© Philippe Cornet

Mohamed Saïd Fellag : « Fellag, cela veut dire exploseur »

Son rire cathartique, venu de l’autre côté de la Méditerranée, dévisse sans pitié tous les préjugés. Et fait du bien. Mohamed Saïd Fellag propose des spectacles très construits où l’analyse sociale côtoie l’absurde de situations vécues chez lui, en Algérie ou sur la terre de France qui l’accueille depuis le mitan des années 1990. Dopé par le succès de Djurdjurassique Bled en 1997, cet exilé à Paris, père de deux enfants, marié à la comédienne française Marianne Epin, ne cesse de revenir mentalement sur ses traces biographiques, comme si se donner en spectacle pouvait atténuer la douleur d’avoir quitté la Kabylie pour l’Europe. Plus humaniste que l’actuelle génération stand-up à la Jamel Debbouze, Fellag n’en est pas moins tranchant, ridiculisant les clichés grabataires qui polluent nos rapports au quotidien. Après Le Dernier Chameau, Fellag revient au théâtre 140 avec Petits chocs des civilisations, installant littéralement une cuisine sur la scène, histoire de préparer un couscous bon comme là-bas devant des spectateurs salivant de rire…

Le Vif/L’Express : Le titre Petits chocs des civilisations pourrait scénariser le Printemps arabe, mais il ne le fait pas : pourquoi ?

Fellag : Quand le printemps arabe est arrivé, le spectacle était écrit : il part d’un sondage d’opinion disant que le couscous est devenu le plat préféré des Français. A l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, en 2012, je me suis dit que c’était un atome à explorer, l’occasion de faire un bilan affectif des relations franco-algériennes. Je n’oublie ni la méfiance, ni les préjugés, ni les peurs entre les deux peuples, mais je n’oublie pas non plus les amours ou les admirations. J’ai donc construit un cooking show sur le plateau, une cuisine très bien dessinée avec des plaques chauffantes. En sortant, les spectateurs veulent aller manger tout de suite [rires].

La cuisine est l’une des seules choses qui résistent à la xénophobie : Le Pen doit manger du couscous, non ?

Absolument ! La plupart des grands plats sont d’ailleurs des plats de pauvres, que ce soit le cassoulet, le risotto ou la bouillabaisse faite avec ce que les pêcheurs ne vendaient pas. Le couscous est un long cheminement parti des Berbères d’Afrique du Nord, et qui a muté petit à petit. A partir du moment où les Français nous aiment, enfin, je vais leur apprendre à faire un bon couscous et que cela devienne un vrai plat français !

Le vrai talent est de pouvoir raconter des horreurs , disons des choses sérieuses, avec humour ?

Un proverbe marocain que j’aime beaucoup, dit lehem kick fokem dak, c’est du flamand [rires] : le malheur quand on l’exagère, fait rire ! Le rire est une échappatoire, une soupape, une façon de réguler les émotions que le malheur nous envoie, le rire surfe sur des choses graves, le rire cathartique, celui qui fait du bien, se base sur la gravité !

Peut-on quand même dire que certains pays ont une part de malheur supérieure à la moyenne, l’Algérie par exemple ?

Nous sommes ce que l’histoire, les invasions, les contacts avec les autres font de nous. Et puis, certaines géographies comme celles de l’Afrique subsaharienne rendent tout beaucoup moins facile que si on est né en Normandie ou à Genève, terres qui produisent de la nourriture par elles-mêmes. Pour tenir une vache debout dans le sud de l’Algérie, pour qu’elle puisse donner un litre et demi de lait par jour, il faut vraiment la soutenir, lui mettre des béquilles [rires].

Vous êtes né en Kabylie, près de Tizi-Ouzou, quels en sont vos premiers parfums ?

Une géographie assez proche de la Corse, des petits maquis, la mer, un petit village où il y a de l’eau, de la nourriture, des chèvres. Mon père était technicien en hydraulique, ma mère, analphabète et femme au foyer, j’ai trois frères et trois s£urs. Je suis né en 1950 et toute cette quiétude va être troublée par la guerre d’Algérie : au lieu de voir les oiseaux au-dessus du village, on voit des hélicos et des parachutistes…

C’est dur de découvrir qu’on doit conquérir sa liberté ?

J’ai vécu l’euphorie inouïe de l’indépendance qui a duré quatre ou cinq ans avant de me rendre compte que le premier régime de Ben Bella était assez folklorique : les terres de l’Etat sont alors cultivées par les particuliers, c’est le kolkhoze et c’est extrêmement mal géré. Quand Boumediene arrive, comme second membre de la BBC – Ben Bella, Boumediene, Chadli [rires] – c’est une autorité militaire, sans le folklore de son prédécesseur. Petit à petit, des décisions arrivent sur l’enseignement, la culture, l’économie, la révolution agraire.

C’est l’époque du Festival panafricain d’Alger en 1969, l’Algérie est le Cuba de l’Afrique !

Exactement, on accueille tous les révolutionnaires du monde, y compris le Front de libération du Québec, soit deux militants et un bureau à Alger [rires]. Le pays se resserre sur lui-même, devient autoritaire, la gabegie s’installe… En 1968, je passe le concours de l’Ecole nationale d’art dramatique et puis, en 1973, je rentre au Théâtre national d’Alger.

Un de vos sketchs raconte une séance de cinéma en Algérie, où on interrompt la projection pour donner tout haut les résultats de foot, où le péplum projeté est raccommodé avec des extraits de films japonais : c’est surréaliste et très drôle ! C’est la métaphore de l’errance morale d’une société qui, comme le film, est fractionnée ?

Oui, c’était le but [rires]. Au départ des Français en 1962, l’Algérie possède 450 cinémas, davantage qu’en Egypte classé troisième producteur mondial de films ! Quand les distributeurs français ou américains ont quitté le pays, on n’a plus reçu que des films de l’Union soviétique, à 90 % de propagande, plus quelques longs-métrages polonais ou cubains, toujours socialistes.

Dans l’un de vos spectacles, vous dites à propos du panarabisme que « c’était mieux quand on était conscient que l’on n’allait pas s’entendre entre nations arabes que quand on a essayé et que cela a foiré » : le panarabisme restait un concept lointain en Algérie ?

Il y avait un désir de panarabisme chez Ben Bella comme chez Boumediene mais, dans le peuple, seule une petite couche d’intellectuels arabophones avait cette sensibilité-là. Il y avait beaucoup de discours mais pas de vrai travail culturel entre les peuples : de temps en temps, une pièce égyptienne circulait mais on ne trouvait pas de journaux marocains en Algérie, pas de journaux algériens en Tunisie, ainsi de suite. Nous avions les journaux français pendant un moment, avant que l’Algérie ne se ferme au nom de l’anti-impérialisme, comme une huître, entre le début des années 1970 jusqu’en 1984-1985, une quinzaine d’années.

L’un des thèmes qui revisitent vos spectacles, c’est l’ennui de la jeunesse et le hittisme, l’art de s’appuyer, des journées entières, contre un mur [rires]. A Alger, mais aussi dans ces banlieues françaises qui « ghettoïsent » à fort rendement.

L’ennui est une pesanteur nationale algérienne qui vaut des milliards de tonnes : la tradition de la lecture, de la curiosité intellectuelle, s’est perdue. Il n’y a plus de cinémas ou de théâtres, plus de loisirs, mais beaucoup de conservatisme social qui sépare filles et garçons, et le fait qu’on reproduise le schéma des parents alors qu’on a envie d’autre chose : tout cela caractérise les années 1970-1980 et suivantes, le pire étant qu’aujourd’hui, avec quinze millions d’Algériens en plus, la situation est aussi terrible ! Les choses n’ont pas bougé, je crois même qu’elles ont empiré.

Le problème essentiel des sociétés arabes n’est-il pas l’incapacité à moderniser la relation homme-femme ? D’où l’énorme frustration sexuelle de la jeunesse en particulier !

Je suis entièrement d’accord avec vous. La société arabe n’a pas inventé des endroits où avoir des relations entre hommes et femmes : les deux univers sont totalement séparés. Hormis le repas et le devoir conjugal, les femmes restent à la maison et les garçons ne rentrent que pour manger et dormir. Il est impossible d’inventer des choses avec l’autre, d’avoir une intimité, une individualité aussi. Comme on est seul, il faut le groupe pour exister, pour raconter, pour vivre : c’est la plaie absolue de nos sociétés et énormément de problèmes viennent de là.

Vous dites que le seul endroit où hommes et femmes se côtoient encore, c’est dans les bus : les caleurs, parce que les hommes cherchent à se « caler » contre les femmes… L’islam n’est-il pas simplement conservateur sur la sexualité ?

Bien sûr, nos peuples, qui possèdent un grand pourcentage d’analphabètes, suivent très souvent le filtre de chefs spirituels qui n’envoient à la population que ce qu’ils veulent bien lui envoyer ! Cet analphabétisme-là produit lui-même des arriérations et des conservatismes : du Maroc au Pakistan, l’analphabétisme avoisine les 70 %, c’est une bombe atomique !

Sans résolution de ce problème d’éducation, les choses peuvent rester pétrifiées pendant des décennies ?

Oui, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : cela continuera si ces sociétés-là ne sont pas conduites par des hommes éclairés qui veulent ouvrir et révolutionner la vie, et créer de nouvelles écoles qui permettront d’échapper à l’analphabétisme culturel. L’école algérienne est sinistrée, d’autant plus qu’on a souvent en face de soi un maître absolu, qui n’a pas été formé, sans pédagogie ou véritable vocation ! Il enseigne à des sortes d’esclaves auxquels il transmet une forme de pauvreté culturelle !

C’est assez déprimant comme conversation !

[Rires.] Oui, assez ! Heureusement qu’il y a l’humour. L’Algérie est un terrain savonneux, en tout cas pas savoureux ! Les événements des années 1990 qui y ont fait 200 000 morts, qui ont mis à genoux l’économie du pays et ce qui restait encore de fort comme valeurs démocratiques, ces événements ont également fait partir 250 000 personnes, dont 100 000 cadres de haut niveau. On a enlevé tous les moteurs de la modernité ! Ceux qui restent sont découragés par la bureaucratie terrifiante : tout est très compliqué !

Toutes ces révolutions qui se font dans la douleur en Egypte ou en Tunisie ont-elles une chance d’arriver en Algérie ?

Internet est essentiel du point de vue de la formation, de la relation avec le monde : les jeunes algériens d’aujourd’hui, avec tous leurs problèmes, sont sur le clavier et ont envie de vivre autrement. Des artistes naissent mais aussi de jeunes hommes d’affaires extrêmement doués, comme des compagnies de théâtre, beaucoup plus qu’avant les événements des années 1990. Des films remarquables sont faits pour 10 000 euros : un imaginaire nouveau est en train de naître, qui refuse de reproduire la tribu, les ancêtres. Mais cela va mettre un certain temps pour que ces jeunes-là arrivent au pouvoir ! [Sourire.]

On connaît le mot fellagha, qui désignait les résistants à l’Algérie française, donc Fellag veut dire ?

Cela veut dire exploseur, c’est le singulier de fellagha, c’est mon vrai nom, quelqu’un qui fait exploser quelque chose, pas forcément une bombe… C’est un nom qui nous a été attribué pendant la colonisation.

Vous êtes devenu français ? Vous retournerez jouer en Algérie ?

Je vais avoir la nationalité française, bientôt, je l’ai déjà dans la tête… Je retournerai jouer quand il y aura eu une révolution. Mais l’Algérie est une douleur qui est là, c’est mon disque dur.

Fellag présente « Petits chocs des civilisations » au Théâtre 140, à Bruxelles, les 15, 16, 17 et 18 février,www.theatre140.be
PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CORNET

Mohamed Saïd Fellag EN 6 DATES 31 mars 1950 Naissance à Azeffoun, en Kabylie. 1978-1981 Voyages en France et au Canada. 1987 Premier spectacle, Les Aventures de Tchop. 1994 Il s’installe en Tunisie, puis s’exile à Paris l’année suivante. 1997 Triomphe avec Djurdjurassique Bled. 2007 Publie son sixième livre, L’Allumeur de réverbères.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire