Charles MIchel et Jan Jambon. © Belga

« Michel Ier porte le risque d’une dérive sécuritaire »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Vincent Seron, expert de l’université de Liège, craint que le gouvernement ne mette des droits fondamentaux en péril, sous prétexte de maintenir l’ordre. Il dénonce une  » politique du chiffre  » et regrette le manque de cohérence en matière d’Intérieur et de Justice.

On parle désormais d’un ministère de l’Intérieur et de la Sécurité. Cet intitulé indique-t-il que l’on se trouve face à un gouvernement potentiellement sécuritaire ?

Il y a toute une série d’options qui permettent de le penser. En matière de lutte contre le radicalisme islamique, l’accord de gouvernement donne l’impression que l’on est confronté à une menace croissante. On se base sur une série de données dont on n’est pas sûr qu’elles reflètent toujours la réalité et, partant de ce constat, on s’apprête à mettre en place une série de mesures sécuritaires contre certaines catégories de la population. C’est assez prégnant.

La sécurité sera clairement une priorité, comme en témoigne la mise en avant d’un Conseil national de sécurité.

Cela étant, nous ne sommes pas face à un accord de gouvernement extrêmement novateur en matière d’intérieur et de justice. Il y a cependant des projets d’avancées comme l’annonce d’une réforme du Code pénal qui aurait dû se faire depuis longtemps, une révision du code d’instruction criminelle. L’on reprend en outre une série de choses déjà adoptées, que l’on va mettre en oeuvre ou adapter mais sans préciser le contenu de ces adaptations. A toute une série d’égards, c’est un accord de gouvernement assez flou et assez vague.

Les accents donnés par le nouveau ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA) sont symboliquement assez connotés, à l’instar de la tolérance zéro pour les policiers ou la volonté de rendre l’anonymat des policiers plus importants. Est-ce important, au-delà du symbolique ?

Oui, clairement. Ce sont peut-être des petits détails, mais ils marquent un tournant. Il est clair que les violences commises à l’égard des policiers sont à réprimer, on ne peut pas le nier. C’est donc une bonne chose pour autant que l’on n’aille pas trop loin dans le processus, d’autant que le pan inverse, les violences commises par les policiers à l’égard de la population, est traité de manière extrêmement minime dans cet accord. Le fait de cacher l’identité des fonctionnaires de police peut être une porte ouverte à des dérives potentielles. Tous les policiers ne sont pas brutaux ou violents, évidemment pas, mais il faudra aussi se demander si l’on prend bien en compte les plaintes émises à leur encontre.

Cela donnerait l’accent déséquilibré d’une majorité de droite comme celle-là, qui privilégiera le maintien de l’ordre ?

Tout à fait. Le maintien de l’ordre a toujours été un prétexte pour mettre à mal une série de droits fondamentaux, en matière de police mais aussi de politique pénitentiaire. Je ne dis pas que l’ordre ne doit pas régner, mais l’équilibre risque à un moment d’être rompu, d’autant qu’il est très fragile.

On peut ainsi parler de la tolérance zéro en matière de drogue. Est-ce une bonne chose ? Et comment va-t-elle appliquée ? On se plaint suffisamment de la difficulté qu’a le système pénal à absorber l’arriéré judiciaire. Et l’on sait que ce n’est pas forcément la réponse la plus adaptée par rapport à un certain nombre de comportements. Un jeune qui fume un joint, même si c’est répréhensible, est-ce sanctionnable tel qu’annoncé ? J’ai un peu peur que l’on se retrouve dans un système où l’on traque le moindre comportement problématique, sans pour autant y apporter une réponse appropriée.

On reste dans la pénalisation, la sanction, en sachant aussi tous les problèmes de la politique pénitentiaire. Pendant la campagne, Bart De Wever disait, lui, qu’il voulait la construction d’une nouvelle prison, évoquant même l’idée d’en construire une au Maroc. On n’en est pas là, tout de même ?

On n’en est pas là, mais quand on regarde l’accord de gouvernement, cela rend bien des choses possibles.

Le texte dit que la peine de prison doit devenir la peine ultime, ce qui était déjà évoqué dans la note d’orientation de Stefaan De Clerck en 1996. Cela n’a pourtant jamais été le cas. L’accord de gouvernement stipule qu’il faut renforcer pour ce faire la peine de surveillance électronique comme peine autonome, la peine de probation et mentionne par ailleurs que la surpopulation ne doit pas être uniquement réduite grâce à la construction de nouveaux établissements. C’est un pan de l’accord.

Mais d’un autre côté, on relève que l’on va quand même instaurer des peines incompressibles, même si elles ne sont pas dénommées comme telles et dont on sait qu’elles sont contre-productives. On évoque également des éventuelles réflexions liées à la création d’un établissement de haute sécurité, qui n’est pas dénommé comme tel non plus. On dit enfin que l’on va exécuter les plans Master 1 et Master 2 pour les établissements pénitentiaires, et que l’on va réfléchirà l’adaptions du Master 3, qui vise une une nouvelle fois à augmenter la capacité carcérale.

On est dans un paradoxe où d’une part, on annonce que l’on se dirige vers une diminution du recours à la privation de liberté, mais en veillant toutefois à durcir celle-ci, pour certain type de délits. On s’en doutait un peu. Les peines incompressibles sont dans le débat depuis un certain temps.

L’accord de gouvernement évoque également de la mise en place d’un registre ADN pour les délinquants sexuels, dont on parle depuis quelques années déjà. Est-ce un pas en avant vers la création de registres d’auteurs d’infractions à caractère sexuel, pour lesquels plusieurs propositions de loi ont été déposées par le passé, notamment par la N-VA et le MR ?

Revenons sur la lutte contre le radicalisme. Il s’agit d’un dossier sur lequel Bart De Wever a été en pointe en tant que bourgmestre d’Anvers. Personne ne conteste le fait qu’il faut agir dans ce domaine, mais est-on ici dans un contexte stigmatisant à l’image de la possibilité de supprimer la nationalité belge ?

Cette lutte contre le radicalisme participe à une politique plus large d’exclusion. On retrouve cela aussi dans la politique pénitentiaire avec l’exclusion beaucoup plus rapide du pays des détenus qui sont en libération provisoire, ce qui est une sorte de double peine. Et tout cela n’est pas toujours argumenté sur la base de données tangibles. C’est comme en France, où l’on parle aussi d’un nombre impressionnant d’islamistes radicaux dans les prisons, mais les recherches menées par une série de sociologues français n’aboutissent pas du tout au même résultat que les données publiées encore récemment par certains ministres. Or, il est important de ne pas tomber dans ce que l’on pourrait qualifier de « panique morale », et que la population craigne certains phénomènes qui n’ont pas du tout l’ampleur qu’on leur prête.

Il y a de l’islamisme radical, bien sûr, il ne faut pas se voiler la face, mais il ne faudrait pas lui donner une portée démesurée et mettre en place des mécanismes bridant une série de libertés fondamentales sous ce prétexte. Il ne faudrait pas verser, à l’exemple des États-Unis, dans des systèmes temporaires d’exception au nom de la sacro-sainte sécurité publique. Il faudra être prudent à cet égard.

Cela fait à tout le moins une bonne dizaine d’années que l’on est dans ce registre. Beaucoup de choses ont d’ailleurs été initiées en politique d’Intérieur par des ministres SP.A, non?

Très clairement. Ces évolutions ont souvent été la conséquence d’ événements anxiogènes. Ce fut déjà le cas à la fin des années 1980 après les événements du Heysel, les attentats des CCC, les tueries du Brabant. Puis, dans les années 1990, l’affaire Dutroux, Fourniret… On a chaque fois des politiques qui viennent se greffer, parfois de manière un peu détournée, avec des effets restrictifs qui vont au-delà des personnes visées.

On peut craindre que, derrière des formulations assez générales, cela soit également le cas au cours de cette nouvelle législature.

Les intentions, restent trop floues à vos yeux, au-delà d’un éventuel procès d’intentions?

Pour les aspects sécuritaires, les choses sont assez claires. Par contre, ce qui pourrait être positif reste assez vague. On affirme que des adaptations seront réalisées, sans les nommer, on annonce des mesures sans les exprimer concrètement…

En matière policière par exemple, il n’y a rien de neuf au-delà des intentions. On évoque la nécessité d’avoir plus de policiers dans les rues, mais c’est un discours que l’on entend depuis des années. Or, on sait que le fait d’avoir globalement plus d’effectifs n’a aucun impact sur la diminution de la criminalité: il faut au contraire des politiques de prévention plus ciblées. On reparle de la sempiternelle diminution des tâches administratives… Je suis le premier partant, mais en la matière il y a déjà eu une première circulaire ministérielle en 1995, une deuxième en 1999, une troisième en 2006 ainsi que deux recherches menées sur la question dans mon service et à l’université de Gand pour dresser un inventaire… Au final, qu’est-ce que cela va apporter de plus? Optimalisation des services de police: on reste dans ce qui a été fait précédemment. On reparle de l’opportunité de fusionner les zones de police entre elles alors que cela a été un échec patent lorsque cela a été proposé en 2011.

Parfois, on a l’impression que les volets Justice et Intérieur, c’est un peu une coquille vide, parce que l’on reprend des éléments déjà formulés par le passé ou parce que l’on est un peu sous pression. Prenons l’exemple de l’instauration d’un service minimum en prison: je suis le premier à le défendre, parce que c’est une garantie pour le droit des détenus, mais c’est aussi la suite d’une mise en demeure du Comité de prévention de la torture lors de sa dernière visite en Belgique. On est souvent dans des réponses par rapport à des injonctions formulées par d’autres organismes.

Philippe Mary, criminologue à l’ULB, disait lui aussi avant l’accord que nous sommes depuis des années dans une politique qui court après les événements.

Il a entièrement raison. Et tout cela s’agglomère…

Pourquoi est-ce si difficile de mener des réformes d’envergure?

Il y a des réformes qui ont été adoptées ces dernières années, mais qui ne sont pas entrées en vigueur. Dans un premier temps, on ferait déjà bien de les mettre en oeuvre. C’est déjà le cas de cette fameuse loi pénitentiaire dont on dit qu’elle le sera entièrement exécutée sous cette législature. On dit aussi qu’elle sera adaptée, mais sans préciser sous quelle forme. On reprend la politique d’internement et de défense sociale, avec une meilleure prise en charge, alors qu’elle a été déjà adaptée récemment.

Il faut aussi sortir de cette multiplications de projets, de mécanismes, d’institutions, sans concrétisation.

La clé de voûte, est-ce la réforme du Code pénal?

Non, pas nécessairement. C’est effectivement fondamental de revoir un texte qui date de 1867, modifié par des petites touches successives sans penser à la cohérence du système, mais encore faut-il voir dans quel sens… Le fait d’avoir des peines en adéquation avec les comportements actuels, ce serait une bonne chose. le fait de décriminaliser certains comportements, c’est un autre aspect positif. D’en criminaliser d’autres, il faut être prudent parce qu’il ne s’agit pas d’élargir sans cesse le spectre pénal comme on a eu tendance à le faire par le passé. Certains éléments du code d’instruction criminelle demandent aussi à être réformés.

Mais ce n’est pas parce que l’on va modifier cela que tout va pour autant être réussi. Ce qui manque en Belgique, c’est une réforme pénale globale et cohérente. On entreprend toute une série de réformes qui ont parfois de manière individuelle des portées intéressantes, mais qui ne tiennent pas toujours compte des autres processus réformateurs, avec au final des paradoxes, des contradictions.

S’il y a bien quelque chose sur lequel il faudrait travailler, c’est sur la cohérence de ce système pénal, de justice et de sécurité intérieure.

Sommes-nous en Belgique dans une politique de chiffres?

Cette politique du chiffre est une réalité, clairement, mais on devrait la bannir ou au moins en diminuer l’importance. Avec des chiffres, on peut tout dire. En France sous l’ère Sarkozy, on avait parfois des taux d’élucidation qui s’élevaient à 100%, avec des ciblages d’actions sur certains phénomènes. Forcément, en axant davantage de policiers sur un type de délinquance, on va avoir davantage de chance d’interpeller les individus et de se rapprocher du taux d’élucidation annoncé. Le risque, c’est qu’on laisse beaucoup de choses de côté, notamment toute la dimension sociale et de proximité de la police.

On accentue les biais déjà présents dans les statistiques.

Délaisse-t-on par exemple la criminalité en col blanc?

C’est le cas depuis toujours, parce que la criminalité économique et financière est plus difficile à appréhender, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas d’une priorité politique, bien qu’elle ait un impact financier important. Émotionnellement, on n’est évidemment pas dans la même dynamique. Les politiques préfèrent répondre avant cela aux appels de la population à une répression beaucoup plus ferme de toute une série de délinquants, sexuels notamment, pour obtenir des suffrages aux élections suivantes.

Une forme de populisme?

Très clairement, oui.

Le plus étonnant peut-être, c’est que les premiers à avoir manifesté sous ce gouvernement-ci, ce sont les policiers en raison de la réforme des pensions. Y’a-t-il un malaise à la police? Peut-on le mesurer?

C’est difficile à mesurer. Il y a des partisans de la politique du chiffre, mais pour connaître pas mal de chefs de corps, je pense qu’ils ont une vision plus nuancée de la situation et qu’ils ne sont pas du tout d’accord avec cette orientation statistique. Faire du chiffre, c’est une chose, avoir davantage d’efficacité policière et permettre à la population d’avoir un contact de confiance avec la police, c’en est une autre. Il y a des critiques à l’encontre de la rationalisation, de l’optimalisation… Au niveau des zones de police, il n’est pas toujours évident de s’adapter aux réformes par manque de moyens financiers, de personnel. Oui, ce malaise est perceptible.

L’accord de gouvernement permet aussi à l’armée de venir en appui aux opérations civiles de maintien de l’ordre dans certains cas. C’est symboliquement important. Pour la police, ce doit être dur à avaler, non?

Cela pourrait faire grincer des dents, en effet, et être considéré comme un retour en arrière. Entre l’armée et la police, cela a toujours été une relation amour/haine. De l’indépendance à 1880, l’armée a joué un rôle important dans le maintien de l’ordre. Puis, face à une série de dérives, la gendarmerie a été considérée comme l’élément incontournable et novateur de ce maintien de l’ordre. L’armée est revenue dans le jeu de manière un peu cyclique, notamment en raison de menaces terroristes, pour protéger les sites des centrales nucléaires… Elle a finalement été abandonnée à partir des années 1980, voilà que l’on en reparle à nouveau. Est-ce une inspiration d’autres pays, des Etats-Unis notamment? Est-ce la bonne solution? Est-elle formée pour de telles opérations? Je n’en suis pas certain. Elle interviendrait dans des cas exceptionnels, bien sûr, mais ce n’est pas pour autant que cela doit être considéré comme anodin.

La N-VA a obtenu le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité? C’est évidemment le fruit d’un processus démocratique, mais cela peut-il laisser augurer des accents davantage sécuritaires, voire des ébauches de communautarisation?

En matière d’Intérieur et de Justice, il y a des raisons d’avoir des craintes. Il existe depuis plusieurs années des projets de régionaliser la police. La N-VA étant ce qu’elle est, elle pourrait très bien appuyer ce mouvement. On a déjà communautarisé une série de politiques liées à la justice, comme le secteur des maisons de justice. L’administration pénitentiaire pourrait suivre un chemin identique, ce ne serait pas une surprise.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, le dossier « Le gouvernement Michel n’a pas de vision »

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