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Les travailleurs engagés en Flandre resteront soumis à l’exigence d’exclusivité linguistique

Le Vif

Mais les conséquences de l’arrêt Anton Las sur les contrats de travail à caractère transfrontalier sont plus larges : désormais, une société ayant son siège d’exploitation à Waregem, par exemple, dont le directeur connaît le roumain et employant à titre temporaire des ouvriers agricoles roumains pourrait désormais conclure les contrats de travail dans cette langue.

La condamnation par la Cour de justice de l’UE (CJUE), le 8 mai dernier, de plusieurs dispositions du décret de la Région flamande du 27 mars 2009 relatif à la politique foncière et immobilière montre à quel point le modèle centrifuge du fédéralisme belge et de l’exclusivité des compétences s’accommode mal avec les forces centripètes du marché intérieur. Si l’arrêt du 8 mai met à mal une certaine forme de politique immobilière, l’arrêt Anton Las rendu par la même cour, le 16 avril dernier, introduit davantage de souplesse dans les exigences linguistiques en rapport avec les relations de travail s’inscrivant dans un contexte transnational. En raison des conséquences de cet arrêt pour le droit du travail, et de l’écho qu’il a reçu dans la presse belge, nous souhaitons approfondir ses enseignements.

Le Chief Financial Officer de la PSA Antwerpen, Anton Las, récemment démis de ses fonctions, contestait devant le tribunal du travail d’Anvers le montant des indemnités devant être versées par son ancien employeur, société établie en Flandre mais relevant d’un groupe international. L’employé invoqua la nullité de son contrat rédigé en anglais au motif que le Décret de la Communauté flamande du 19 juillet 1973 impose l’usage exclusive de la langue néerlandaise à toutes les « relations sociales », y compris le contrat de travail et à tous les actes et documents des entreprises imposés par la loi dès que l’employeur à son siège d’exploitation dans la Région de langue néerlandaise. L’employeur contesta la nullité du contrat au motif qu’il s’agissait d’une entrave disproportionnée à la libre circulation des travailleurs, liberté fondamentale consacrée par le Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). La juridiction de renvoi invita la CJUE à vérifier si des intérêts privés protégés dans le cadre du marché intérieur pouvaient l’emporter sur un ordre public linguistique néerlandophone.

En premier lieu, on prendra à nouveau la mesure du caractère imparfait du marché intérieur. Les aspects linguistiques des relations du travail n’étant pas harmonisés par des règles de droit dérivé, la liberté fondamentale consacrée par le TFUE est d’application.

En second lieu, les employeurs peuvent invoquer la liberté de circulation des travailleurs dans un contentieux les opposant à leurs employés, ce qui ébranle une vision assez traditionnelle d’un droit du travail dont l’unique objet serait la protection du travailleur. En effet, pour la CJUE, une telle liberté fondamentale comporte pour les employeurs le droit de recruter sans entraves, dans le cadre du marché intérieur, des travailleurs étrangers.

En troisième lieu, le simple fait que l’exigence d’exclusivité du néerlandais est susceptible de dissuader un travailleur ne maîtrisant pas cette langue à rédiger un tel contrat de travail suffit à faire passer le Décret flamand sous les fourches caudines du droit du marché intérieur, qu’importe que l’effet soit purement théorique (en l’espèce l’employé avait la citoyenneté néerlandaise et résidait aux Pays-Bas).

En quatrième lieu, la liberté de circulation ne peut être invoquée que pour des contrats de travail à caractère transfrontalier. C’était le cas ici : Mr Las ne résidait pas en Belgique mais prestait ses obligations à Anvers, le directeur de PSA, groupe international, était singapourien et ne parlait pas le néerlandais. La portée de l’arrêt Anton Las est donc limitée à ce type de situations. A contrario, des situations purement internes ne relèvent pas du droit du marché intérieur. Par exemple, un belge francophone résidant à Waterloo, n’ayant jamais travaillé sur le territoire d’un autre Etat membre, et travaillant à Rhode St Genèse pour une société ayant son siège d’exploitation à Ostende, ne pourrait tirer avantage de cet arrêt. En revanche, une société ayant son siège d’exploitation à Waregem dont le directeur connaît le roumain et employant à titre temporaire des ouvriers agricoles roumains pourrait désormais conclure les contrats de travail dans cette langue.

Aussi, la grande majorité des travailleurs engagés par des sociétés ayant leur siège d’exploitation en Flandre resteront-ils soumis à l’exigence d’exclusivité linguistique. Ce régime à deux vitesses conduit non seulement à une fragmentation du marché intérieur mais aussi à des discriminations à rebours. Ce n’est pas nouveau. On a vu dans l’affaire du Vlaamse zorgvezekering qu’un résident liégeois travaillant à Fourons mais n’ayant pas fait usage de sa liberté de circulation intracommunautaire ne pouvait souscrire à ce régime d’assurance. En revanche, un résident lillois travaillant à Courtrai était en droit d’y souscrire. A ce rythme, le marché intérieur revêtira à terme des allures schizophréniques.

Enfin, aux yeux de la CJUE, des motifs liés aux contrôles administratifs et à la défense de la langue officielle peuvent justifier des règles d’ordre public linguistiques dans les relations du travail, tant que l’entrave demeure proportionnée. Ce n’était pas le cas ici dans la mesure où le Décret flamand de 1973 ne prévoyait qu’à titre exceptionnel la traduction du contrat de travail.

Pour la Cour, il serait possible de prévoir une protection de la langue néerlandaise moins « entravante ». Concomitamment à l’utilisation de la langue néerlandaise pour un contrat de travail à caractère transfrontalier, une autre version linguistique pourrait également faire foi, mais à deux conditions : (a) lorsque les parties au contrat ne maitrisent pas le néerlandais, (b) lorsque la seconde langue est connue de toutes les parties.

Mais comment concevoir l’articulation entre les deux versions linguistiques ? En cas de divergences entre celles-ci, le contrat rédigé en letton ou en estonien viendra-t-il à l’emporter sur le contrat rédigé en néerlandais au motif qu’il s’agirait de la langue vernaculaire de l’employé balte ? Enfin, d’autres questions restent en suspens. Faut-il raisonner par analogie à propos des contrats commerciaux et des contrats administratifs ? L’arrêt Anton Las ne porte que sur le contrat de travail, qu’advient-il des autres documents devant être fournis par l’employeur dont le siège social est en Flandre ? Dans quelle mesure le Décret de la Communauté française du 30 juin 1982 relatif à l’usage de la langue française en matière de relations sociales entre employeurs et employés devra-t-il être revu ?

Que retenir de cet arrêt ? Les modèles d’exclusivité linguistique découlant du fédéralisme belge n’échappent plus au droit de l’UE. Valeur affirmée par les traités fondateurs de l’UE, la protection de la diversité linguistique garantit certes l’imposition de la langue officielle dans des relations privées, mais pas à titre exclusif. Or, le droit de l’UE ne protège que les travailleurs et les employeurs qui tirent concrètement profit du marché intérieur. Ceci fait ressortir à nouveau le caractère byzantin de la construction du marché intérieur, à cheval sur la souveraineté étatique et un projet d’intégration économique.

Nicolas de Sadeleer, Professeur à l’Université Saint Louis, chaire Jean Monnet du droit de l’UE, professeur invité à l’UCL

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