygne. Ma mère était hollandaise et fortunée, ses parents avaient vécu en Inde et à Djakarta, c’étaient des théosophes: ce qui explique sa largesse d’esprit, son côté universel, elle parlait six langues. C’était une très grande amie d’Ensor qui, peut-être, a été amoureux de celle qu’il nommait « La femme en bleu ». Toutes les vacances, à Nieuport-Bains, c’était rituel, on mangeait avec lui à midi: il a fait partie de mon enfance et je me souviens avoir eu peur de sa sirène momifiée, fabriquée à Ceylan avec des animaux décomposés. Ma mère a quand même décidé de l’avenir d’Alechinsky que j’avais rencontré sur la plage à l’âge de 7 ans: elle est allée trouver ses parents en leur disant que c’était crétin de vouloir en faire un médecin alors que la vie d’artiste était la plus enviable au monde…

Quelle était l’ambition culturelle des Ateliers de Marais que vous créez en 1949 avec, entre autres, Alechinsky?

L’envie était de faire un phalanstère, ce que nous avions déjà créé en 1945 dans un château près de Torhout, avec Charles de Brouckère – petit-fils de l’homme de la place du même nom -, des architectes et un autre sculpteur, Zavaroni. Les Ateliers du Vieux Marais étaient une continuation de l’expérience de Torhout, avec Alechinsky, Luc de Heusch et Christian Dotremont, qui deviendra le directeur de Cobra. Toute ma vie a été ainsi, haletante, entourée de projets mirifiques que j’ai toujours en vue aujourd’hui. Ma première expo internationale de sculpture et de céramique a eu lieu quand j’avais 20 ans, au musée d’Oslo, cela a été toute une aventure. Comme cet objet que je veux construire quelque part dans le Golfe: pour l’instant, je ne peux pas en dire plus… J’ai également une sculpture-fontaine monumentale en vue, en Belgique.

La sculpture, c’est bien pour séduire les filles?

Non [rires]. Pas du tout, mais c’est une façon de se glisser dans l’intimité des gens. L’amour est toujours une source d’inspiration, même si chaque relation ne m’a pas pareillement inspiré… C’est pour cela que je voulais absolument vous présenter à ma compagne depuis quatre ans, Marianne [elle partage le repas avec nous]: ce n’était pas juste de parler d’intimité, sans parler d’elle. Vous savez, j’ai été marié quatre fois, j’ai quatre enfants (de trois femmes différentes) et six petits-enfants…

Si l’on en juge par la dimension de vos créations, vous avez un peu la folie des grandeurs, non?

Comme un naïf peut l’avoir, mais je n’ai pas la folie gratuite des grands objets. La dimension dépend de l’emploi: on ne fera pas un cendrier géant, si? [sourire]. J’aime que les choses soient à la bonne dimension. Ainsi, mon Cheval Bayard qui a été réalisé en 1950, fait douze mètres sur sept: je l’imaginais à côté du pont de Jambes construit par Bastin. C’est le plus grand bronze de ma vie et je me suis terriblement accroché à son existence: j’ai dû attendre l’Expo 58 pour trouver l’argent, 3,8 millions de francs belges, une fortune pour l’époque. L’Expo l’a financé aux 8/10, ce qui m’a permis de le construire et de le présenter à Bruxelles: il est ensuite revenu à Namur. Si vous parvenez à communiquer votre rêve, c’est déjà un accomplissement!

« Le partage le plus bête, c’est l’argent, la façon la plus pauvre de partager. »© Philippe Cornet

Votre plus grande oeuvre – en termes de dimensions – est installée à Pékin: cela a été une véritable quête, une conquête aussi. Comment monte-t-on pareille folie?

Elle était en gestation depuis dix ans. Le prix – environ 10 millions d’euros – est un cadeau de dix firmes européennes qui participaient au marché économique de la Chine: c’est un mécénat avec intérêt! Gad Weil, qui avait déjà organisé mon expo place Vendôme en 2001, a pris les choses en main, sans lui, nous n’aurions pas pu le faire. Je suis allé dix-neuf fois en Chine: quatre ingénieurs ont traduit chaque courbe de cette tubulure en acier inoxydable. Je me suis battu contre les Chinois pour leur expliquer ce que je voulais et, pour finir, c’est un Chinois important qui m’a défendu avec des moyens chinois… on est passé par mille choses, cela a été une véritable croisade, cette sculpture. D’ailleurs, elle n’est pas officiellement terminée. Pour faire des choses, il faut le savoir, le faire, le savoir-faire et puis aussi le faire-savoir.

La sculpture telle que vous la concevez maintenant est forcément un travail collectif qui implique des fondeurs, des ingénieurs, des ouvriers.

La solitude doit être élargie. Il est crucial de faire avec les autres parce que le plus important, c’est le partage, même si ce n’est pas facile. Je pense à Matthieu Olyff qui travaille depuis vingt-cinq ans, non pas pour moi, mais avec moi. Le partage le plus bête, c’est l’argent, la façon la plus pauvre de partager. Dans ce métier, il faut des moyens, donc il faut convaincre: toute ma vie a été passée à convaincre et pour cela il faut pouvoir raconter. Une oeuvre doit être racontable, comme ce bronze-là (dans un coin de sa salle-à-manger) qui se nomme Woman Landscape, femme-paysage. C’est un travail sur l’intimité: l’avènement d’Obama est aussi une forme d’intimité. La dimension est toujours moins importante que la finalité.

Votre ego est-il à la dimension du Cheval Bayard ou de L’Allée des athlètes de Pékin?

Il est énorme! Quand je jouais aux billes place Morichar, il me fallait gagner, l’ego nous habite: il grandit et rétrécit selon le moment et les moyens de participer… Il se transforme continuellement. Mais c’est important de croire en son pouvoir.

La sculpture est un travail forcément physique…

Oui, par exemple, pour Le Jardin éolien, qui se trouve le long de l’autoroute à Louvain-la-Neuve, j’ai froissé l’acier inox à la main, en équipe, pendant des semaines dans une usine désaffectée à Châtelineau: aujourd’hui, je n’en serais plus capable. D’ailleurs, j’ai les pouces surdéveloppés depuis toujours [il les montre, c’est impressionnant]. J’ai fait beaucoup de sport dans ma vie: de la plongée sous-marine ou du deltaplane que j’ai découvert à Chamonix en 1980 alors que j’avais déjà 50 ans. J’ai volé 1800 heures, en Australie, au Brésil, en Angleterre. J’ai même battu le record du monde d’altitude en montant à 6.800 mètres, à moins 30 degrés, sous oxygène. Je n’ai fait que des sports sans règles, comme ma vie… Et j’ai arrêté de fumer quand j’avais 40 ans. Cela dit, je déteste le golf [sourire].

Vous travaillez pour la postérité?

[Il réfléchit.] Oui, sans doute. Il y a de l’orgueil aussi là-dedans parce que l’orgueil vous pousse à faire mieux que les autres. Ma maison, à Uccle, est entourée d’un jardin d’un hectare qui, à l’origine, était composé de sept parcelles longues comme des frites que j’ai rassemblées. J’ai acheté cela en 1950 pour 20 francs le mètre carré [sourire]. Et depuis lors, je n’ai jamais cessé d’y planter des arbres. Planter un arbre, cela veut dire qu’on veut le voir grandir. Et j’ai pensé à transformer ce jardin en une fondation parce que j’aimerais pouvoir conserver cette entité de la maison et du jardin.

BIO

20 janvier 1927 Naissance à Bruxelles.

1942 Admis à La Cambre en céramique.

1961 Professeur à l’université de la Colombie-Britannique à Vancouver, occupe une douzaine de postes similaires en Amérique du Nord jusque dans les années 1980.

1966 Crée Anthropomotion pour l’Expo universelle de Montréal, ses sculptures s’installent un peu partout dans le monde.

2002 L’Enlèvement d’Europe, sculpture-fontaine, à Moscou.

2008 L’Allée des athlètes, à Pékin.

29 juillet 2017 Décès.

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