Bruno Colmant. © Belga

« Michel Ier a manqué une occasion pour la réforme fiscale »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Alors que le CD&V a décidé de peser de tout son poids sur le gouvernement pour obtenir un impôt sur les plus fortunés, Bruno Colmant, professeur d’économie et ancien chef de cabinet de Didier Reynders, regrette l’absence de vision du gouvernement, dû à un manque d’ambition fédérale. Il prône en faveur d’incitants fiscaux pour les investissements et l’emploi. Et plaide en faveur d’un vrai plan d’avenir pour la Belgique. Entretien.

La réforme fiscale était une des priorités du MR durant la campagne électorale. Visiblement, la montagne a accouché d’une souris au sein du gouvernement… Est-ce une occasion manquée ?

La campagne électorale s’est bâtie dans un certain schéma et dans l’organisation de l’Etat qui n’est plus celle que nous avons aujourd’hui. Elle s’est basée sur des principes fédéraux alors que nous sommes désormais tombés dans le confédéralisme bien plus marqué et irréversible qu’on ne le croit.

De facto ?

De facto. Une des deux communautés n’est représentée que par sa minorité et en plus, il a été dit explicitement par la N-VA qu’elle refuserait un retour des socialistes francophones au pouvoir fédéral. C’est une géométrie inédite.

Mais a-t-on accouché d’une souris sur le plan fiscal ?

Ce qui me préoccupe, c’est qu’une vraie réforme fiscale ne peut précisément être réalisée que dans un cadre fédéral réfuté par certains. Il est donc tout à fait possible qu’il n’y ait pas de réforme fiscale significative, mais uniquement des ajustements marginaux.

Il faut aussi savoir de quel impôt on parle. Celui sur les personnes physiques a déjà été essentiellement régionalisé. La base est déterminée au niveau fédéral, mais les recettes étant perçues au niveau régional, on a un hiatus qui rend potentiellement la situation immobile. Discuter aujourd’hui de reglobalisation des revenus, de modification des barèmes… demanderait une vision fédérale qui est absente. C’est sans doute pour cela qu’il n’y a pas eu d’annonce d’une réforme fiscale. Or c’est maintenant, en début de législature, qu’il faudrait le faire.

Ce qui m’a surpris, par contre, c’est qu’aucune réforme n’ait été annoncée en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés, qui est une compétence complètement fédérale. On a pris les plus petits communs dénominateurs des uns et des autres. Or, nous sommes entrés dans une crise de la demande qui nécessite de stimuler l’emploi et les investissements. Tous les incitants fiscaux devraient donc basculer non pas sur la capitalisation des entreprises mais bien sur l’utilisation qui est faite de ces fonds. Là, c’est une occasion manquée.

Certains affirment en effet que c’est un accord de gouvernement qui se trompe d’époque économique parce que la stagnation actuelle appellerait d’autres réponses.

Je le crois. Ceux qui ont formulé le gouvernement décident de moins d’Etat, inscrivent la Belgique dans le Pacte de stabilité et de croissance européen, alors que la réponse devrait être temporairement d’avoir plus d’incitants publics pour sortie de cette absence de croissance. On devrait au contraire aider les entreprises à faire des investissements pour relancer cette machine. Or, la pulsion en direction d’un Etat fédéral va dans l’autre direction.

Une série de mesures figurant dans l’accord de gouvernement ont certes du sens…

Lesquelles, par exemple ?

Avoir repoussé l’âge de la retraite, modifié les taux de TVA, diminuer les charges salariales sur les premiers emplois… Mais au-delà de ça, dans l’architecture fiscale et parafiscale, il n’y a pas un projet majeur.

Vous aviez dit avant la formation du gouvernement qu’il était aujourd’hui extrêmement compliqué de glisser d’une fiscalité à une autre en raison des résistances. Ici, on a précisément l’impression qu’il s’agit d’un accord assez classique…

L’aggiornamento que l’on pouvait attendre n’a pas eu lieu et je crains qu’il n’ait pas lieu. L’équilibre dans ce gouvernement risque de faire en sorte qu’aucun des partenaires n’ose venir avec une idée saillante qui fasse changer les choses. Or, avant les élections, de bonnes idées avaient été émises comme celle de faire basculer l’impôt du travail vers la consommation, ce qui peut avoir un certain sens pour les hauts salaires, ou vers les revenus des capitaux sans risques.

En agissant de la sorte, on aurait eu une ambition réelle ?

On aurait à tout le moins induit des choix de société. Ici, on est dans un immobilisme ou une neutralisation de la situation. C’est d’autant plus regrettable que l’on traverse une situation dont on sous-estime complètement la gravité en termes de croissance. Parce que derrière les crises souveraine, monétaire et économique, il y a une autre crise qui se prépare : c’est tout l’économie de la désintermédiarisation qui arrive, c’est-à-dire le remplacement des tâches répétitives de la classe moyenne par des applications ou des processus informatisés. On risque de tomber dans un tunnel économique de dix ou quinze ans. Je ne vois d’ailleurs plus les sources de croissance. C’est donc maintenant que l’on devrait repenser le contrat social et s’interroger sur le rôle de stimulant joué par l’Etat.

Le CD&V a bien essayé d’obtenir un « tax shift »…

Mais le résultat est anecdotique. Or, l’idée du CD&V était bonne. Koen Geens avait précisément dit que s’il restait ministre des Finances, il procéderait à ce basculement vers la taxation de la consommation et des revenus du capital. Ce genre d’évolution, on peut le faire une fois tous les vingt-cinq ans.

Mais pourquoi cela ne fut-il pas possible ?

Peut-être en raison de cette neutralisation. Cela demande une telle réflexion fédérale, avec une cohérence des projets des uns et des autres, que ce ne fut sans doute pas possible en l’état.

L’accord de gouvernement annonce pourtant une réforme fiscale…

Oui, c’est vrai, mais d’habitude, c’est précisé de façon plus explicite que cela ne l’est maintenant. Il y a dû avoir un malaise.

On veut baisser la fiscalité sur le travail, tout le monde est d’accord pour dire que nous sommes un pays où elle est trop importante. Mais on n’ose pas aller au bout de l’équation en se demandant sur quoi on va reporter cela compte tenu de l’épure budgétaire. On ne va pas au bout des choses pour protéger la classe moyenne ou certains intérêts. Le résultat, c’est que l’on n’aura sans doute pas de baisse de la fiscalité du travail !

A gauche, on affirme que les entreprises, elles, sont choyées…

Mais le sont-elles tellement ? Je ne crois pas. Il ne s’est rien passé de majeur pour les entreprises.

Une réduction des charges de 33 à 25%…

D’accord, mais il faut voir quelle sera la cible et si ce ne sera pas un effet d’aubaine global pour l’économie. Elles avaient demandé une baisse drastique de l’impôt sur les sociétés : il n’y en a pas. La dernière grande réforme date de 2000-2001, quand on avait baissé cet impôt de 41 à 33%. Quatre ans après, on introduisait les intérêts notionnels.

Mais à l’époque, il y avait le Conseil supérieur des finances, dont je faisais partie. On enfermait les gens dans une salle avec des sandwichs et du Coca tiède, avec l’obligation de délivrer quelque chose. Cela s’est délité…

Pourquoi ?

Parce que la structure du pays a changé, davantage confédérale et plus proche de la particratie qu’auparavant. Ce sont plutôt les centres d’études des uns et des autres qui portent des réflexions, plutôt que des institutions fédérales comme le Bureau du Plan, le Conseil supérieur des finances… Je ne serais pas étonné que de telles structures existent à l’avenir au niveau des Régions et Communautés.

Une part importante de la fiscalité a été transférée aux Régions et Communautés. Il pourrait, là, se passer des choses.

Oui, mais là non plus, on ne verra pas de vision globale.

C’est aussi lié au fait que la population vieillit. On a un âge moyen de 47 ans, ce qui est énorme, dix ans de plus qu’en Chine ou aux Etats-Unis. C’est difficile de mettre en oeuvre des réformes importantes avec une population qui est imprégnée d’un certain contexte qu’elle a elle-même auto-entretenu. Si l’on touche à un curseur, on irrite très vite quelqu’un d’autre…

J’avais pour ma part inventé l’idée d’intérêts notionnels qui stimulent à la fois l’emploi et l’investissement. Ce système de déductions fiscales avait été chiffré en profondeur. Peut-être le nouveau ministre des Finances Johan Van Overtveldt va-t-il le faire, c’est quelqu’un de brillant, un docteur en économie, mais en aura-t-il la possibilité ? Si on ne le fait pas durant ces cinq ans, on aura en tout cas raté une occasion unique. C’est après les guerres et les grands chocs économiques que l’on reprenne les contrats sociaux, fiscaux et parafiscaux. Or, 2008 fut une guerre économique à mes yeux, après laquelle on est entré dans un autre monde qui appelle des réponses différentes.

Par exemple ?

Un certain nombre de débats n’ont même pas été effleurées dans cette négociation. Le lien entre la fiscalité et la parafiscalité, par exemple. La fiscalité est basée sur la capacité contributive des gens, la parafiscalité est en partie un système d’assurances, avec un bénéfice plus ou moins fixe. Ne devrait-on pas rassembler tout cela pour voir dans quelle mesure quelqu’un peut financier l’Etat et ce qu’il peut en obtenir en terme d’avantages? En matière de pension, on a allongé l’âge de deux ans, ce n’est pas grand-chose et c’est en plus dans très longtemps. La vraie question, c’est de savoir si on ne devrait pas passer à une allocation universelle car les pensions sont impayables compte tenu de l’augmentation de l’espérance de vie et surtout de l’absence de croissance.

Il n’y a donc pas de rupture fondamentale, contrairement à ce que certains affirment ?

Non, vous avez raison, certainement pas avec le gouvernement Di Rupo, dont on sous-estime d’ailleurs l’action. Or, c’est maintenant que l’on devrait prendre un nouveau cap. Cela dit, le secteur académique n’est pas non plus très présent dans le débat, je n’ai pas été irradié par les prises de position des uns et des autres.

Comme s’il y avait une forme d’inertie…

Oui, ou de résignation, ou de fatalisme.

La mobilisation sociale est là, les syndicats estiment que l’on se trompe de modèle, affirmant qu’il faut pouvoir soutenir le pouvoir d’achat. C’est juste à vos yeux ?

Il y a une trame intellectuelle qui est correcte dans le sens où on doit stimuler la demande intérieure dans nos économies en récession. En même temps, des ajustements sont incontestablement nécessaires en matière de compétitivité. Les deux débats se neutralisent l’un et l’autre.

C’est là qu’il y a sous-estimation tant de le part du gouvernement que des syndicats de ce que sera le monde dans dix ans. Si, comme je le crois, le rythme de disparition de certaines fonctions va s’accélérer, la question n’est pas tant le maintien de l’existant que le recyclage des gens pour demain. On devrait recycler la population belge par des efforts gigantesques de formation à l’informatique notamment, mais ni les syndicats ni le gouvernement n’en parle.

Le combat syndical est en partie passéiste, même si de façon macroéconomique, ils ont raison. On n’arrive pas à solder les années 1970 ! On a vécu dans les années d’après-guerre dans un modèle qui est devenu la référence de la société belge, mais cela n’a jamais été qu’un effet d’aubaine lié à la reconstruction d’après-guerre, au plan Marshall… Dans l’esprit des gens âgés, on a dû mal à admettre que c’était l’exception du modèle, que nous avons besoin de beaucoup plus de flexibilité et de recyclage conceptuel. Ce débat-là n’est pas soulevé.

Je pense que ce pays a besoin d’un plan stratégique, pour savoir où l’on veut être dans cinq ans, en tenant compte de nos atouts. Ne devrait-on pas par exemple régionaliser l’impôt des sociétés pour que chaque Région stimule les domaines dans lesquels elles ont un avantage concurrentiel? On n’a pas de vision, parce que l’on vit en même temps un changement de régime qui disloque la vision fédérale ! Je reviens de Corée du Sud : ils ont des plans pour développer leurs atouts et pour générer de la prospérité pour tout le monde.

Le gouvernement fait-il trop confiance à la main libre ? Les syndicats déplorent par exemple que l’on encourage les entreprises, sans aucune contrainte en matière d’emploi…

C’est vrai. C’est ce qui s’est passé pour les intérêts notionnels que j’avais initié à l’époque et je plaide coupable. Je m’étais dit que le marché suivrait son propre chemin et créerait de l’emploi, ce qui ne s’est pas vérifié. J’ai fait une erreur de jugement mais à l’époque, nous étions dans une période où la recapitalisation des entreprises était l’enjeu principal. Cette critique syndicale n’est pas fausse, mais cela oppose l’économie du marché qui joue sur l’offre et une vision plus étatique.

S’il y des incitants fiscaux, je l’ai dit, on devrait aujourd’hui les lier aux investissements et à l’emploi. La rénovation de la Belgique devrait être conditionnée par un effort conjoint d’investissements et d’emploi, une stimulation de la prise de risque et de l’audace. Cela demande peut-être un pouvoir plus centralisateur et une articulation plus claire de tous les niveaux de pouvoir. On a changé de régime de manière plus rapide et profonde que l’on ne croyait, sans s’y préparer.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, le dossier « Le gouvernement Michel n’a pas de vision »

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