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Mawda, Liège: quand le mensonge en politique devient la règle

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le décès de Mawda puis l’attentat de Liège ont montré une classe politique de moins en moins encline à la pudeur, et donc au respect des faits. Typologie d’une Belgique politique si déboussolée que le mensonge semble désormais la règle. Et la vérité, l’exception.

Un enfant de 2 ans, un adulte de 22, des policières débonnaires. Ces morts absurdes et révoltantes ont traversé le printemps belge. L’émotion suscitée par ces deux drames si proches, la balle policière qui a coûté la vie à la petite Mawda Shawri, d’abord, l’excursion meurtrière de Benjamin Herman, ensuite, a-t-elle définitivement emporté les dernières pudeurs politiques ? Le piteux spectacle, déchaînement de récupérations putatives et de responsabilités alléguées, que donne la classe dirigeante d’un pays qui, pourtant, se croyait épargné par le poison des  » faits alternatifs  » pourrait le laisser penser. Dans le torrent des invectives et du vortex des réseaux sociaux n’émerge que le meilleur bluffeur. La vérité, aujourd’hui plus que jamais, n’a droit de cité que si elle sert la cause. Ainsi du mensonge, d’ailleurs. Qu’importe qu’elle soit vraie ou fausse : une information qui embarrasse est une fake news, tandis qu’un mensonge qui plaît devient un fait.

La vérité, aujourd’hui plus que jamais, n’a droit de cité que si elle sert la cause

La tendance n’est pas toute neuve en Belgique. Depuis son intronisation, Charles Michel taxe de désinformation ses opposants, dont certains le mitraillent de leurs pires horions. L’an dernier, Jean-Claude Marcourt avait, de même, qualifié de fake news la nouvelle, révélée par Le Vif/L’Express, du travail de sa fille, avocate, pour le groupe Nethys. Et Didier Reynders, à la tribune du Parlement, gratifia de la même infamie la révélation, par le même journal, des incertitudes sur les fonds libyens bloqués en Belgique.

Mais les tout récents événements ont comme déchaîné cette inclination. Face à des drames si poignants, impossible de ne pas laisser l’émotion l’emporter. Et difficile de ne pas vouloir en profiter. Les milieux académiques, dont on pourrait pourtant raisonnablement supposer qu’ils constituent les ultimes garants de la raison, ne sont maintenant plus à l’abri. Les recteurs, a tweeté un secrétaire d’Etat pour qui  » intellectuel  » est une injure, doivent s’attendre à  » un retour de boomerang dans la figure « .  » Les universitaires, comme les recteurs, gagneraient à encourager et soutenir le pouvoir et les décisions politiques quand il y a lieu de le faire « , a précisé un député et président de centre d’études pour qui  » intellectuel  » est une aspiration. Quoi de si étonnant, au fond, pour un pays qui comme  » intellectuel le plus influent  » se désigne un président de parti plutôt qu’un professeur, si la vérité factuelle pèse moins que l’intérêt politique ?

Raoul Hedebouw mensonge par vitupération.
Raoul Hedebouw mensonge par vitupération.© belgaimage

Voici, dans la gamme infinie du mensonge, ceux auxquels se sont adonnés les dirigeants du royaume de Belgique, et pas seulement ces derniers jours.

Le mensonge sous condition, le plus classique, qui, comme les énoncés  » infalsifiables  » du philosophe Karl Popper, s’éloigne de la vérité parce qu’il est impossible de démontrer sa fausseté, aussi bien par abstraction que par expérimentation. Technique mobilisée par la langue de bois, le mensonge par condition dépend d’une proposition que l’on ne peut vérifier, qui contraint le récepteur de l’énoncé à faire confiance à son émetteur, et donc qui autorise celui-ci à raconter ce qu’il veut, à l’abri confortable du conditionnel. Exemple : lorsque Elio Di Rupo qui, lorsqu’il était Premier ministre, défendait la politique  » ferme mais humaine  » de Maggie De Block, dit que s’il était encore Premier ministre, il aurait régularisé la famille de Mawda Shawri, et qu’on est bien obligé de le croire.

Zakia Khattabi mensonge par contamination et par prétention.
Zakia Khattabi mensonge par contamination et par prétention.© belgaimage

Le mensonge par inversion, qui emploie un terme ou une expression dans un sens opposé à son sens ordinaire ou réel. Exemple : lorsque Bart De Wever, pour qui la Belgique est dominée par la minorité francophone, dit de parents dont l’enfant vient de se faire tuer d’une balle qu’ils n’ont pas tirée que  » parler de ces personnes en tant que victimes n’est simplement pas juste « . Ou lorsque Charles Michel, dont la formation politique compte un chef de groupe qui traite un président de commission parlementaire de  » cas psychiatrique « , un vice-Premier ministre qui estime  » crapuleux  » le comportement d’un député écologiste de l’opposition, ou un sénateur qui se revendique de plus en plus explicitement de Donald Trump, avoue,  » très objectivement « , que son parti est le moins enclin à cette  » trumpisation  » dont il accuse tous les partis qui ne sont pas le sien.

Le mensonge par prétérition, très proche du mensonge par inversion, par lequel son auteur fait précisément ce qu’il dénonce. Exemple : lorsque le gouvernement fédéral décide de  » ne pas tirer de conclusions avant la fin de l’enquête  » tout en attribuant la responsabilité de la mort d’une migrante à ses passeurs, et en exonérant sa propre politique migratoire. Ou Elio Di Rupo lorsqu’il dit qu’il n’est pas question de politiser un attentat terroriste tout en en attribuant la responsabilité aux politiques policières et pénitentiaires du gouvernement fédéral.

Le mensonge par vitupération, variante offensive de la langue de bois, qui dégage son auteur de payer le prix du réel par l’emploi de formulations sans aucun autre effet que stylistique, ce qui les rend d’autant plus infalsifiables au sens de Popper. Le mensonge par vitupération est une bulle de savon salissante, un ton, pas une incrimination. Exemple : lorsque Raoul Hedebouw avance, dans Le Soir du 5 juin, que  » nous, on mène le combat militant contre le radicalisme dans les quartiers, on fait le boulot : eux, ils jettent de l’huile sur le feu pour alimenter le racisme ambiant en Belgique « .

Elio Di Rupo mensonge par prétérition, par exagération et sous condition.
Elio Di Rupo mensonge par prétérition, par exagération et sous condition.© belgaimage

Le mensonge par omission, par lequel le locuteur cache ou minimise sciemment un élément dont il a connaissance. Exemple : lorsque Koen Geens, qui n’avait pas démissionné après les attentats du 22 mars 2016 alors qu’il est avéré que des dysfonctionnements dans la justice les avaient favorisés, affirmait que les précédents congés pénitentiaires de Benjamin Herman s’étaient déroulés sans problème.

Le mensonge par contamination, qui associe dans un raisonnement, des arguments qui soit n’ont rien à voir entre eux, soit se contredisent, en faisant alors une variété de mensonge par prétérition. Exemples : lorsque Zakia Khattabi, qui n’avait pas demandé la démission de Koen Geens ou Jan Jambon après les attentats du 22 mars 2016, mais qui a très tôt après le décès de Mawda Shawri mis en jeu la responsabilité personnelle de ministres fédéraux, avoue à La Libre :  » Ecolo fait de la politique et je l’assume. En attendant, nous n’avons pas attaqué Charles Michel ad hominem.  » Ou lorsque Bart De Wever qui, dans une interview à Wilfried, disait adorer les anciens Romains qui, contrairement aux Grecs antiques,  » n’étaient pas racistes, mais xénophobes « , compare, dans sa Lettre ouverte à Elio Di Rupo, les étrangers installés en Belgique à  » autant de personnes qui, grâce au droit de vote des étrangers, ont directement obtenu tous les droits civils et ont ainsi pu servir de réservoir de voix pour votre parti « , alors que les étrangers votant grâce à ce dispositif très restrictif et limité aux scrutins communaux sont très peu nombreux. Le mensonge par contamination peut concerner des personnes et pas seulement des arguments, puisque Bart De Wever, dont le parti fait la fête avec tout ce que l’extrême droite compte d’indépendantistes flamands, posait dans la même lettre qu’Elio Di Rupo avait, le 1er mai,  » fait la fête avec  » BXL Refugees « , qui milite pour la suppression des règles de Dublin et de Frontex, des régularisations collectives et la fermeture des centres fermés « , comme si proximité physique faisait foi idéologique.

Avec le mensonge par prétérition, son auteur fait précisément ce qu’il dénonce

? Le mensonge par conservation,  » l’utile mensonge  » de Platon, par lequel son auteur sauve une personne que la révélation de la vérité menacerait. Exemple : lorsque Jan Jambon, qui trouvait que les collaborateurs des nazis avaient leurs raisons, fait dire à son porte-parole que  » nous n’étions pas là, mais il n’y a aucune raison de douter de nos agents pour le moment  » peu après qu’une balle tirée par un policier a tué Madwa Shawri. Il devient un mensonge par autoconservation lorsque c’est son auteur même que la révélation de la vérité menacerait. Exemple : lorsque Koen Geens, qui n’avait pas démissionné après la grève des gardiens de prison de 2016 alors que ceux-ci affirmaient que  » les prisons fabriquaient des bombes humaines « , décide de ne pas démissionner après  » deux nuits d’insomnie « , et après un attentat commis par une bombe humaine. Ou lorsqu’il dit au Soir, samedi 2 juin, que les directeurs de prison décident d’accepter un congé péntitentiaire, alors qu’ils ne formulent jamais qu’un avis, validé ou non par l’administration du ministère de la Justice.

Koen Geens mensonge par omission et par autoconservation.
Koen Geens mensonge par omission et par autoconservation.© belgaimage

Le mensonge par exagération, qui noie dans un excès langagier un début de vérité factuelle. Exemple : lorsqu’Elio Di Rupo qualifie le gouvernement Michel du  » plus destructeur de la sécurité sociale depuis la Seconde Guerre mondiale « , en snobant les trois sauts d’index des gouvernements Martens-Gol. Ou lorsqu’Elio Di Rupo, en 2003-2004, qualifiait les réformateurs de  » Texans « , comparant alors Louis Michel et Daniel Ducarme à George W. Bush. Ou lorsqu’Elio Di Rupo en 2009 annonçait un  » bain de sang social  » si les mêmes anciens Texans entraient dans les gouvernements régionaux. Il y a donc de vieux spécialistes de l’exagération, et pas seulement depuis Mawda Shawri. Mais ils ne sont pas seuls.

Le mensonge par acceptation sociale, qui se cache derrière des assertions communément considérées comme vraies pour s’éviter toute contestation et, en fait, toute vérification. Exemple : lorsque Jan Jambon, qui n’avait pas démissionné non plus après avoir injustement attribué la responsabilité des attentats du 22 mars 2016 à un de ses subordonnés, fait dire à son porte-parole, le lendemain du décès de Mawda Shawri, qu’il ne  » faut pas retourner la logique : c’est le résultat du trafic d’êtres humains « , sans demander de quoi ce trafic est lui-même le résultat. Pas parce que cette question n’a aucun intérêt, mais parce que son intérêt est de ne pas poser cette question : ce n’est pas ce que veulent ses soutiens.

Le mensonge par fiction, qui ne coûte rien à personne, est un pur divertissement que permet le détachement des pesanteurs du réel.  » Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction « , disait Jean-Jacques Rousseau.

Il y en a, de nos jours, des mensonges divertissants. Sans doute.

Mais ce n’est sans doute pas non plus le moment de rigoler.

Bart De Wever mensonge par inversion et contamination.
Bart De Wever mensonge par inversion et contamination.© belgaimage
Theo Francken mensonge par lancer de boomerang dans la figure...
Theo Francken mensonge par lancer de boomerang dans la figure…© belgaimage

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