Jan Callebaut, qui fut notamment conseiller en communication de Kris Peeters et Yves Leterme : " La Belgique est devenue une source de capitaux, elle représente enfin quelque chose aux yeux des consommateurs. " © FRANKY VERDICKT/ID PHOTO AGENCY

Les patrons flamands qui investissent dans les symboles belges, « c’est du nationalisme marketing »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Les patrons flamands, en bons commerçants, investissent dans les symboles belges pour créer de la valeur, analyse Jan Callebaut, grand manitou de la discipline en Flandre. Ce n’est ni de l’amour passionnel, ni de la nostalgie, mais du business. Qui rejoint l’approche politique de la N-VA.

Jan Callebaut est CEO de WHy5Research, un bureau anversois spécialisé dans la consultance en marketing, actif dans le monde entier, qu’il a lui-même fondé en 2007. Grand manitou de l’enquête d’opinion au nord du pays, il fut surnommé, en 2014,  » le Berlusconi de Flandre  » par l’actuel ministre flamand des Finances, du Budget et de l’Industrie, Bart Tommelein (Open VLD). A l’époque, Callebaut conseillait à la fois le ministre- président flamand Kris Peeters (CD&V) et la VRT.

Aujourd’hui, à 62 ans, l’homme prend du recul. Fin 2017, il a publié un livre, Het Merk België (éd. Manteau), corédigé avec Wouter Verschelden, fondateur de l’agence de presse Newsmonkey. Leur thèse, élaborée sur la base d’une enquête qualitative auprès de centaines de personnes ? Les Flamands se sentent désormais davantage belges que les francophones. Mais la Belgique qu’ils affectionnent n’est pas celle du passé, faite d’émotions, de frites et de chocolat. C’est une marque, un atout qui peut être utilisé dans la nouvelle économie. Une page se tourne.  » En Flandre, plus personne ne parle aujourd’hui de la Belgique dans un sens affectif, souligne Jan Callebaut. Elle existe, on en tient compte, mais c’est tout. Cela dit, nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale. Traditionnellement, les francophones accaparaient davantage la Belgique, qu’ils considéraient comme une évidence, tandis que les Flamands la rejetaient. Mais depuis l’arrivée de la N-VA à la tête de départements fédéraux importants, ces derniers ont tendance à défendre la Belgique. On ne parle plus tellement de l’indépendance de la Flandre. Ce n’est pas le seul paradoxe qui ressort de notre enquête. Ainsi, les francophones n’aiment pas le nationalisme flamand, mais ils apprécient plutôt la politique de Jan Jambon à l’Intérieur ou de Theo Francken à l’Asile.  »

Ce retour des Flamands vers la Belgique est-il l’expression d’un sentiment profond ? Ou une volonté d’utiliser le label belge de façon très cynique ?

Il n’y a pas de stratégie très élaborée, c’est simplement une question d’opportunité. Les Flamands sont des commerçants, après tout. La différence entre les Flamands et les francophones est en réalité comparable à celle qui prévaut entre les Chinois et les Japonais. Les Japonais ont beaucoup de principes, comme les francophones. Les Flamands, eux, sont prêts à tout pour vendre, comme les Chinois. Dès lors que des symboles peuvent être rentables, ils faut les utiliser, fussent-ils belges.

Le danger existe que cette nouvelle Belgique capitalistique devienne une Belgique flamande

C’est ce qu’applique Marc Coucke quand il rachète le Sporting d’Anderlecht ou qu’il investit à Durbuy ?

Absolument. Ce n’est pas de l’amour passionnel. Il utilise ces symboles comme des outils marketing, ce sont des moyens stratégiques pour construire quelque chose de plus grand. C’est une approche relativement neuve, en réalité. Jusqu’ici, pratiquement personne n’avait investi de la sorte des symboles belges pour façonner un récit plus large. Il s’agit de capturer de la valeur. Le rachat d’Anderlecht n’est pas motivé par un amour nostalgique du football, ni par le folklore. C’est du business comme ce fut le cas aussi à l’Antwerp, à Bruges, à Malines, au Standard – même si tout n’est pas clair là-bas -, à l’Eupen, à Mouscron… Ces clubs sont devenus des entreprises au statut de sociétés anonymes, qui servent aussi d’instruments pour vendre des joueurs, pour commercialiser des produits en tout genre et pour activer le marché au sens large. En Angleterre, on ne parle pas uniquement des joueurs, mais aussi des droits télévisés et de divertissement à l’échelle mondiale. Un marché existe dès lors que l’on fait circuler de l’argent. La Belgique est encore en retard à ce sujet. Avant Marc Coucke, un autre patron l’avait compris : Paul Gheysens, le CEO de Ghelamco. Il a transformé ses projets immobiliers en projets de valeur. Avez-vous visité le stade Ghelamco, à Gand ? Au-delà du football, c’est un business model : c’est le meilleur centre de conférences de Belgique, qui rassemble de nombreuses start-up dans un contexte très novateur. On peut y croître de manière naturelle dans un écosystème très intelligent. Il y a vingt ans, en Espagne, on faisait ça au départ de terrains de golf. Mutatis mutandis, Paul Gheysens utilise le football pour attirer l’intérêt sur un projet plus large. A Gand, il reste une partie de loges traditionnelles, mais il y a aussi des bureaux donnant sur la pelouse qui sont fermés lors des matches. Ce site est occupé en permanence et pas seulement le week-end. Le football, dans ce cas, devient une porte d’entrée vers le marché des investissements. Marc Coucke pourra créer cela à Anderlecht, mais à une autre échelle, parce qu’Anderlecht est un symbole national.

Durbuy, c’est autre chose, non ?

Oui, en termes d’activités, mais le principe est bien le même : faire circuler de l’argent, créer un marché au départ d’un contexte. Finalement, on pourrait transformer Durbuy en une sorte de Disneyland à la belge. C’est déjà le cas de Bruges, d’ailleurs. J’ai des clients qui y mènent des opérations et qui la considèrent non comme une ville, mais comme un parc : ils y viennent la journée et n’y restent pas le soir. On ne se soucie plus guère des habitants, il n’y a plus d’activités que pour les visiteurs. Pairi Daiza s’inscrit aussi dans cette logique, de même que la transformation de la Bourse de Bruxelles en maison de la bière. En s’accaparant l’image de marque belge, on espère générer du business supplémentaire. Tout ça démontre que la Belgique reçoit une deuxième vie en tant que marque, et plus en tant que philosophie romantique.

Marc Coucke n’est pas le seul à agir en ce sens…

Non, c’est un réinvestissement flamand plus large qui se joue sur le territoire belge. Mais ce n’est pas destiné à relancer la Belgique. Il s’agit de profiter du retour de la croissance et de la présence de responsables politiques à des leviers de pouvoir importants pour transformer la Belgique en un instrument économique.

N’est-ce pas artificiel. Jetable, en réalité ?

Non, je ne pense pas, au contraire : on ne va pas jeter la marque Coca-Cola, par exemple. Soudain, la Belgique est devenue une source de capitaux, elle représente enfin quelque chose aux yeux des consommateurs. Ce pays est devenu une plus-value.

L’Eurostadium, le fameux stade national, que Ghelamco veut toujours construire à Grimbergen, s’inscrit-il dans cette logique ?

J’ai dit depuis le début que cet Eurostadium engendrerait les mêmes difficultés que le chantier d’élargissement de l’Escaut. Ce dernier était un projet international qui nécessitait un dialogue entre la Flandre et les Pays-Bas. Trente ans ont été nécessaires pour trouver une solution. Aujourd’hui, ils sont nombreux à être favorables à l’Eurostadium, mais ils n’osent pas le dire. Parce qu’on a abordé ce projet avec un vocabulaire des années 1980 ou 1990, en évoquant le combat entre Bruxelles et la Flandre, alors qu’il y a des intérêts partagés : Bruxelles ne trouve pas de solution à son problème d’infrastructures tandis que la Flandre ne trouve pas de solution pour sa mobilité avec l’élargissement du ring. Une sorte d’accord d’Etat à Etat pourrait résoudre tout ça de façon très pragmatique. Coucke et Ghelamco sont des pionniers dans leur domaine. Ils ouvrent un nouveau processus. Et la majorité des politiques courent encore après un développement économique.

On dit souvent que le patronat, fédéré au sein du Voka, joue un rôle majeur du côté flamand…

De Wever a même dit un jour que c’était son centre d’études, en effet.

Depuis l’arrivée de la N-VA au pouvoir, le Voka défend une Belgique plus efficace.

C’est la même logique. Le problème, c’est que le patronat flamand a construit un sentiment antibelge dont il va devoir se départir. C’est pourquoi je n’ose pas encore conseiller à un client de se vendre avec la marque  » Belgique « . Je suis curieux de voir ce qui va se passer avec l’opération marketing rebaptisant la Jupiler en  » Belgium  » durant la Coupe du monde de football. C’est un beau test, grandeur nature, même si je pense que c’est un risque, que c’est trop tôt de jouer aussi ouvertement cette carte belge, alors que ce problème émotionnel n’est pas résolu. Je conseillerais plutôt de le faire dans quatre ans, pour la Coupe du monde au Qatar. Mais reconnaissez que personne n’aurait osé mener une telle campagne il y a dix ans… Et imaginez son incroyable succès si la Belgique devient championne du monde. Les Diables Rouges ont bien sûr acquis leur prestige en raison de leurs qualités. Mais ils reflètent aussi un changement plus large des mentalités.

Le stade Ghelamco, à Gand, est le symbole d'un capitalisme nouveau, qui utilise le football pour dégager de la valeur.
Le stade Ghelamco, à Gand, est le symbole d’un capitalisme nouveau, qui utilise le football pour dégager de la valeur.© BAS BOGAERTS/ID PHOTO AGENCY

Une évolution due aussi au fait que le gouvernement fédéral représente mieux la Flandre ?

Bien sûr. Ce gouvernement de droite donne un nouvel élan au pays, il procède à des réformes très intéressantes pour tous ceux qui veulent accompagner le mouvement. Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire, c’est autre chose. C’est un récit capitalistique, en fait. Il y a bien sûr un lien avec la politique, lié à l’affaiblissement des socialistes au niveau national. Le SP.A a pratiquement disparu, le PS souffre, même s’il y a un nouveau mouvement social représenté par le PTB. C’est la fin d’une période. Le danger existe que cette nouvelle Belgique capitalistique devienne une Belgique flamande, et que cela provoque, à terme, un sentiment antibelge au sein du PS ou du PTB.

N’est-ce pas, précisément, la stratégie de Bart De Wever ?

Il a dit clairement que sa politique pourrait mener à un renversement identitaire, que les francophones pourraient, à terme, demander eux-mêmes la fin du pays. C’est purement une question économique. Et les trois quarts du MR ne se soucient guère, eux, du fait qu’on relance l’économie avec de l’argent flamand. Au sein du CDH, il y a aussi des gens qui n’ont pas d’états d’âme à ce sujet. Le nouveau capitalisme n’a pas d’odeur, ni de couleur politique. Et ce sont d’incroyables vitrines belges à l’étranger : un tiers de Varsovie, la capitale de la Pologne, a été construit par Ghelamco. Marc Coucke a, lui aussi, construit son entreprise à un niveau international, mais il l’a vendue à l’étranger pour réinvestir ici. Il a trouvé en Wallonie et à Bruxelles des instruments pour lesquels il aura besoin que la Belgique ait une image forte. Il devra brandir le drapeau national pour promouvoir ses activités. Ce n’est rien d’autre que du nationalisme marketing.

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