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« Nous avons besoin d’utopies alternatives »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le philosophe Philippe Van Parijs (UCL) dénonce le cavalier seul des leaders syndicaux francophones. Mais il voit surtout dans ces grèves sauvages un révélateur des défis qui nous attendent. A un moment M pour la Belgique.

Que dit ce mouvement social, surtout actif du côté francophone, de l’état de la Belgique ?

Le fait que l’on ait un gouvernement sans majorité du côté francophone explique en partie ce malaise plus grand au sud du pays. Quand on a l’impression de ne pas être suffisamment écouté par les voies normales de la négociation, il faut exiger de l’être de façon plus tonitruante. Mais c’est lié aussi à un malaise plus global. Ce qui contribue à la désespérance, c’est moins l’état dans lequel on est que la tendance à laquelle on croit être soumis, les perspectives pour l’avenir, le sentiment qu’on vivra moins bien demain. La perte de deux jours de récupération à la SNCB paraît être une catastrophe majeure alors que ce n’est qu’un petit bout de privilège à l’échelle de l’histoire ou du monde. Tout ça ne doit pas décrédibiliser l’action syndicale comme telle. Les syndicats restent essentiels pour défendre les plus faibles.

Assiste-t-on à un dévoiement de cette action syndicale ?

Il y a un problème sérieux dans l’usage du droit de grève. C’est irresponsable d’y avoir recours de façon aussi régulière. Dans le secteur privé, il y a une forme de retenue structurelle parce que les travailleurs savent qu’en menant un combat de longue durée, ils risquent de fragiliser la valeur ajoutée à répartir entre travailleurs et capitalistes. Ce n’est pas le cas dans le secteur public. Dans tous les pays dit communistes, le droit de grève et la liberté syndicale étaient d’ailleurs exclus parce qu’ils sont incompatibles avec le bon fonctionnement d’une économie étatisée, qui n’induit pas cette retenue structurelle. Cet usage du droit de grève est particulièrement problématique dans le secteur des transports en commun. Pour défendre les droits acquis de quelques-uns, on crée des problèmes à de nombreux autres travailleurs. Surtout : comme le sous-investissement dans le rail ou les lockdowns décrétés à la légère, toute grève dans ce secteur fragilise une confiance dont nous avons besoin de façon impérieuse, c’est une forme de crime contre les générations futures. Fragiliser la confiance, dans les transports en commun, c’est encourager les gens à continuer à investir dans l’achat d’une voiture, dont ils ne peuvent pas se passer. Cela induit de mauvais choix. Faire des actions de grève qui ne touchent que la Wallonie et Bruxelles, c’est en outre se tirer deux fois une balle dans le pied. Ça affaiblit encore l’économie wallonne, et ça accroît la crédibilité de la thèse des nationalistes: pour faire mieux tourner la Flandre, il faut la déconnecter davantage de la Wallonie, voire de Bruxelles.

C’est tomber dans le piège de la N-VA ?

Elle doit se réjouir d’une grève limitée au sud du pays… Il y a une responsabilité des leaders syndicaux, qui doivent retrouver une unité d’action au niveau fédéral et faire preuve d’une retenue particulière dans le secteur des transports publics. Cela dit, il y a aussi une responsabilité du gouvernement fédéral car toute grève est l’échec d’une tentative de compromis. Pour moi, la démocratie n’est qu’un instrument au service de la justice. Pour qu’elle puisse servir ce objectif, elle doit pouvoir compter — pour utiliser une formule que j’aime beaucoup de Jon Elster, professeur au Collège de France — sur la « force civilisatrice de l’hypocrisie ». Quels que soient leurs vrais motifs, ceux qui sont au pouvoir doivent se sentir contraints de justifier leurs propositions et décisions, au nom de l’intérêt général et de l’équité, à toutes les personnes affectées. Mais cet espace commun est aujourd’hui plus difficile à constituer : avec Internet, bon nombre de gens n’ont accès qu’à ce qui conforte leur propre position. Combien de grévistes prennent-ils la peine d’écouter l’argumentaire de ceux qui ont pris les mesures ? Et combien d’électeurs de la N-VA ont-ils pris le temps d’entendre les problèmes des cheminots ?

Vit-on un moment M en Belgique avec deux démocraties et deux opinions publiques, flamande et francophone, qui s’affrontent ?

Oui. Ni le premier ni le dernier. Mais ce qui est en jeu, ce n’est pas la défense romantique de la Belgique. Si elle pouvait ouvrir la voie à un avenir meilleur, je n’aurais pas d’objection de principe à une évolution de type tchécoslovaque menant à une séparation. Ce dont nous avons besoin, c’est une vision mobilisatrice, des utopies pour le temps présent, un ensemble de mesures qui transforment des cercles vicieux en cercles vertueux. Grâce à une étudiante, j’ai découvert un texte de Hayek, le père du néolibéralisme, qui m’a fait une forte impression. En 1949, dans Les Intellectuels et le socialisme, il s’interrogeait sur le pourquoi de la victoire du socialisme, en Europe et en Amérique : le New Deal, la naissance des Etats-providence… Sa réponse : les socialistes ont osé énoncer des utopies. Et la leçon qu’il en tire : il ne suffit pas de résister maos de proposer une utopie alternative : c’est ce qui est devenu le néo-libéralisme.

Aujourd’hui, la N-VA est en réalité la seule à exprimer une telle utopie…

Dans un autre registre, le califat islamique mondial en est une aussi. Une utopie peut être désastreuse. Pour la Belgique, Bart De Wever semble le seul à proposer une perspective d’avenir cohérente, mobilisatrice, avec son analyse sur les deux démocraties. En Belgique comme ailleurs, nous avons besoin d’utopies alternatives au néo-libéralisme et au nationalisme. Comme une réforme du mode de distribution des revenus en plaçant le socle de l’allocation universelle au-dessous de tout le reste. Pas pour remplacer l’assurance sociale et l’assistance sociale mais pour leur permettre de mieux remplir leurs fonctions spécifiques contre certains risques ou contre la pauvreté. Par ailleurs, l’enseignement doit être de moins en moins l’acquisition par chacun d’un bloc de connaissances au début de sa vie, qui sera son capital humain tout au long de son existence. Ce bloc doit être plus court, mais la formation continue doit être décuplée, en exploitant le potentiel immense offert par l’Internet en tandem avec des communautés d’apprentissage locales.

Les syndicats ont surtout défendu ces dernières années le pouvoir d’achat… Ont-ils intégré la dynamique capitaliste mieux que les entreprises ?

Il faut briser l’illusion commune à la droite et à la gauche affirmant que la croissance est la seule solution contre le chômage. Mais on ne peut se contenter de dire que l’on va raboter le pouvoir d’achat. Il faut rendre possible une vie meilleure qui ne passe pas par une consommation accrue. Il faut imaginer et réaliser des utopies pour le temps présent.

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