Charles Michel accueilli par le Grand Duc Henri de Luxembourg. © BELGA

« Michel Ier a un programme néolibéral et conservateur »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques, n’hésite pas à affirmer qu’il y a une « proximité » entre la Suédoise et l’ère Thatcher des années 1980, mais dans un contexte économique très différent. Pour Le Vif/ L’Express, il analyse en profondeur l’accord de gouvernement.

Le gouvernement Michel a commis quelques approximations à ses débuts, l’opposition fait un tir de barrage, la mobilisation sociale est importante. Sommes-nous dans la réalité ou dans la caricature d’un gouvernement des droites ou « de l’ultra-droite », comme le dit Elio Di Rupo ?

Le contexte explique cette tension, cet affrontement assez dur. Pour la première fois depuis 1999, nous avons un gouvernement qui n’associe pas les partis libéraux et socialistes. Autrement dit, il ne lie pas le centre-droit et le centre-gauche. Avant cela, il y avait eu des gouvernements plutôt de centre-gauche sous les années Dehaene et les derniers Martens. Et avant cela encore, plutôt de centre-droit sous Martens-Gol. Mais depuis 1999, on pouvait qualifier les gouvernements de plutôt centristes.

Il y avait une forme de neutralisation de la gauche et de la droite, en somme ?

C’est ça. La participation du PS et du SP.A avaient en outre un effet de frein sur la FGTB, qui tempérait la mobilisation sociale. Cela ne l’empêchait toutefois pas : il y a eu une grève générale en 1993 face au Plan global, en 2005 contre le Pacte de solidarité entre les générations et en 2012 contre les mesures du gouvernement Di Rupo. Mais cela pesait sur les modes d’action de la FGTB.

Ici, il s’agit d’une configuration différente avec un gouvernement de droite, très clairement, on va y revenir. Le rejet des socialistes dans l’opposition libère la FGTB. L’absence du CDH et le fait que l’aile gauche du CD&V n’ait pas obtenu de victoire symbolique importante permettent également à la CSC de se lâcher. Enfin, le contenu de l’accord lui-même donne beaucoup de grain à moudre aux syndicats. N’en jetez plus, la coupe est pleine…

Il y a une autre spécificité, puisque ce gouvernement est déséquilibré sur le plan communautaire et ne répond plus aux codes classiques. Le PS, en s’arrimant le CDH au niveau des Régions et Communautés où il avait la main, a essayé de jouer du billard à trois bandes en espérant qu’il soit difficile de faire un gouvernement sans lui. C’était un calcul qui, en pure logique de tactique, était rationnel dans le contexte belge habituel. Mais les règles ont changé en cours de jeu, puisque l’idée est arrivée que l’on pouvait faire un gouvernement très minoritaire dans le rôle linguistique francophone de la Chambre.

Tout cela explique aussi cette rancoeur, cette acrimonie de la part PS et du CDH, mais aussi à l’inverse du MR à qui on a fermé très clairement la porte du côté francophone. Les équilibres sont fortement modifiés.

Quand Charles Michel a fait le choix de cette coalition fédérale-là, il a promis de mener une politique « de centre-droit raisonnable », précisant que le MR et le CD&V veilleraient à ce que la thérapie de choc ne soit pas trop douloureuse. Or, la perception actuelle semble indiquer qu’il s’agit bien d’un virage extrêmement brutal. Où est la vérité ?

Il y a deux parties dans votre question. Est-ce une thérapie de choc ? Oui, clairement. Et est-ce un virage ? Là, je serais plus nuancé.

Tout d’abord, s’agit-il d’un gouvernement de droite ? En tant que scientifique, je me réfère au livre « Droite et gauche » du philosophe italien Norberto Bobbio. Pour la gauche, la recherche de l’égalité est la valeur centrale. La droite n’est pas nécessairement contre l’égalité, précise Bobbio, mais elle n’en fait pas nécessairement sa valeur centrale, son but politique.

Elle serait au contraire plus élitiste ?

Oui, l’élitisme est un moteur d’une partie des composantes de la droite, mais la droite va mettre en avant d’autres valeurs, notamment la liberté politique, d’entreprendre, de conscience… Si l’on considère que ce gouvernement n’est pas de gauche parce que l’égalité n’est pas son objectif principal, on peut alors se demander de quel type de droite il s’agit. On peut avoir sur le plan socio-économique une droite soit néolibérale, soit simplement libre-échangiste, soit protectionniste ou encore corporatiste. Sur le plan des valeurs, on peut avoir une droite libérale, plutôt progressiste, ou une droite conservatrice, ou une droite réactionnaire – en laissant de côté l’extrême droite, qui fait des inégalités le fondement de sa vision de la société.

Précisément : dans quel registre est-on à la lecture de l’accord de gouvernement ?

Il y a trois soucis majeurs dans l’accord de gouvernement.

Le premier, c’est la volonté de favoriser les entreprises et, contrairement aux gouvernements précédents, avec un souci marginal pour la défense des intérêts des travailleurs ou des allocataires sociaux. Il faut augmenter la compétitivité, autrement dit la rentabilité des entreprises, avec l’idée que ce sont elles qui créent la richesse et l’emploi. Le théorème de Schmidt (Ndlr – appelé de la sorte du nom de l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt) est remis en question par beaucoup, mais c’est l’axiome que défend ce gouvernement.

La volonté de choyer les entreprises se fait même au détriment des travailleurs puisqu’il y a un blocage des salaires avec le saut d’index ou la surveillance des conventions collectives. Il pourrait en outre y avoir des réductions salariales dans la mesure où la loi de 1996 qui veille à surveiller le « handicap salarial » par rapport aux pays voisins va être revue. Par ailleurs, il n’y a pas à ce stade de réforme fiscale qui viserait à donner plus en salaire poche, alors qu’il s’agissait d’une priorité de campagne du MR. Il n’y a donc aucune volonté de se présenter comme un gouvernement équilibré. Beaucoup de mesures accentuent encore la flexibilisation de l’emploi, que ce soit l’annualisation du temps de travail, l’extension des heures supplémentaires autorisées, des mesures spécifiques dans l’horeca, le travail étudiant comptabilisé non plus en jours mais en heures… Même le slogan de Nicolas Sarkozy « travailler plus pour gagner plus » a du plomb dans l’aile. Et l’on ne parle même pas de l’allongement du temps de carrière, du renforcement des mesures à l’égard des chômeurs…

Le deuxième souci, c’est le retour à l’équilibre budgétaire, un souci partagé par l’ensemble des gouvernements du pays – ce n’est donc pas une rupture… -, mais il est reporté de 2016 à 2018. Cela permet d’adoucir les mesures, mais cela signifie aussi que cette austérité que l’on annonçait brève se terminera plus tard.

Troisième souci majeur de ce gouvernement, c’est la volonté de reformater l’Etat – je parle bien de « reformater » et non de « réformer » car il n’y a pas de dimension institutionnelle ou communautaire. On entend bien le credo libéral qui est « moins d’Etat », avec une réduction du nombre d’agents de l’Etat ou une réduction de son intervention dans les subsides à la culture, par exemple. Mais c’est aussi un Etat différent, qui se recentre sur les missions sécuritaires avec une série de mesures prises en police, justice, armée ou contrôle des flux migratoires. C’est une orientation plus dure que les gouvernements précédents, mais dans la continuité de ce qui avait été annoncé, ce n’est pas là non plus une rupture brutale. Ce nouvel Etat ne cesse d’ailleurs pas d’intervenir en matière socio-économique puisqu’il réduit par exemple les cotisations sociales.

Sur cette base-là, comment considérer ce gouvernement ?

On peut qualifier cette approche socio-économique de néolibérale. Il s’agit clairement de travailler sur l’offre et pas de relancer la demande. Avec un libre-échangisme très poussé puisqu’en matière de politique internationale, il y a la volonté que la Belgique soutienne le traité transatlantique et les accords bilatéraux sur les investissements.

A gauche, certains évoquent déjà Margaret Thatcher, en affirmant que le gouvernement Michel se retranche derrière l’idée qu’il n’y a pas d’alternative – le célèbre « There’s no alternative ». Est-ce caricatural ?

Il y a une proximité sur le plan économique avec l’ère Thatcher. Or, ce qui est frappant, c’est que nous ne sommes plus dans les années Thatcher (1979-1990). La crise financière et bancaire de 2007-2008 est passée par là, il y a eu une remise en question de ces politiques et de cette forme de pensée unique. Une série d’organisations internationales, en ce compris le Fonds monétaire international, disent aujourd’hui qu’il faut se méfier des politiques d’austérité parce qu’il y a des doutes sur leurs effets économiques, sans même parler des inégalités qu’elles engendrent.

Certains évoquent le risque de déflation ou de stagnation de longue durée en Europe, comme c’est arrivé au Japon…

En effet. On cite souvent le succès de l’Allemagne, mais elle a tiré profit de la situation parce qu’elle a eu un avantage compétitif en agissant seule, ce qui ne serait pas le cas si tout le monde décidait la même chose. Pour prendre un exemple historique, dans les années 1930, avant que l’on ne prenne des mesures keynésiennes, on a aggravé la crise et provoqué la déflation.

Ce gouvernement poursuit pourtant dans cette même voie. Il y a toutefois une différence avec Thatcher. Si l’on s’en tient au texte de l’accord, il ne s’en prend pas de manière frontale aux syndicats eux-mêmes ou alors de façon limitée. Il y a l’imposition du service minimum à la SNCB, à Belgocontrol ou dans les prisons, c’est clairement dirigé contre leur capacité de mobilisation. Mais on ne parle pas d’introduire un vote à bulletin secret avant de déclencher une grève, ce qu’a fait Margaret Thatcher. On ne parle pas de la responsabilité juridique des syndicats, ce qu’a fait Margaret Thatcher. Et on ne sait pas encore comment le gouvernement se comportera face à la mobilisation sociale. En 1984-85, le gouvernement Thatcher s’est montré inflexible dans la lutte contre les mineurs et a même engagé des travailleurs pour casser le mouvement…

Il y a au contraire dans l’accord un appel répété à la concertation sociale. Mais les syndicats rétorquent en substance qu’il ne reste pratiquement plus rien à négocier…

C’est une tradition belge qui est respectée, mais dans les faits, elle est assez rhétorique et met dans un fauteuil une des parties, les fédérations patronales, les syndicats se trouvant sur un tabouret bancal. Par ailleurs, des parlementaires Open VLD, le MR ou la N-VA ont déposé par le passé des propositions de loi prévoyant les mesures de rétorsion contre les syndicats que je viens d’évoquer. Ce qui prouve que c’est quand même dans les cartons. C’est peut-être un agenda caché mais, à ce stade-ci, on ne peut pas en préjuger.

Les mesures d’économie vont par ailleurs frapper la sécurité sociale. On va réduire fortement les cotisations patronales, en les faisant passer de 33 à 25%, voire davantage, et on demande en outre de faire des économies en soins de santé. On verra si le conseil de l’Inami pourra se mettre d’accord et, si c’est le cas, s’il sera suivi par le gouvernement. Ou si ce dernier imposera ses vues…

Le gouvernement Di Rupo avait réalisé 22 milliards d’économies en deux ans et demi. Ici, on parle d’un plan de quelque 11 milliards. Pourquoi serait-ce davantage une thérapie de choc aux effets destructeurs ?

Nous sommes effectivement dans la continuité du gouvernement précédent et de ses prédécesseurs. Mais il s’agit d’une accentuation, en plus de ce qui a déjà été fait, et avec les orientations très libérales dont on a parlé.

Il s’agit donc à vos yeux d’une droite néolibérale, avec un Etat réduit, mais qui reste fort. Cette main de fer, la retrouve-t-on en matière de sécurité ? Est-ce, à cet égard, une droite conservatrice, à l’image de la N-VA ? Le vice-Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) s’offusquait de cette idée lorsque nous l’avons interviewé…

Pour répondre à cette question, il est important de revenir sur les mots : conservateur ou réformateur. C’est le reflet d’une évolution très profonde, qui dépasse de loin la Belgique.

Sur le plan socio-économique, le progrès social, ce fut pendant longtemps la réduction du temps de travail obtenu à coups de luttes sociales : le repos dominical ; les semaines de 60 heures, puis de 48 heures, puis de 40 heures ; la pension, puis la création des prépensions… Des conservateurs, dans les partis catholique ou libéral, s’y opposaient. Aujourd’hui, cette logique s’est inversée : ces réductions sont soit reportées aux calendes grecques, soit jugées absurdes du point de vue économique. Les réformes dites structurelles du marché du travail ont pris une connotation positive et, à rebours du sens commun, sont jugées par certains « progressistes ». Dès lors, les conservateurs deviennent ceux qui s’accrochent au modèle ultérieur.

Sur l’aspect sécuritaire, c’est plus clair : oui, ce gouvernement est conservateur. Il y a certes des économies dans l’armée, mais le gouvernement veut procéder au remplacement des F16, qui sera assez couteux. Il y a aussi une extension des prérogatives de l’armée, qui peut être appelée en renfort de la police pour maintenir l’ordre civil. En ce qui concerne la police, les atteintes à l’encontre des représentants de l’autorité vont faire l’objet de poursuites systématiques et beaucoup plus dures. Je ne suis pas sûr par ailleurs que ce soit la priorité des citoyens et on peut se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas de protéger ceux qui doivent protéger l’Etat… et donc les mesures prises par l’Etat. Ce pourrait être une manière de briser les mouvements sociaux. On va d’ailleurs modifier les conditions d’identification des policiers. Là aussi, on peut se demander dans quelle mesure on n’est pas en train de préparer le terrain à une répression éventuelle, qui pourrait se faire avec un peu plus d’impunité.

Prenons encore les politiques migratoires. On est dans le renforcement de la politique menée par les précédents gouvernements. Une mesure qui m’a frappé : la volonté d’étendre les centres fermés et d’y remettre les familles avec enfants, ce qui n’était plus le cas depuis quelques années. Ce ne peut pas être considéré comme un progrès en terme social ou humain, c’est clairement un retour en arrière, dans un sens qui a valu des condamnations internationales à la Belgique. Dans d’autres domaines aussi, on est clairement dans une politique conservatrice, notamment en matière de politique de drogues, puisque le cadre légal sera modifié de manière telle que des expériences pilotes menées à Liège, par exemple, ne seront sans doute plus possibles.

Enfin, dans les dernières pages de l’accord, il y a une série d’engagements plus ouverts, mais pas très concrets, sur les discriminations hommes-femmes, à l’égard des minorités sexuelles…

De manière générale, ce n’est pas un gouvernement libéral sur le plan des valeurs. Je ne le qualifierais pas non plus de réactionnaire. Il n’y a pas de volonté de revenir en arrière sur des manières éthiques comme on l’a vu en Espagne : pas de remise en cause du droit à l’euthanasie, du droit pour les couples homosexuels de se marier et d’adopter ou du droit à l’avortement. Même le CD&V a fait visiblement son deuil de ces évolutions. L’Open VLD, le MR et même la N-VA ont d’ailleurs participé à ces avancées.

Au terme de cet examen, je dirais donc que ce gouvernement est néolibéral et conservateur, oui. Avec des nuances selon les dossiers.

La présence d’un parti nationaliste a-t-elle une influence cachée sur le plan institutionnel ? Le Premier ministre avance qu’il n’y aura pas de communautaire…

Il n’y a pas la possibilité de faire des réformes institutionnelles, ne fût-ce qu’en termes de majorité. La N-VA a d’abord capitalisé sur ces accents de droite assumés du gouvernement. La difficulté, c’est que le communautaire se niche partout en Belgique. Tous les problèmes le deviennent même s’ils ne le sont pas a priori : le survol de Bruxelles, la clé de répartition de la SNCB, le fonctionnement de la justice… Il est difficile d’appréhender cela. On saisit aussi que ce sera une des stratégies du PS dans l’opposition : épingler ce qui aurait échappé au MR sur le plan communautaire. On ne peut pas écarter l’idée que la N-VA communautarise certains dossiers, sachant qu’elle a empoché des portefeuilles majeurs dans le fonctionnement de l’Etat et les plus gros postes en matière d’emplois : les Finances, la Défense nationale, l’Intérieur avec la police, et la Fonction publique.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, le dossier « Le gouvernement Michel n’a pas de vision »

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