Olivier Mouton

Marx contre Thatcher: le danger d’une Belgique divisée

Olivier Mouton Journaliste

Entre ceux qui manifestent et ceux qui travaillent, entre la N-VA et la gauche politico-syndicale, entre le fédéral et les Régions, le pays entre dans une logique de confrontation. Dangereuse, à l’heure où une refonte de notre modèle social est indispensable. Pourtant, le Mur de Berlin est tombé il y a vingt-cinq ans!

Ce jeudi, les syndicats vont réussir leur coup de semonce face au gouvernement Michel Ier. Quelque 100.000 personnes vont défiler dans les rues de Bruxelles pour exprimer leur colère face à « l’injustice sociale » générée par la Suédoise. Parmi les manifestants, des responsables politiques d’envergure, dont le moindre n’est pas le Premier ministre sortant, Elio Di Rupo. Premier parti du côté francophone, poussé sur sa gauche par le PTB, le PS a entamé une impitoyable guerre des chiffres et de l’argumentation face à ce qu’il nomme non sans malice « la majorité MR – N-VA », tandis qu’au sein de la majorité, d’aucuns dénoncent « l’hystérie » socialiste, la N-VA laissant déjà entendre des velléités de représailles.

Jour après jour, le climat se détériore dans notre pays.

Ce jeudi, les opinions sont bipolarisées comme jamais. Ce matin, sur la Première, un citoyen dénonçait cette manifestation hâtive avec ces mots, en substance: « Cela ne me fait forcément pas plaisir de faire des efforts, mais contribuer à l’assainissement des finances publiques et à préserver le modèle social, c’est aussi de la solidarité. » Ils sont nombreux à travailler ce jour, ulcérés par les désagréments causés par les mouvements sociaux. Dans la rue, d’autres crient leur colère face à un accord de gouvernement déséquilibré, qui fait la part belle aux riches, aux entreprises tout en brisant les travailleurs et les allocataires sociaux.

Ce bras de fer échauffe les esprits, ramène sur la table des débats liés au service minimum ou à l’irresponsabilité (juridique) des syndicats, exacerbe les convictions sur une ligne de fracture gauche-droite plus vivace que jamais. C’est vivifiant démocratiquement, peut-être, mais c’est potentiellement dangereux pour la cohésion fédérale.

Socialement, la concertation est au point mort, les syndicats s’estimant victimes d’un jeu de dupes au sein duquel gouvernement et patronat, flamand surtout, sont des alliés objectifs. Politiquement, les majorités fédérales et régionales se regardent en chiens de faïence du côté francophone, rendant pour l’heure impossible toute collaboration constructive alors que la sixième réforme de l’Etat l’impose plus que jamais.

Ce brasier est peut-être temporaire, mais il brûle et fait déjà des dégâts. Bruno Colmant, ancien chef de cabinet de Didier Reynders et économiste, le signale dans Le Vif/ L’Express cette semaine: l’absence de vision fédérale actuelle est terriblement dommageable à l’heure où, plus que jamais, la crise économique nécessite une refonte du modèle social belge. Alors que l’on devrait repenser fondamentalement les fondements de notre système, oser une grande réforme fiscale, revisiter notre protection sociale sans la détruire, induire une contribution de tous, valoriser la création d’activités tout en sanctionnant toutes les fraudes (fiscale comme sociales), on se retrouve à observer un match de catch, le remake d’un mauvais film des années 1970-80, quand Marx et Thatcher se menaient la vie dure par-delà un Rideau de fer qui, pourtant, est tombé depuis vingt-cinq ans aujourd’hui! À gauche, on raisonne plus que jamais en terme de « lutte des classes », à droite on met l’accent sur la responsabilité individuelle. Au milieu, c’est le silence gêné ou le dégoût qui prédominent…

Il est l’heure d’apporter une vraie vision d’avenir, tant aux cris de la rue qu’aux exaspérations de ceux qui ont décidé de travailler ce jeudi

Du haut de sa jeunesse, le Premier ministre Charles Michel devra garder ses cinq sens et son calme pour renouer le fil de ce début de législature qui part en vrille. Marx-Thatcher? C’est comme si la N-VA et le PS continuaient à distance et sur le plan socio-économique leur campagne électorale et leur confrontation décisive pour l’avenir du pays. Au sein même de sa majorité, cela grince derrière une cohésion de façade, comme en a témoigné hier la réplique saillante de la secrétaire d’Etat N-VA Elke Sleurs face au vice-Premier ministre MR Didier Reynders. Tandis que le second annonçait sa volonté de défendre les institutions culturelles fédérales, la première a asséné que cela devait encore être discuté en Conseil des ministres – à vrai dire, il faut oser…

Charles Michel, à un moment donné, devra siffler la fin de la récréation s’il veut préserver son autorité. Il devra aussi prendre le temps d’exposer sereinement son ambition pour l’avenir du pays, pour autant que ce soit possible avec un parti nationaliste à ses côtés. Il a déjà pris des contacts informels avec les syndicats pour tenter de recoudre le fil social, ce qui est important.

Jusqu’au 15 décembre, date fixée par les syndicats pour une journée de grève nationale, il est probable que la musculation se poursuive. Ce sera alors le temps des prises de responsabilité, le moment où les syndicats décideront s’ils prolongent leur hiver rouge, l’heure où les politiques se décideront – ou non – à faire fonctionner le fédéralisme pour le bien-être des citoyens.

La refonte indispensable du modèle social belge n’appelle peut-être pas une majorité d’union nationale – quoique… -, mais elle nécessite au moins que tous les responsables politiques regardent l’horizon en dépassant des confrontations idéologiques dépassées. C’en est fini des Trente Glorieuses, une exception dans notre Histoire. C’en est fini de la Guerre froide. C’en est fini de l’aveuglement menant à un endettement abyssal de notre Etat-Providence.

Il est l’heure d’apporter des réponses équilibrées et une vraie vision d’avenir, tant aux cris de la rue qu’aux exaspérations de ceux qui ont décidé de travailler ce jeudi.

Charles Michel aura-t-il la force et la capacité politique de s’élever au-dessus de cette mêlée destructrice?

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