© Belga/PETER DECONINCK

Main basse flamande sur la Grande Guerre

En 14-18, l’union a fait la force. La devise ne passera pas le cap du centenaire de la Grande Guerre. Alors que les Flamands sont déjà en ordre de bataille, les Wallons sonnent la mobilisation, les Bruxellois s’éveillent. Et le niveau fédéral se planque. Tout profit pour le Westhoek cher au Premier ministre Yves Leterme (CD&V).

La patrie agressée, violentée, rapidement acculée dans un coin de territoire national. Mais qui résiste courageusement et victorieusement aux Allemands durant quatre ans. Avec ses soldats wallons et flamands, au coude-à-coude dans la boue des tranchées de l’Yser, après avoir été stoïques sous la pluie d’obus qui s’abattaient sur les forts de Liège et de Namur. La version des faits peut aller se rhabiller. Evaporée, la « poor, little Belgium » sur laquelle le monde anglo-saxon s’était apitoyé. 2014-2018 sera un vrai centenaire à la belge d’aujourd’hui : Flamands, Wallons et Bruxellois s’activent à faire voler en éclats le morceau de bravoure et de sacrifices. Chacun fourbit ses armes dans son coin.
La Flandre a ouvert le feu. Et sorti d’emblée la grosse artillerie. Le centenaire de la Grande Guerre, elle en fait très tôt son affaire. Géographiquement parlant, cela se défend : le Westhoek, ce coin de Flandre occidentale, a supporté le gros de l’épreuve militaire. Dès 2007, les autorités régionales flamandes passent à l’offensive. Et depuis progressent sur tous les fronts : touristique, culturel, économique, éducatif, médiatique, politique, diplomatique. A la man£uvre : le ministre-président flamand Kris Peeters (CD&V) et le ministre N-VA Geert Bourgeois en charge du Tourisme et du Patrimoine. Le duo, poussé dans le dos par le monde parlementaire flamand, voit grand. Et loin. Les yeux rivés sur l’objectif proclamé : « Le centenaire de la Grande Guerre doit projeter la Flandre sur la carte du monde comme destination à ne pas manquer. » Il y aurait un marché pour cela, d’envergure planétaire. Le gouvernement flamand l’évalue à plus de deux millions de touristes pour la période 2014-2018. Et espère en retirer quelque 200 millions de recettes. Le département régional des Relations internationales a fait ses comptes : au total, « des soldats issus de pas moins de 50 Etats actuels ont pris part aux combats dans le Westhoek ». Français, Anglais, Irlandais, Canadiens, Australiens, Américains, Néo-Zélandais, Sud-Africains, Indiens, troupes coloniales d’Afrique du Nord, Allemands.

Jusqu’aux Russes et aux Chinois qui ont été aussi, modestement, de la partie. De ce minutieux screening, la Flandre en a conclu qu’elle a tout pour devenir un incontournable point de chute du centenaire de la Première Guerre. Elle y met les moyens : 15 millions d’euros ont été mis sur la table pour financer 44 projets flamands à caractère touristico-récréatif. Pleins feux sur le Westhoek, qui se taille la part du lion. Et Geert Bourgeois, le régional de l’étape, compte bien ne pas en rester là, économies budgétaires ou pas.

Un tel branle-bas de combat a fini par se savoir de l’autre côté de la frontière linguistique. Et par jeter le trouble. « L’action semble très engagée et très avancée dans le nord du pays. La Région flamande a déjà programmé toute une série d’activités, un budget important a été créé, une cellule spécifique mise sur pied. La Région wallonne ne peut pas rester au bord de la route », vient de s’inquiéter la députée régionale wallonne Chantal Bertouille (MR) auprès du ministre-président de la Région wallonne et de la Communauté française. Rudy Demotte (PS) a reçu le message. Zen : les « potentialités d’évocations » sont là, elles ne demandent qu’à être activées. C’est en bonne voie. Un groupe d’experts du monde académique et scientifique a jusqu’à la mi-juin pour rendre un plan opérationnel. C’est alors que l’on pourra parler gros sous, envisager les moyens budgétaires à dégager. Ministre wallon du Tourisme et des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS), fait aussi assaut de pro-activité : « Nous ne sommes pas restés assis sur les dossiers en attendant qu’on nous contacte. » De Liège à Mons, en passant par Namur, les Wallons sont sur la brèche. Ainsi les quatre villes martyres qui ont payé au prix fort les exactions allemandes en août 1914 ont-elles pris les devants. Visé, Dinant, Tamines, Andenne font d’ailleurs cause commune avec les cités flamandes autrefois mises à sac : Louvain, Aarschot, Dendermonde.

Allures de ventre mou

Pas de défaitisme, donc. Mais tout de même un sens de l’urgence qui pointe désormais du côté francophone. 2014, pour peu que l’on respecte la chronologie de la tragédie, c’est déjà après-demain en Wallonie. Or l’impression de désordre à peine organisé inquiète. Notamment la députée wallonne Ecolo Marianne Saenen : « Alors que le gouvernement flamand est déjà très actif dans la coordination, j’aurais voulu avoir une stratégie plus globale en Région wallonne plutôt que de simplement mettre ensemble ce que font les villes et les communes. Il faut montrer que nous sommes déjà actifs car la dimension internationale intervient. Il ne faudrait pas que les touristes éventuels s’arrêtent à la plaine de l’Yser. »

Que dire alors du centre du pays, la capitale, qui prend des allures de ventre mou. Un certain…. Geert Bourgeois est le premier à s’en être récemment formalisé, devant des députés flamands. Le ministre N-VA du Tourisme prétend avoir fait offres de services à la Région bruxelloise, en lui proposant de puiser aussi dans la bourse de 15 millions d’euros. Las : l’argent flamand, se désole-t-il, n’a trouvé aucun projet à subsidier. Dont acte : « Bruxelles ne s’occupe pas du planning des activités et des événements liés à la commémoration de la Grande Guerre. Je ne comprends pas. Mais l’amour doit venir des deux côtés », soupire Bourgeois « Faux ! Jamais nous n’avons reçu la moindre offre », s’insurge-ton du côté des autorités bruxelloises. Où l’on se dit enfin décidé à quitter le stade des « balbutiements » pour entrer dans le vif du sujet. En front commun avec les Wallons.

« Evidemment que la Wallonie et Bruxelles ont de multiples raisons de célébrer ce centenaire, sans haine envers l’Allemagne actuelle, et sans concurrence avec la Flandre » : Rudy Demotte se refuse à entrer dans le jeu des comparaisons. Cela lui évite de s’interroger sur tant de zèle flamand mis à célébrer 14-18. Ce n’est pas l’amour de la Belgique héroïque qui inspire les autorités flamandes. Encore moins l’envie de perpétuer la fibre patriotique. C’est pour son propre compte et sous ses seules couleurs que la Flandre occupe le terrain et la scène internationale que lui abandonne fort opportunément le pouvoir fédéral (voir en page 21). Fidèle à l’ordre de marche défini : « Donner une visibilité internationale à la marque « Flandre » et la lier durablement au thème de la paix. » Kris Peeters est depuis longtemps passé à l’acte : « La sensibilisation des partenaires étrangers a démarré, un réseau de contacts internationaux au niveau bilatéral et multilatéral a été noué », rapportait récemment le ministre-président flamand lors d’un énième débriefing devant les élus régionaux. Une vraie posture d’Etat flamand avant la lettre. Mai 2010 : concertation avec les représentants de douze anciens pays belligérants. Novembre 2010 : visite de travail au Westhoek en compagnie de 27 ambassadeurs. Impressionnant tableau de chasse. Ne manquent à l’appel que les voisins les plus proches de la Flandre : les Wallons et les Bruxellois. Les Belges, en somme. Jusqu’ici le cadet des soucis flamands. « Poor little Belgium », qu’ils disaient…

PIERRE HAVAUX

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