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Les secrets de la banque de données des djihadistes partis en Syrie

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

Depuis quatre ans, les services de sécurité belges rassemblent des informations sur les Belges partis combattre en Syrie ainsi que sur les candidats au départ. Nos confrères de Knack ont pu consulter cette banque de données et ont rassemblé de nouveaux chiffres relatifs à la lutte contre le terrorisme en Belgique. Aperçu en dix questions.

Cet automne, tous les yeux seront braqués sur la commission parlementaire dirigée par Patrick Dewael (Open VLD) qui étudie les circonstances qui ont mené aux attentats terroristes à Bruxelles. Avant la pause estivale, l’accent était mis sur les secours. En septembre, la Commission poursuivra ses travaux et les acteurs de la sécurité belge – la police, le parquet, les services de renseignement, l’OCAM – feront l’objet d’une étude approfondie. Le suivi de combattants partis en Syrie sera l’un des sujets brûlants de la commission d’instruction parlementaire. Knack a plongé dans la banque de données de l’état et énumère les conclusions principales.

1. Combien de djihadistes partis en Syrie sont repris dans la banque de données?

Depuis mai 2012, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) regroupe les informations sur les Belges partis combattre en Syrie. Aujourd’hui, la banque de données de « foreign terrorist fighters » compte 614 noms : 457 combattants partis en Syrie et 157 candidats au départ.

« Initialement, l’OCAM utilisait une ‘simple’ liste de noms, explique Olivier Van Raemdonck, porte-parole du ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA). « Cependant, les informations issues de différences services de soutien de l’OCAM – la Sûreté de l’État, le service de renseignements militaire, la police, le parquet, etc. – n’ont pas été réunies systématiquement. Pour des raisons de confidentialité, il était en outre impossible de faire circuler cette liste parmi les autorités administratives et les services de sécurité et de police. Entre-temps, ces défauts ont été résolus, étant donné que la liste a évolué vers une banque de données. Chaque fois qu’une nouvelle information est disponible, la banque de données est complétée par les services concernés. Du coup, toute l’info est systématiquement mise à jour. Par ailleurs, on a parfaitement réglé qui a accès à quelles informations. »

La banque de données tourne en phase de test depuis début 2016 au sein de l’OCAM. Van Raemdonck : « C’est comme une voiture qui ne peut pas encore rouler sur la voie publique. Il fallait encore harmoniser certains éléments avec la loi. Le 21 juillet, le roi a signé l’AR qui régule tout. L’arrêté paraîtra prochainement dans le Moniteur et dès lors la banque de données sera complètement opérationnelle pour toutes les personnes à qui elle est destinée. Les bourgmestres n’ont pas d’accès direct à la banque de données, mais leurs chefs de corps peuvent demander des informations. »

À l’époque des attentats de Paris, il y a avait environ 800 noms sur la liste de l’OCAM. « Plusieurs noms ont été supprimés parce qu’ils ne répondent pas aux critères », explique le patron de l’OCAM, Paul Van Tigchelt. « Par exemple, parce qu’il n’y avait pas d’informations ‘consolidées’ disponibles à leur sujet : des infos issues de plusieurs sources. Il est important de respecter strictement ces critères, car si votre nom figure sur cette liste, cela peut entraîner des conséquences. »

Sur les 614 personnes reprises dans la banque de données, 109 sont décédées. Van Tigchelt: « Comme leur décès n’a pas été constaté officiellement, leur nom n’est pas supprimé. »

D’après les estimations de la Sûreté de l’État, plus de 70% des Belges présents pour combattre en Syrie ou en Irak sont actifs auprès de l’EI. « Un grand nombre d’entre eux étaient affiliés à la section Katibat al-Battar de l’EI, mais depuis qu’elle n’est plus active, ils ont intégré d’autres unités de combat de l’EI », déclare la Sûreté d’État.

Il y a 104 femmes dans la banque de données: 50 sont sur place, 1 est en route, 18 sont revenues, 19 ont essayé de partir et 16 sont candidates au départ en Syrie.

2. Quand les combattants sont-ils partis en Syrie?

En août 2012, Nabil Kasmi de Sharia4Belgium est parti définitivement d’Anvers pour la Syrie. Paul Van Tigchelt: « À notre connaissance, c’est le tout premier qui est parti. Au printemps 2012, il s’était déjà rendu dans la région, notamment au Liban. Il est possible qu’il soit parti en reconnaissance pour établir des contacts et explorer des routes. Après son départ définitif en août 2012, d’autres membres de Sharia4Belgium ont suivi. » Lors du procès Sharia4Belgium, Kasmi a été condamné par contumace à une peine de prison de 15 ans. L’OCAM soupçonne qu’il réside toujours avec l’EI en Syrie ou en Irak.

Said M’Nari, Abdel Rahman Ayachi et Rafaël Gendron ont été les premiers à partir. M’Nari, un ancien cacique de Sharia4Belgium, a été arrêté fin juin à Anvers. Ayachi, le fils du fameux cheik de Molenbeek Bassam Ayachi, et son grand ami Gendron sont mort en Syrie en 2013.

Le dernier qui est parti est un trentenaire bulgare de Koersel. Il est parti le 28 décembre en Syrie et est revenu le 3 mars 2016.

« En 2016, nous n’avons pas encore ajouté de nouveaux partants », déclare Paul Van Tigchelt. « Nous avons déjà reçu des informations au sujet de personnes qui partent ou qui veulent partir, mais cette info n’a pas été confirmée. Une certaine prudence reste donc de mise, même si le grand flux de partants semble derrière nous. Il y a plusieurs raisons à ça, notamment l’attirance décrue pour le califat, à présent que l’EI est poussé dans la défensive sur son territoire autoproclamé. » Est-ce une bonne nouvelle ? Van Tigchelt: « L’EI continue à exercer beaucoup d’influence, notamment via sa machine de propagande. Je me réfère à l’appel dans la vidéo du 21 mai, dans laquelle l’EI appelle ses disciples à ne plus se rendre au califat, mais à rester en Europe pour frapper sur place. Cela ne facilite pas notre travail, même si les services de sécurité ont bien compris ce nouvel accent. »

3. Quel âge ont les combattants partis en Syrie?

Le jeune âge des 614 personnes reprises dans la banque de données est frappant. 70% d’entre elles ont moins de trente ans. Paul Van Tigchelt: « Il y a des mineurs impliqués dans un grand nombre d’enquêtes récentes. »

La personne la plus âgée de la banque de données est un Français de 70 ans de Forest parti en août 2013. Le second plus âgé, un Anversois de 69 ans, est parti un mois plus tôt en Syrie.

Les plus jeunes sont deux filles de quinze ans d’Anvers et de Berchem, qui tombent sous la catégorie 5 (« candidat probable pour la Syrie »).

Au total, il y a 16 mineurs dans la banque de données (de 12 à 18 ans): 3 sont sur place, 2 sont revenus et 4 ont essayé de partir. 7 sont probablement candidats. Il s’agit de 4 filles et 3 garçons d’Anvers, de Berchem, de Borgerhout, de Bierghes et Tirlemont.

En outre, l’OCAM a connaissance de 32 enfants de moins de 12 ans qui se trouvent probablement en Syrie ou en Irak. Ces derniers ne figurent pas dans la banque de données. Paul Van Tigchelt: « Les moins de 12 ans partent généralement avec leurs parents. Pour les moins de 18 ans ce n’est pas toujours le cas. Les noms d’enfants nés là-bas ne figurent pas non plus dans la banque de données. Van Tigchelt: « Pour des raisons évidentes, ce n’est pas réaliste. Pensez à l’absence de documents officiels ou d’enregistrement. Mais il est certain que les combattants belges ont eu des enfants en Syrie ou en Irak. »

4. D’où viennent les combattants partis en Syrie?

Les 614 personnes reprises dans la banque de données sont originaires de 100 communes différentes. Une commune sur six est donc confrontée au problème de combattants partis en Syrie ou de candidats.

5. Quelle est leur nationalité?

Il y a 23 nationalités différentes. 372 sur les 614 personnes reprises dans la banque de données possèdent la nationalité belge. Parmi elles, il y a beaucoup de combattants qui possèdent la double nationalité, mais celle-ci n’est pas systématiquement indiquée parce que les données ne sont pas toujours disponibles. Selon l’OCAM, il est certain que plus de la moitié des Belges qui figurent dans la banque de données sont d’origine marocaine.

Van Tigchelt: « Parmi les 457 personnes parties en Syrie, il y a quelques dizaines de convertis. Il est évidemment difficile de les compter avec précision ou de définir qui est converti. Pensez aux enfants issus de mariages mixtes ou d’origine ethnique différente. »

119 personnes possèdent une nationalité étrangère et pour 123 personnes, la nationalité n’est pas indiquée. Parmi les étrangers aussi, les Marocains sont en tête. Curieusement, ils sont suivis par les Russes.

6. Pourquoi y a-t-il autant de Russes dans la banque de données ?

La banque de données mentionne 25 Russes et 4 personnes de double nationalité belgo-russe. Sur ces 29 Russes, 11 résident probablement en Syrie ou en Irak, 13 sont revenus, 1 a été intercepté en route et 4 ont voulu partir.

« Il s’agit essentiellement de Tchétchènes et de quelques individus issus de républiques voisines comme le Daghestan et l’Ingouchie. Il est question de radicalisation pour une partie de la diaspora issue du Caucase du Nord, qui trouve ses germes dans la région elle-même. Une organisation terroriste y lutte pour la réalisation d’un califat islamique », déclare Paul Van Tigchelt. « Initialement, ils étaient surtout axés sur la lutte dans le Caucase du Nord, mais depuis 2012 l’accent s’est presque complètement déplacé vers la Syrie. Depuis le Caucase du Nord aussi, beaucoup de jeunes djihadistes sont partis en Syrie et en Irak. Aujourd’hui, ils sont affiliés à l’EI, mais aussi à d’autres groupements. Un Tchétchène de Géorgie était d’ailleurs l’un des principaux commandants de l’EI. »

Les 29 Russes repris dans la banque de données sont souvent d’anciens adeptes, sympathisants ou ex-combattants de l’Émirat du Caucase. « Ils préparent leur propagande en Belgique et parfois ils y rassemblent un soutien pour l’Émirat. Parfois, leurs fils ou leurs filles participent. » Ils utilisent une filière séparée pour se rendre en Syrie. « Seuls quelques Russes étaient en contact avec Sharia4Belgium et d’autres groupes analogues. Cependant, la plupart d’entre eux possèdent leurs propres filières pour se rendre en Syrie. Ils se retrouvent dans des groupes où ce sont les Caucasiens ou les russophones qui tirent les ficelles.

7. Quelles mesures ont été prises contre les djihadistes syriens?

– Le gouvernement a bloqué les possessions de 12 personnes soupçonnées de terrorisme – selon De Tijd, il s’agit surtout de combattants partis en Syrie.

– Douze cartes d’identité de Belges radicalisés ont été confisquées pour éviter leur départ en Syrie ou en Irak. La première décision date du 18 mars 2016.

Sur ces 114 djihadistes syriens de retour en Belgique, après contrôle à leur domicile, 72 sont toujours inscrits dans le registre de la population. 37 ont été supprimés du registre. Pour les autres, l’enquête sur leur résidence principale est toujours en cours. Olivier Van Raemdonck, le porte-parole de Jambon, souligne que les 37 suppressions du registre de la population ne sont pas une mesure disciplinaire : « Nous ne sommes pas sûrs de leur adresse. On préférerait que la plupart des djihadistes de retour de Syrie aient un domicile, car cela permet de les suivre plus facilement. Pour les combattants sur place en Syrie ou en Irak, c’est évidemment la logique inverse : on essaie de les supprimer un maximum. »

– L’OCAM souligne que les mesures prises ne sont pas uniquement répressives, mais aussi préventives et curatives: « Pensez à l’accompagnement social, à l’accompagnement familial, au trajet d’accompagnement à l’emploi… On oeuvre à la réintégration de ceux qui sont revenus une fois qu’ils ne sont plus repris dans un dossier judiciaire, et on établit également des mesures pour les candidats au départ. Les Cellules de sécurité locale intégrale, composées du bourgmestre, du chef de corps et des services sociopréventifs de la commune où vivent les combattants, jouent un rôle centralisateur. La police locale les aborde et tente d’évaluer leur état d’esprit et leurs motifs. » Pour les candidats au départ en Syrie, la réaction rapide semble une bonne méthode. « Parfois, il y a d’autres facteurs qui expliquent une radicalisation, par exemple une situation familiale conflictuelle. Quand on réussit à les maîtriser, on voit que la radicalisation aussi s’atténue. »

– Combien de djihadistes perçoivent une indemnité ? Le cabinet du ministre de l’Emploi Kris Peeters (CD&V) communique qu’en juillet 2016, il y avait treize personnes connues de l’ONEM sur la liste de personnes de retour de Syrie. Le porte-parole Leo De Bock : « Huit d’entre eux répondent à toutes les conditions pour entrer en ligne de compte pour une indemnité. Dès qu’ils ne respectent pas une des conditions – par exemple quand ils ne résident pas en Belgique – leur indemnité est immédiatement suspendue. L’ONEM les suit quotidiennement. »

8. Quels djihadistes repris sur la liste de l’OCAM ont commis des attentats?

1. Bilal Hadfi s’est fait exploser le 13 novembre 2015 près du Stade de France.

2. Brahim Abdeslam a commis un attentat suicide au restaurant Comptoir Voltaire à Paris.

3. Salah Abdeslam était impliqué dans les attentats de Paris. Il est en détention préventive à la prison de Fleury-Mérogis près de Paris.

4. Abdelhamid Abaaoud était impliqué dans les attentats de Paris. Cinq jours plus tard, il a été abattu par la police au cours d’une fusillade à Saint-Denis.

5. Akrouh Chakib s’est fait exploser à Saint-Denis quand la police a fait irruption pour arrêter Abaaoud.

6. Najim Lachraoui a commis un attentat dans le hall de départ de Zaventem le 22 mars 2016.

7. Mohamed Abrini, surnommé l’homme au chapeau, était l’un des complices de Zaventem. Il est en détention préventive. La France demande son extradition pour sa participation aux attentats de Paris.

Ces sept terroristes figuraient donc déjà sur la liste de l’OCAM. Soufiane Amghar et Khalid Ben Larbi – tués lors de l’action terroriste à Verviers le 15 janvier 2015 – figuraient sur la liste de l’OCAM en tant que djihadistes revenus en Belgique.

D’après Paul Van Tigchelt, environ deux douzaines de djihadistes belgo-syriens sont impliquées dans des attentats. « Outre ceux qui sont morts à Paris et à Bruxelles, il s’agit d’une quinzaine de djihadistes belges qui commettaient des attentats suicide en Syrie et en Irak. »

9. Combien d’enquêtes relatives au terrorisme sont en cours en Belgique?

La Belgique connaît une longue histoire d’enquêtes sur le terrorisme, mais depuis que le problème syrien a surgi, il y a quatre ans, le nombre de dossiers a explosé. « Les huit premiers mois de 2016, le parquet fédéral a repris 175 nouveaux dossiers de terrorisme », déclare le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw. « 30 d’entre eux font l’objet d’une instruction judiciaire. »

Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V) a révélé en juin qu’ « un peu moins de 400 personnes font l’objet d’une enquête dans tous les dossiers de terrorisme réunis ». Van Leeuw ajoute que pour l’instant « 45 personnes soupçonnées de délits terroristes sont en détention préventive. Huit d’entre elles sont liées au dossier des attentats de Bruxelles et Zaventem. Par ailleurs, 145 personnes sont incarcérées pour terrorisme. »

Depuis 2013, on a prononcé pas moins de 279 condamnations dans des affaires terroristes. En 2016, selon le parquet fédéral, il y aurait déjà 101 condamnations. Van Leeuw : « Attention : il s’agit de chiffres bruts. Cela signifie qu’on peut condamner quelqu’un plusieurs fois (aller en appel ou être condamné une nouvelle fois après une contumace par exemple). Cependant, cela reflète la véritable charge de travail de ma fonction. Depuis Sharia4Belgium en février 2015, il n’y a eu pas moins de 41 procès pour terrorisme, répartis en Belgique. »

Au total, 32 djihadistes syriens de retour en Belgique ont été condamnés pour terrorisme. Le dossier de six d’entre eux a été clôturé sans qu’ils ne paraissent devant le juge. Pour les autres, l’enquête est toujours en cours.

10. Combien de prédicateurs de haine et de recruteurs sont suivis par l’état ?

Outre la banque de données dynamique sur les foreign terrorist fighters, l’OCAM gérera aussi une nouvelle banque de données d’informations sur les prédicateurs de haine, de recruteurs et peut-être aussi de loups solitaires. Cette nouvelle banque de données succédera à la Joint Information Box (JIB) déjà existante. Paul Van Tigchelt: « Il y a trois critères pour la reprise dans le JIB : porter préjudice à la démocratie, inciter à la haine et faire de la propagande via des voies concrètes ou des actions. Celui qui radicalise tout seul chez lui n’entre donc pas dans le JIB.

Aujourd’hui, il y a un peu moins de cent noms dans le JIB. Ajoutez les 614 noms de la banque de données foreign fighters, et vous verrez qu’on suit à peu près 700 personnes. En outre, les Local Task Forces parlent aussi d’autres individus. « Dans ces équipes locales, la Sûreté d’État, le service de renseignements militaire, la police et l’OCAM – et parfois le parquet local – se concertent sur toutes sortes de dossiers d’extrémisme, même si ces dernières années l’accent est mis sur les combattants revenus de Syrie. »

Le 1er août, une nouvelle circulaire destinée à optimaliser le suivi de prédicateurs de haine est entrée en vigueur. Van Tigchelt: « Tous les services d’état qui possèdent des informations sur la présence possible d’un prédicateur de haine, de son intention de venir en Belgique ou qui soupçonnent quelqu’un d’être prédicateur de haine, partageront cette information avec l’OCAM. »

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