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Nos juges sont-ils vraiment indépendants?

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Une étude européenne à grande échelle donne une image assez effrayante de nos tribunaux. 30% des juges belges estiment que les promotions au sein de la Justice ne sont pas objectives. 17% estiment que les procès sont parfois influencés par les médias et 3% ont déjà senti une pression illicite, comme de la corruption ou une menace.

Le Réseau européen des Conseils de la Justice (RECJ) a examiné l’indépendance de nos juges. Plus de 6000 juges de 22 pays ont été passés en revue : un fait unique. L’étude donne un aperçu particulier de ce que les juges pensent de leur profession et de leur fonctionnement.

Les chercheurs ont demandé aux juges de remplir un questionnaire étendu qui teste leur sentiment d’indépendance. Ils ont également examiné à quel point les juges estiment qu’ils doivent rendre des comptes à l’état et à la société. En Belgique, 291 juges, soit 12% du nombre total, ont répondu au questionnaire. Le professeur Allemeersch (KU Leuven) trouve que l’étude est extrêmement intéressante et représentative.

Commençons par la bonne nouvelle. Seule une petite minorité des juges belges (3%) ont répondu positivement à la question si ces deux dernières années ils ont été mis sous pression pour prononcer un jugement ou un arrêt dans un certain sens. « Si 3% n’est peut-être pas beaucoup », estime le professeur Allemeersch, « cela signifie qu’environ 9 juges interrogés ont éprouvé cette pression illicite ».

Cette pression peut prendre toutes sortes de formes. Elle peut être une remarque dans le couloir d’un chef de corps ou d’un avocat ou un coup de téléphone. Ainsi, le président du sp.a actuel John Crombez a dû se justifier pour un entretien qu’il a eu avec un juge de la jeunesse dans une affaire de maltraitance d’enfant. Il a été ensuite été acquitté par le conseil déontologique du parlement flamand. Allemeersch souligne toutefois que les neuf juges ayant indiqué être sous pression n’ont pas cédé à cette pression.

Une enveloppe sous la table

Cependant, le juge de paix Jan Nolf craint que la pression et l’influence d’externes sur les juges soient plus importantes que les chiffres ne le laissent penser. « La corruption de juges ou les tentatives se produisent certainement ». Il connaît le cas d’un juge corrompu et a de forts soupçons à propos d’autres. « À l’époque, la corruption était grossière, avec une enveloppe sous la table. À l’heure actuelle, il y a des façons plus discrètes de faire prononcer un jugement ou un arrêt à son avantage. Je dois faire attention à ce que je dis, mais on connaît des exemples de juges qui vont aux sports d’hiver aux frais d’un avocat. Est-ce acceptable ? Je trouve que non. On ne peut pas oublier que certains juges peuvent aussi nommer des avocats pour certaines fonctions. Il me semble qu’il faut certains scrupules dans ses fréquentations « .

Il y a beaucoup de pays européens où la corruption et les menaces qui touchent les juges sont beaucoup plus fréquentes que chez nous. 14% des juges espagnols et 13% des Italiens admettent être menacés. En Albanie, ce chiffre atteint même le quart des juges. En février 2015, le quotidien espagnol El País a même révélé que neuf juges et cinq officiers de la Justice avaient reçu pour 230 000 euros de pots de vin d’une entreprise IT.

Le RECJ a demandé aux juges de lui donner un score de 0 à 10 destiné à juger de l’indépendance du pouvoir judiciaire dans leur pays. Les juges belges lui ont donné un score de 8,7. Pas mauvais, mais leurs collègues aux Pays-Bas et au Danemark affichaient respectivement 9,1 et 9,8. Les juges admettent qu’il y a de la marge d’amélioration.

Nominations politiques

Les juges belges ont également été interrogés sur les nominations intervenues sur base d’autres critères que les connaissances et l’expérience. Près d’un quart des juges (23%) répondent positivement à cette question. 31% hésitent et seuls 45% nient catégoriquement. Ici la Belgique, s’en sort nettement moins bien que le Danemark par exemple, où aucun juge ne dit que c’est le cas, et aux Pays-Bas aussi c’est une rareté (3%).

Outre les nominations, les promotions ne se font pas de façon tout à fait objective. 30% des juges belges estiment qu’il y a d’autres critères en jeu que les connaissances et l’expérience. Seuls 36% d’entre eux trouvent que les promotions se passent de manière tout à fait objective. À titre de comparaison, au Danemark, à peine 1% des juges répondent qu’ils ont été promus sur base de critères non objectifs, au Royaume-Uni 7% et aux Pays-Bas 11%. Sur ce point, l’Espagne est le dernier élève de la classe : 84% des juges espagnols estiment que dans leur pays les promotions ne sont pas obtenues de façon objective.

Influence des médias

Seule une petite minorité des juges belges pensent que les médias n’exercent pas d’influence du tout sur les procédures. 17% en sont certains, les autres doutent. Au Danemark, 95% des juges nient que les médias peuvent influencer le travail d’un tribunal, aux Pays-Bas, 8% des juges sont d’avis que la presse influe sur leur travail.

Management des tribunaux

Le professeur Allemeersch estime que le management des tribunaux est également susceptible d’amélioration. 29% des juges sont insatisfaits de la façon dont leur tribunal est géré. « La culture à la Justice est déterminée par une hiérarchie. Il n’y a pas de culture d’entreprise comme dans les sociétés : il y a moins de réunions d’équipe, car beaucoup de juridictions s’en tiennent aux réunions générales. Les magistrats travaillent seuls. Au Royaume-Uni, la situation est différente, là il n’y a pratiquement pas de hiérarchie parmi les magistrats. Et aux Pays-Bas, il est considéré comme tout à fait normal que les magistrats se concertent entre eux. »

Rendre des comptes

Benoit Allemeersch dit que les tribunaux belges rendent peu de comptes comparés à leurs homologues étrangers. « Le pouvoir judiciaire tient à son indépendance. A juste titre, mais cela ne signifie pas pour autant que les tribunaux ne doivent pas rendre de comptes. Beaucoup de juges cumulent des mandats par exemple. Il n’y a pas de mal en soi, parce qu’il ne faut pas enfermer les juges dans leur tribunal. Mais pourquoi ne pourrait-on pas enregistrer ces mandats additionnels dans une banque de données comme Cumuleo, dans lesquels les politiques doivent indiquer toutes leurs fonctions payées et non payées ? »

Burn-out

Les juges belges doivent ou veulent rendre peu de comptes. Comme d’autres employés, les juges peuvent tomber malades ou souffrir d’un burn-out. Cependant, la grande différence, c’est que les juges ne peuvent pas être contrôlés par un médecin du travail, car cela pourrait compromettre leur indépendance. En Flandre-Occidentale, on connaît le cas d’un avocat qui ne trouvait pas de boulot par manque de talent. À sa demande, il a été nommé juge de paix par un ancien ministre de la Justice. L’homme a prononcé un jugement, avant de rester malade chez lui pendant des années.

Pour le juge de paix honoraire Jan Nolf, ce ne sont pas les médias ou la politique qui représentent le plus grand danger pour la Justice, mais le manque d’autocritique au sein de l’appareil. « Quand les médias expriment des critiques, on les minimise. Et quand quelqu’un comme moi se montre critique à propos du mauvais fonctionnement de certains aspects de la Justice, on trouve qu’il crache dans la soupe. Ce n’est pas ainsi qu’on va faire avancer les choses ».

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