© Edouard Coulot/Image Globe

Nancy Huston : « On ne naît ni homme ni femme »

Plus que jamais, c’est l’égalité entre hommes et femmes qui est prônée dans nos sociétés. « Faux », entonne Nancy Huston qui publie un essai tonitruant à ce sujet, Reflets dans un oeil d’homme (Actes Sud). Non seulement cet idéal n’existe pas, mais il est impossible. Les raisons ne sont pas à chercher du côté des acquis socioculturels ou éducatifs, mais de l’inné. Une femme « n’a pas la même expérience de la vie, pas le même sentiment de soi ni de son corps ». Un corps qui n’a jamais été autant exposé, caché, voire déformé par la chirurgie esthétique. L’envie ou la peur de plaire orientent une époque obnubilée par les diktats de la beauté. Comment en sommes-nous arrivés là ? « La petite fille, l’adolescente, la femme, la penseuse et l’écrivaine » se sont réunies pour nous tendre un miroir de notre histoire.

Le Vif/L’Express : D’où est né votre besoin d’écrire ?

Nancy Huston : Il est vrai que c’est plus un besoin qu’un désir. Ma mère nous a abandonnés quand j’avais 6 ans. Notre correspondance nous a toujours permis de rester en contact. Sans faire de la psychanalyse facile, je dirais que ça a probablement fait de moi « une femme de lettres ». S’il y a une alternance entre romans et essais, c’est parce que je ne les vis pas de la même façon. Ecrire un roman est compulsif, déstabilisant, effrayant. Je n’y prends aucun plaisir, tant je vais mal. Digne d’une alcoolique, j’en sors épuisée, mais soulagée d’être encore en vie. Puis je me repose avec l’écriture d’un essai. C’est jouissif d’être en possession de ses moyens et de ne pas avancer dans l’inconnu. J’adore ce travail de recherche et d’écoute, qui me permet de concocter un objet organisé à partir d’une matière hétéroclite.

Pourquoi avez-vous dû « quitter votre famille, votre langue et votre monde pour oser écrire » ?

Pour deux raisons contrastées. L’anglais est du côté du sur-moi et de l’université, or cette responsabilité envers une langue et une littérature a un effet intimidant. Impossible dès lors de faire quelque chose avec sa vie, son ressenti et ses tripes. J’ai aussi eu besoin de mettre un couvercle sur ma langue maternelle, celle de mon enfance. Vivre dans une langue étrangère (le français) donne, aux exilés, l’illusion euphorisante qu’ils peuvent s’engendrer eux-mêmes. Or, après une quinzaine d’années à Paris, le passé et l’enfance sont revenus à la surface. Le vernis s’est craquelé, mais comme j’avais déjà forgé des armes d’écrivain, je pouvais me mettre en danger. Si l’on fait une croix sur l’enfance, on ne peut pas écrire de romans.

Autre déclic, Roland Barthes, à la fois penseur, sémiologue, critique et écrivain. En quoi vous a-t-il influencée ?

Roland Barthes m’a éveillée à une écoute et à une lecture de la langue. Il m’a rendue plus attentive aux sens sous-jacents et aux messages sociaux, mais l’excès d’intelligence peut devenir paralysant… Si on comprend trop le fonctionnement des choses, on perd la naïveté, le non-savoir et la bêtise nécessaires à l’écriture romanesque. Celle-ci requiert sa propre réalité. C’est indispensable pour croire en ses personnages et pour pouvoir les diriger comme un marionnettiste. Barthes a été malheureux, à la fin de sa vie, car il ne parvenait pas à écrire de roman. Ce n’est pas un hasard si je m’y suis mise juste après sa mort.

L’époque prône l’égalité hommes/femmes, pourquoi est-ce un leurre ?

La vraie égalité entre les sexes n’existe pas. Elle représente un horizon politique vers lequel on peut tendre, mais elle n’est pas donnée par nature. Chez les mammifères, il existe une différence flagrante et incontournable : les femelles portent les petits. Pouvoir être engrossée ou violée change complètement la donne, d’ailleurs toutes les sociétés en tiennent compte. Aujourd’hui, on fait comme si la différence entre les sexes était uniquement liée à la société ou à l’éducation, alors qu’il y a une part d’inné. Ce livre exprime quelque chose de jouissif et de neuf quant à la beauté, la drague, la séduction et la prostitution. Il ne s’agit pas de dénoncer la nature, mais cette société qui exploite la vulnérabilité des humains à travers l’industrie cosmétique et la pornographie. Des millions d’euros sont gagnés en jouant sur le fait que les hommes soient émus par la beauté des femmes et que celles-ci désirent leur plaire. Pour se donner l’illusion d’égalité, de liberté et de bonheur, on sacrifie une partie d’entre elles. La prostitution et la pornographie seraient des métiers comme les autres, qui ne concerneraient pas une femme réelle.

Qu’affrontent les femmes pour la première fois de leur histoire ?

C’est l’un des grands paradoxes… Tout au long du XXe siècle, les femmes ont mené des luttes pour acquérir des droits dans tous les domaines : voter, travailler, conduire une voiture, ouvrir un compte bancaire ou maîtriser leur gestation. Autant de libertés remportées en crescendo. Loin d’être devenues les pauvres victimes d’une propagande, elles se sont transformées en « victimes consentantes » d’un système qui profite de leur besoin naturel de plaire. Une faiblesse autour de la question du désir, multipliée par dix millions depuis l’invention du cinéma, la généralisation du maquillage [NDLR : autrefois réservé aux comédiennes et aux prostituées], la chirurgie esthétique, la valorisation de la minceur et la multiplication des miroirs. Les revues féministes, issues des mouvements des années 1970, ont périclité ou disparu de tous les pays progressistes. Inversement, les magazines féminins ne cessent de s’enrichir en nous faisant entrer dans une machine à angoisse.

Vous citez John Berger, « La femme se transforme en objet visuel, en image. » De quoi est-ce révélateur ?

Ça fait à peine cent ans que le miroir est incorporé dans nos meubles. Aujourd’hui, on peut se mirer de la tête aux pieds. L’obsession de croiser notre reflet est l’une des caractéristiques de notre modernité. Pas étonnant que les cultures musulmanes ou juives orthodoxes nous considèrent comme une société de folie, vivant dans la prosternation d’elle-même. Le scandale des prothèses mammaires PIP a révélé le nombre incroyable de femmes qui en portent. Dire qu’elles préfèrent l’image à la sensation ! L’actrice Marion Cotillard a avoué, récemment, son besoin pathologique d’être regardée, or c’est un puits sans fond. Marilyn Monroe a été bousillée par ce narcissisme. L’auteure Nelly Arcan – qui m’a beaucoup inspirée pour ce livre – soutient que ce besoin ne comprend ni amour ni plaisir. On tombe dans des dérives anxiogènes comme la haine de soi ou l’anorexie. Idem pour les hommes qui se masturbent devant des films pornos, offrant toujours de nouveaux visages. Le plaisir procuré est digne d’un shoot de courte durée, parce qu’ils restent à la surface d’une personne, or il en résulte une addiction.

Etty Hillesum écrit que « nous autres les femmes sommes extérieurement émancipées ». De quoi sommes-nous prisonnières ?

Des obsessions qui frappent notre apparence. L’immense majorité des femmes sont profondément malheureuses. Les Françaises sont les plus grandes consommatrices au monde de somnifères et de tranquillisants. On leur demande d’être les plus belles, les jumelles des hommes sur le plan professionnel et mères comme une lettre à la poste. Voyez Rachida Dati, un modèle maternel terrifiant, culpabilisant et contradictoire. Tiraillées et fatiguées, les jeunes mères sont déstabilisées par cette expérience qui modifie leur vie personnelle et sexuelle. Comment être mère sans en avoir l’air ? L’influence de Simone de Beauvoir s’avère néfaste. J’admire sa liberté, mais on ne peut pas avoir son mode de vie avec des enfants à la maison. Il faut intégrer les femmes à la vraie vie, avec tout ce que ça comprend d’ambiguïté, d’imperfection et de compromis.

L’objectif premier de la séduction était la procréation. Comment la pilule et le droit à l’avortement ont-ils tout chamboulé ?

Ça n’a pas transformé les femmes en profondeur, seules les théories ont changé. Notre comportement actuel est le fruit de millions d’années d’évolution. La maternité m’a rendue moins nihiliste. En me ramenant à la vie, et non pas aux idées abstraites, elle a fait de moi un meilleur écrivain. Mais ayant bénéficié d’une prise en charge idéale, j’étais émerveillée à heures fixes [rires ]. L’abandon de ma mère n’a rien changé à mon désir de séduire, mais j’ai moins culpabilisé envers mes enfants. On montre rarement une femme en train d’accoucher. La fascination de l’art, pour le nu et le corps féminin, se situe au niveau de sa fécondité, mais elle a complètement disparu. Les bébés sont devenus des accessoires de mode et le corps féminin se retrouve surtout dans le porno. On ne l’a jamais vu de la sorte ! C’est très traumatisant pour les gamins qui croient devoir assurer. Cet accès inédit aux images ne peut qu’inquiéter car il brouille le rapport au réel et entre gens réels. Pour entrer dans la réalité individuelle du corps, il faudrait proposer des cours de nu aux élèves. Cela leur éviterait d’être au plus vite dans la jouissance. Le corps des femmes est étranger aux garçons. Pour se familiariser avec lui, on devrait leur montrer ce à quoi mène le rapport sexuel. La lecture de L’Evénement d’Annie Ernaux, sur l’avortement, ou des films sur l’accouchement leur rappelleraient qu’ils ont « été faits comme ça ». C’est vertigineux, grave et sacré ! La sexualité est l’un des jokers de la vie humaine, elle nous échappe et nous surprend. La découvrir via le porno risque de causer des dégâts. C’est aussi le cas du culte de l’apparence. On nous fait croire que si on a le bon nez, la tenue adéquate et de belles chaussures, on sera plus « baisable » et on aura droit à l’amour.

Les hommes ne semblent pas mieux lotis. Pourquoi estimez-vous « qu’on ne naît pas homme, on le devient » ?

Il est vrai que cette phrase a suscité de vives réactions. Je redécouvre les lettres d’amour que Simone de Beauvoir écrivait à son amant américain, Nelson Algren. « Tu as pris la décision d’être un homme et moi d’être une femme, quand les graines de nos parents se sont mêlées. » Quelle ineptie ! On ne naît ni homme ni femme, mais bébé. Il est d’ailleurs plus dur de « faire » un garçon qu’une fille car les hommes doivent sans cesse prouver qu’ils ne sont pas des femmes. Le masculin a besoin d’être trouvé, renforcé ou réitéré. Il n’y a qu’à voir le débat présidentiel entre Hollande et Sarkozy. Pourtant, les hommes sont civilisés. Pour pouvoir vivre en société, ils doivent pouvoir contrôler leur attirance animale envers les femmes. Or nous vivons dans une société allumeuse qui titille cette tension incessante. Les hommes savent qu’ils doivent respecter les femmes, mais comment gérer ce désir ? L’hypocrisie de la société consiste à nous faire croire que nos rapports sexuels sont égaux.

Vous observez que « chaque société a trouvé sa ou ses manières de gérer le regard que l’homme aura ou n’aura pas le droit de porter sur le corps de la femme ». Qu’en est-il du voile ?

Je n’aime pas la stigmatisation des Arabes en France. La « régression » vient de la persécution des musulmans dans le monde et de notre arrogance à imposer notre pornographie partout. La religion vient s’y greffer dans un deuxième temps, un temps nourri d’humiliations politiques. Aujourd’hui, les islamistes ont l’impression d’avoir une identité. On en revient toujours à l’histoire du pouvoir et de la domination du monde, dont les fillettes et les femmes font hélas les frais. Les uns couvrent leurs femmes, les autres les découvrent. Quoi qu’il en soit, nous sommes les enjeux du pouvoir politique des hommes. Si l’on devait définir l’Occident contemporain, ce serait là où les femmes sont déshabillées ; là où des hommes peuvent acheter des filles nues librement en se foutant de leur liberté.

Quel est le sens du féminisme aujourd’hui ?

Je ne sais pas si je me considère comme féministe, mais je signe des pétitions pour les Chiennes de Garde ou La Barbe [NDLR : mouvement révolté contre la sélection cannoise 100 % masculine]. Disons que je tiens à améliorer la situation des femmes, tout en luttant contre l’oppression des hommes, écrasés par un type de comportement à adopter. C’est dur d’être un garçon. La plupart des SDF, des détenus, des suicidés et des accidentés de la route sont de sexe masculin. Ils ont tendance à se mettre en danger. Parallèlement, une femme meurt, tous les trois jours, sous les coups d’un homme. Sans parler de l’excision… Je ne suis pas contre la prostitution, mais elle devrait se vivre dans de bonnes conditions sanitaires et sécuritaires. Des conditions dignes du rang et du rôle important que les prostituées tiennent dans nos sociétés. On a beau réussir à se voiler la face, le monde continue à être régi par les hommes. La condition de la femme s’avère inadmissible dans beaucoup de pays. Même si nous semblons chanceuses, ici, il suffit de monter dans la hiérarchie pour s’apercevoir que les femmes disparaissent complètement des gouvernements, de l’Eglise ou de l’armée. Le militantisme n’est plus de mon âge, il m’est plus urgent d’écrire.

Reflets dans un oeil d’homme, par Nancy Huston, Actes Sud, 312 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM À PARIS

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