Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. © Belga

Marie-Hélène Ska, le Sphynx

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Demain, elle sera en tête de la manifestation nationale à Bruxelles. Première femme à diriger la CSC, Marie-Hélène Ska a rapidement fait ses preuves à la tête du syndicat chrétien. Et imposé un style direct et pragmatique, donc sans états d’âme. Ça décoiffe…

Un sphynx, avec quelques brins de paille dans les cheveux. Le téléphone mobile à portée de main, au cas où les enfants appelleraient. Un sac à dos posé dans un coin. Et des livres. « Ça ne sert à rien de lire des ouvrages avec lesquels on est d’accord parce qu’on n’apprend rien », lui répétait jadis son professeur de français. Marie-Hélène Ska a retenu la leçon : les romans et essais qu’elle dévore à la pelle, en les annotant, lui parlent autrement d’autres choses. Et surtout de « désaccords ».

En la matière, depuis qu’elle est secrétaire générale de la CSC, Marie-Hélène Ska a été servie. Nommée à la tête du syndicat chrétien, au côté du président Marc Leemans, en mars 2014, elle a d’emblée été plongée dans les affres de la campagne électorale et de la constitution du gouvernement fédéral, puis dans l’automne social très chaud qui a suivi.

« Elle n’avait pas droit à l’erreur, rappelle Christian Kunsch, président du MOC (Mouvement ouvrier chrétien). Elle a vite montré de quoi elle était capable. » Aujourd’hui, plus personne ne trouve à redire. Surtout pas du côté flamand, majoritaire à la CSC. D’aucuns l’attendaient au tournant, pourtant. Car Marie-Hélène Ska, issue du service d’études du syndicat où elle était en charge des matières emploi, formation et enseignement, n’a pas fait ses armes en entreprise, ni dans une fédération sectorielle ou régionale. Avec ses grandes lunettes et ses cheveux en buissons de boucles, elle est longtemps passée pour une intellectuelle pure et dure – et intellectuelle, elle l’est évidemment. Le look a désormais changé, sans que quiconque sache pourquoi. Ses proches l’ont bien taquinée sur la question. En vain. Un sphynx, vous dit-on.

« Sa trajectoire en fait une excellente dirigeante d’organisation, reconnaît un patron de centrale : elle est bilingue, organisée, intelligente, et fait preuve d’une grande capacité de synthèse. Mais elle n’a pas de proximité avec le monde ouvrier. Elle pense que l’analyse d’un bureau d’études est plus fiable que celle du monde salarié ou industriel. Et elle n’est pas très à l’aise avec l’insolence ouvrière et sa capacité à créer de l’incertitude par le conflit. »

C’est que cette Luxembourgeoise d’origine aime maîtriser les choses, de bout en bout. Et n’apprécie guère qu’on la contrarie, sauf si l’on a de solides arguments pour le faire. En dix-huit mois à la tête de la CSC, elle a pourtant évolué. « Auparavant, les militants ne voulaient pas d’elle dans les formations parce qu’ils prétendaient ne pas comprendre ce qu’elle disait, raconte un syndicaliste maison. Aujourd’hui, son discours est plus adapté. « Devoir étayer le raisonnement, j’ai dû l’apprendre, admet Marie-Hélène Ska, parce qu’on ne peut pas partir du principe que les gens en face de vous ont suivi le même cheminement que vous. Cela demande de se mettre à l’écoute et de faire preuve de patience, ce que je n’ai pas toujours. Mais on n’emporte pas l’adhésion juste en haranguant les foules. C’est même dangereux. Je préfère avoir un message plus construit à transmettre. En meeting, je ne sais pas crier ou hurler. Mais mon mode de fonctionnement, même s’il est moins chaleureux, est sincère. »

On n’est pas au café du commerce

L’argumentation est en tout cas sa colonne vertébrale. « On ne répond pas à Marie-Hélène par autre chose, s’amuse un de ses amis. Lui sourire ou lui verser un verre de vin ne sert à rien. C’est même contreproductif avec elle. » Quand elle était enfant, Marie-Hélène Ska avait pour habitude de regarder le JT tous les jours en famille. Ensuite, tous débattaient des sujets. « Il faut argumenter, répète la secrétaire générale de la CSC, qui déteste les jugements à l’emporte-pièce: on n’est pas au café du commerce. C’est une exigence d’honnêteté intellectuelle. »

Au groupe des Dix, qui rassemble les représentants patronaux et syndicaux de tout le pays, Marie-Hélène Ska est, du coup, comme un poisson dans l’eau. Petit sourire en coin, elle fait clairement savoir quand elle n’est pas d’accord, sur la base d’un raisonnement solide. « Ça doit énerver de négocier avec elle, glisse un de ses proches, parce qu’elle reste très sereine. Je plains les patrons. » D’autant qu’elle est très mauvaise perdante, entre autres aux jeux de société… « Elle donne l’impression de faire la synthèse mais la dernière étape du raisonnement est toujours favorable à la thèse de la CSC, remarque un représentant du banc patronal. C’est très malin de sa part, mais ça ne fait pas avancer le débat. »

S’il y a pourtant une chose que Marie-Hélène Ska aime, c’est la rigueur. Quand on lui présente un projet, son auteur est tenu de lui préciser pourquoi on le mène, avec quels objectifs et quels moyens. Rien n’est acquis si elle n’est pas convaincue. De la même manière, elle apprécie les réunions structurées, dans lesquelles on ne perd pas de temps. Grandie dans une exploitation agricole, elle sait que chaque minute compte, surtout quand la pluie menace. Elle ne supporte pas que les choses soient dites en vingt minutes si trois suffisent. Les billets Café serré, diffusés le matin sur la RTBF, l’agacent. C’est, pour elle, du temps perdu. Alors elle change de chaîne pour trouver mieux ailleurs. Elle-même ne parle que si elle a quelque chose de pertinent à dire. Et préfère un sandwich avalé au milieu de ses collègues plutôt qu’une réunion au restaurant, chronophage.

« Dans le milieu de la concertation sociale, comme en politique, il y a toute une part de cinéma et de palabre, soupire-t-elle. Il y a certes des dossiers qui doivent mûrir, donc je comprends qu’on en prenne le temps. Mais quand je vois qu’autour d’une table, tout le monde sait pertinemment où on doit arriver et qu’on bavarde durant trois heures, je trouve que ce n’est ni sérieux, ni respectueux. C’est une insulte à l’intelligence des uns et des autres. »

Or Marie-Hélène Ska est quelqu’un de sérieux. Elle n’est pas du genre à embrasser les membres du groupe des Dix en entrant en réunion, ni à discuter le coup avec eux devant une bière, quand la réunion est finie. « C’est un travail sérieux qu’on a à faire, martèle-t-elle. J’aime une manière de fonctionner simple, claire, transparente. »

Le travail est pour elle une valeur sacrée. Ce n’est pas un hasard si, étymologiquement, son nom de famille, Ska, renvoie aux « scailtons », ces tailleurs d’ardoises, donc à une certaine noblesse du travail. Et puis, dans une ferme, du travail, il y en a toujours. Il lui est arrivé de prendre congé pour aller y donner encore un coup de main, quand Dame Nature ne pouvait attendre. Il n’est pas rare, lors de journées de travail, qu’elle convoque une réunion à l’heure du petit déjeuner, à… 6h30, même si la discussion de la veille s’est terminée à la bière spéciale.

La bonne personne au bon moment

Du coup, à la CSC, où elle gère désormais aussi les ressources humaines, ça déménage : l’organisation doit tourner, dans une culture de l’excellence dépourvue d’états d’âme. Même là, elle n’a pas peur de dire, sans coups de gueule, que certaines choses sont inadmissibles. « Elle est beaucoup plus courageuse que bien des dirigeants masculins », murmure un syndicaliste maison. Ses méthodes de fonctionnement détonent : plus personne n’est aujourd’hui sur une voie de garage et chacun doit être à 100 % dans sa fonction. Marie-Hélène Ska est de ceux qui considèrent qu’un travail bien fait est un pléonasme. Dorénavant assise sur le banc patronal dans son propre syndicat, elle trouve donc qu’il y a toujours moyen de faire mieux, ce qui peut épuiser ses troupes. « Elle laisse deux chances mais pas trois, résume Jean-Marc Namotte, secrétaire fédéral de la CSC Liège-Huy-Waremme. Certains lui reprochent son manque de coeur, mais au moins, elle tranche. C’est un vrai chef… qui mange à la cantine de la CSC. Sans doute son rôle d’aînée de fratrie l’y a-t-il préparée un peu. « Beaucoup de militants apprécient la manière dont elle gère le mouvement et la communication, témoigne Thierry Jacques, secrétaire fédéral de la CSC Namur-Dinant. Une forme de fierté s’est, dans la foulée, développée chez nous, comme au temps de l’ancien secrétaire général Robert d’Hondt. » Et depuis, ils sont nombreux à considérer Marie-Hélène Ska comme « la bonne personne arrivée au bon moment ».

Cash, voire même un peu trash, cette nouvelle patronne blesse pourtant parfois, sans le vouloir : parler vrai peut faire mal. La polémique née après la publication de ses propos sur Marc Goblet, cet été, l’a laissée sans voix. « Je pense que je suis tout ce qu’il déteste, avait-elle lâché au Soir : une femme, j’ai fait des études, je lis des dossiers. » Elle ne voit pas où est le problème. « Je n’aime pas les polémiques, dit-elle, ni blesser pour blesser. Ce n’est pas mon moteur. Mais je ne me censure pas. La preuve. » Elle n’est pas sentimentale, même si elle peut faire preuve d’une grande chaleur humaine. « Quand elle est émue, c’est à l’intérieur, précise son prédécesseur, Claude Rolin. Elle fait la part des choses entre rationalité et émotions. »

De toute évidence, l’important, pour elle, n’est pas de plaire : elle s’en fiche comme d’une guigne, sauf si son attitude fait obstacle à la progression des valeurs du syndicat.

Seconde puis première de cordée

Ce poste à la tête de la CSC, Marie-Hélène Ska n’avait jamais pensé l’occuper. Certes, elle est tombée dans la marmite de l’engagement social et collectif toute petite : membre d’Amnesty International à 12 ans, investie dans les mouvements de jeunesse, impliquée dans tous les projets scolaires, y compris théâtraux, elle est entrée par hasard au service d’études de la CSC après ses études de sociologie. Très active entre autres au sein du Conseil de l’Education et de la Formation (CEF), où elle succède à François Martou, elle est devenue secrétaire nationale en 2009, en prenant en charge tous les dossiers liés à la sécurité sociale. « J’y étais depuis cinq ans et j’avais encore beaucoup à apprendre », enchaîne-t-elle. Le brusque départ de Claude Rolin, alors secrétaire général, pour la liste électorale européenne du CDH pour les élections de mai 2014, bouscule ses projets. Elle n’ambitionne pas de monter plus haut dans la hiérarchie du syndicat. Elle sait assez combien la tâche est lourde et ingrate.

« Je n’ai jamais pensé que je pourrais occuper cette fonction, explique-t-elle. Travailler en équipe et conduire une équipe, ce n’est pas la même chose. Les premier et second de cordée n’ont pas le même rôle. J’étais bien dans mon rôle de seconde de cordée. Je m’étais même dit que jamais je n’occuperais un poste de secrétaire général car je ne me sentais pas la légitimité pour le faire. Il me semblait que je n’étais pas la mieux placée pour incarner le monde du travail. » Elle refuse donc, quand on lui propose la place. Puis elle dit oui, parce qu’on lui fait comprendre qu’il est important qu’elle accepte. « A la maison, c’était oui ou non mais on ne prenait pas trois jours pour décider. Sinon, il se mettait à pleuvoir sur les récoltes, et c’était trop tard », confie-t-elle. J’aime beaucoup la culture du débat mais quand on a décidé, on avance. Je suis volontariste. Je trouve qu’il n’y a rien de pire, dans une organisation, que ne pas savoir où on va. »

Désormais, tous le savent, à la CSC. De son côté, la nouvelle secrétaire générale – première femme à occuper ce poste – prend sa place, se maintenant à équidistance de toutes les formations, notamment politiques, ou lieux de pouvoir économiques. A ses yeux, cette proximité peut vite devenir incestueuse. Ce n’est donc pas une femme de clan. « Dans la sphère professionnelle, on ne voit pas qui sont ses alliés. Elle n’est pas d’office d’accord avec X ou Y, assure Chantal Doffiny secrétaire fédérale de la CSC carolo. Elle est la même pour tout le monde. » De la même manière, elle est politiquement assez inclassable.

De politique, Marie-Hélène Ska ne parle d’ailleurs guère. Pas plus que de ses vacances. Elle a construit une frontière totalement étanche entre sa vie publique et sa vie personnelle. « Personne ne la connaît vraiment, affirme Thierry Dock, un ancien de ses collègues. Et personne ne la connaîtra jamais. Elle garde une part de mystère. Et beaucoup se trompent sur son compte. » Même ses amis proches sont bien en peine de dire si elle réussit ou non de délicieuses tartes aux fraises, quelles sont ses dernières destinations de voyage ou les films qu’elle a aimés. Tous s’accordent à déclarer que sa relation au pouvoir est atypique : elle peut se rendre indisponible pour une réunion importante, au motif qu’un de ses enfants présente son spectacle ce jour-là.

« C’est une femme sans détours, sereine et dans la conviction. Elle ne joue pas : elle est vraiment comme ça, assure un de ses amis. Je connais peu de gens, à ce niveau de responsabilités, qui présentent un aussi faible écart entre ce qu’ils donnent à voir et la réalité. »

C’est pour cette raison, sans doute, que Marie-Hélène Ska pourrait quitter son poste bien avant d’avoir atteint l’âge de la pension. On ne peut pas tenir à ce rythme-là jusqu’à 67 ans. C’est, de toutes façons, elle qui décidera. Elle partira si elle s’ennuie. Le comble, pour elle, de l’insupportable.

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