© Ronald Dersin/ Photo News

Les partis ne font plus rêver

Le désamour vire à l’hémorragie : en vingt ans, 157 000 adhérents ont déserté les rangs des formations politiques. Le désenchantement gagne aussi des mandataires. Une jeune députée flamande brise la loi du silence pour dénoncer l’envers du décor. Où la particratie règne en maître, elle étouffe le débat et fait taire les consciences.

La charge est surprenante. D’autant plus percutante qu’elle fuse de l’intérieur. Les propos osés se bousculent, accusateurs : « La particratie bloque la politique » ; « On voit que les partis sont un obstacle à notre démocratie » ; « Beaucoup de politiciens sont devenus plus dépendants de leur parti que de la logique démocratique. » Le réquisitoire verse dans la séance d’autoflagellation. Ce n’est pourtant pas pour le plaisir de se faire mal qu’Ann Brusseel se lâche ainsi. « Cela me fait mal au coeur d’en arriver à devoir cracher dans la soupe », confesse au Vif/L’Express ce petit bout de femme volontaire. Mais l’envie de faire passer le message l’emporte sur le principe de précaution. Ou l’instinct de survie.

On peut être élue du peuple et ne pas se sentir particulièrement fière de devoir porter pour la cause les couleurs d’un parti. Le cumul peut être lourd à porter. Ann Brusseel, 35 ans, n’est députée au parlement flamand que depuis les élections de juin 2009, en tant que représentante de l’Open VLD. La double casquette n’est pas toujours évidente à ajuster. « Qu’on se comprenne bien : j’aime beaucoup mon parti, et surtout le libéralisme. Là n’est pas le problème », insiste la jeune élue bruxelloise. Le problème, c’est ce déchirement intérieur qu’elle a voulu exprimer sans fard dans une tribune que lui a offerte « Liberales », un think tank proche des milieux libéraux.

Ann Brusseel a trempé sa plume dans le vitriol pour appuyer là où ça fait mal. « Représentons-nous encore nos électeurs ou servons-nous plutôt nos partis ? Poser la question, c’est y répondre. Nous avons évolué d’une démocratie vers une particratie. L’excès de pouvoir des partis n’est pas toujours à l’avantage du citoyen. » Le parlementaire n’est guère mieux loti : « C’est le parti qui détermine si il ou elle pourra encore être candidat aux prochaines élections et qui décide de la place plus ou moins éligible qu’il ou elle obtiendra. Bref, un parlementaire engagé qui s’exprime trop durement sur certains thèmes sensibles pour le parti risque tôt ou tard son mandat. »

D’où ces questions politiquement fort peu correctes : « Qui est encore suffisamment critique au Parlement ? L’élu contrôle- t-il réellement le gouvernement ou pose-t-il des questions préalablement débattues avec les cabinets ? »

Ann Brusseel ne s’est pas encore fait un nom en politique, et ce genre de coup de gueule ne lui en laissera probablement pas le temps. Sa façon de mettre les pieds dans le plat a été accueillie par un silence religieux dans le sérail. Mutisme au sein de son parti. Parmi ses collègues aussi. Parodie de démocratie ? Que va-t-elle chercher, là ! L’effrontée a tout de même la conviction de dire tout haut ce que plusieurs de ses pairs, toutes formations politiques confondues, préfèrent penser tout bas. « Par espoir d’être récompensés pour leur sagesse », confie-t-elle. Pour leur obéissance au parti.

Le charme est rompu. Et le désenchantement dépasse largement la voix discordante d’une modeste mandataire politique. La magie des partis n’opère plus depuis longtemps sur les militants. Une équipe de politologues de l’ULB vient de chiffrer l’ampleur du désamour. « En l’espace de vingt ans, le nombre estimé d’adhérents à un parti est passé de 541 000 membres en 1990 à 384 000 en 2010. » Estimée par rapport au nombre d’électeurs, l’hémorragie est encore plus saisissante : « Le taux d’adhésion à un parti est passé de 7,48 % en 1991 à 4,98 % en 2010. Désormais, moins d’un citoyen belge sur 25 est membre d’un parti. »

Le monde politique n’attire plus guère le chaland. Il l’a bien cherché. Récemment, le politologue à la KU Leuven, Marc Hooghe, se montrait sans pitié pour ces machines de conquête et d’occupation du pouvoir qui ont perdu leur âme en même temps qu’elles perdaient largement la main sur le cours des choses. « On dit que les partis politiques ne représentent plus vraiment la population, ne s’intéressent plus à l’interprétation de ce que veut vraiment le peuple. Cette critique est en grande partie justifiée. Il y a soixante ans, on pouvait estimer avoir encore à faire à de grands partis populaires. Ce temps des partis de masse est révolu. Définitivement. Même les prévisions selon lesquelles la N-VA devienne un nouveau grand parti populaire est infondée. »

Pis ! Ces formations politiques se fourvoient lourdement pour tenter de sauver les meubles, enchaîne Marc Hooghe : « Les partis se comportent comme une entreprise politique : ils ont tellement peur de perdre les prochaines élections qu’ils n’osent plus adopter une position s’ils ne sont pas couverts par des conseils en marketing de toutes sortes. »

BHV, ces trois lettres confirment le naufrage collectif. Ann Brusseel l’a vécu dans la coulisse, depuis son poste d’observation au parlement flamand et au sein de son parti : « Les avis étaient partagés parmi les élus : certains n’avaient pas d’opinion, d’autres avaient un avis très tranché et d’autres encore ne saisissaient pas du tout les conséquences précises d’une scission. Mais les partis, d’une seule voix, ont imposé la logique des fronts, flamand contre francophone. Personne n’a pris la peine d’expliquer correctement le dossier BHV à l’électeur, chaque parti avait bien trop peur de tenir un discours rationnel. Au lieu d’un bon débat de fond, on a eu droit à une interminable partie de ping-pong bourrée de non-arguments. » Un sommet dans les dérives de la particratie, dénonce la parlementaire Open VLD.

Et une logique politiquement suicidaire : « En étalant aussi longtemps leur impuissance et leur incompétence dans un dossier spécifique, les politiciens creusent leur propre tombe. Car la population en a marre. On ne peut accepter le fait que nous soyons grassement payés pour tout ce travail d’amateur. Ces blocages font en sorte que plus personne ne témoigne encore de respect pour notre statut, et pour la rémunération liée à notre mandat. »

Le discrédit ne reste pas sans réaction. Il s’accompagne d’un vent de révolte, encore modéré. La démocratie directe redresse la tête. Le 11 novembre dernier à Bruxelles, le G1000 a donné un visage à cette mobilisation citoyenne : tables de conversation, appropriation de thématiques sociales et politiques. « A notre connaissance, c’est la première expérience à grande échelle mise en £uvre en Europe autour de la démocratie délibérative », s’enorgueillissent les organisateurs. L’essai appelle confirmation.

Réseaux sociaux, pétitions : les partis sentent le sol se dérober sous leurs pieds, cherchent à rester dans le coup. Pascal Delwit, politologue à l’ULB, pointe les tentatives de se reconnecter : « Il y a l’élection directe du président de parti par les adhérents, la création d’incitants à l’adhésion en ciblant des problématiques au niveau local, la relance du « porte-à-porte » et de la présence des militants sur les marchés. La tendance lourde est néanmoins à un affaiblissement des partis : ils sont voués à devenir un acteur parmi d’autres du champ politique. » Mais cet acteur garde une carte maîtresse : il se sait ou se croit encore incontournable au stade final, celui de la prise de décision. « Aucune initiative citoyenne n’aura la compétence et la légitimité pour imposer une solution », assure Marc Hooghe. La politique restera un métier, une affaire de pros.

La particratie aura donc le dernier mot. Comme un mal nécessaire. « Il est en tout cas difficile de concevoir un régime parlementaire qui fonctionne sans le minimum de discipline de vote qu’un parti est en droit d’exiger », observe Pascal Delwit. Ann Brusseel refuse d’être « ce petit soldat ». Elle imagine encore moins déserter. C’est depuis son poste d’élue qu’elle appelle à forcer le débat. Sans trop savoir où il pourrait conduire. Si ce n’est à tenter le rêve un peu fou d’une cohabitation harmonieuse : le parti qui se contenterait d’offrir un cadre idéologique, et ses parlementaires qui obtiendraient la liberté et l’indépendance financière pour oser « à certains moments, se rendre raisonnablement impopulaires ».

Pour espérer y arriver, il faut d’abord ruer dans les brancards : « J’en ai marre de cette politique réduite à un jeu de Stratego. Les partis sont dominés par la recherche de boucs émissaires, par la peur de reconnaître leurs erreurs devant les électeurs. L’électorat est devenu un troupeau pour les partis. Si le système ne comprend pas qu’il est temps de se remettre en cause, d’autres s’en chargeront : les populistes, les démagogues. »

La reconversion s’annonce titanesque : « Trop de pouvoir est détenu par les « stratego boys », qui ont intérêt à défendre ce système : ex-ministres, cabinettards non élus. Les partis manquent d’idéalistes », soupire la frondeuse. Soulever un mouvement des « indignés » en politique n’est pas à son agenda. Mais son manifeste sonne comme un appel au « printemps arabe » qui secouerait les partis.

Les Partis politiques en Belgique, P. Delwit, J-B Pilet, E. Van Haute, éd. ULB, 2011

PIERRE HAVAUX

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