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Les mystères de l’affaire Carmanne

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le 22 juin, la cour d’appel de Mons doit trancher sur les responsabilités d’une propriétaire dans la pollution d’une station-service à Fosses-la-Ville. Et si la Région avait plutôt manqué à ses devoirs ? Une histoire qui dure depuis treize ans. Et qui pourrait concerner d’autres stations en Wallonie.

Figée au bord d’une nationale balayée par le vent, dans la campagne de Fosses-la-Ville, la petite station-service Eco+ n’est plus qu’un souvenir d’escales. Les compteurs sont à l’arrêt depuis dix ans. En trente années d’exploitation, métaux lourds et hydrocarbures ont fortement pollué le terrain, dont l’accès est désormais limité par des barrières Nadar. Les seules allées et venues sont celles de la famille de Janique Carmanne, propriétaire du site et de l’habitation. Théâtres de treize années de procédures judiciaires improbables : dossier oublié pendant cinq ans à l’Office wallon des déchets, business d’un ancien exploitant condamné à Bruxelles, révélations d’un mystérieux pourvoyeur d’échanges internes de l’administration…

L’histoire de Janique Carmanne est celle d’un combat frontal avec les rouages de la Région wallonne, autour de deux questions :

– qui assumera le coût de la dépollution (1,5 million d’euros) de l’ensemble du site ?

– la Région a-t-elle tenté de se dédouaner des errements de son administration ?

L’intéressée dénonce une cabale fondamentalement injuste. Pour l’un des avocats de la Région, Jean-François Cartuyvels, l’ancienne gérante a manqué à ses obligations en matière de dépollution. Le 22 juin, la cour d’appel de Mons rendra ses conclusions. Interrogé le 23 mai par le député libéral Gilles Mouyard, le ministre de l’Environnement, Carlo Di Antonio (CDH), a annoncé que la Région se rangera définitivement derrière la décision de la cour. Contacté par Le Vif/L’Express, il n’a pas souhaité s’exprimer.

Tout commence le 2 octobre 2000 : la SPRL de Janique Carmanne, gérante depuis deux ans de la station, signe un contrat d’entreprise avec Belgium Network Gestion (BNG). Ce document officialise les responsabilités de BNG en tant qu’exploitant du site, notamment en cas de pollution du sol. Un an plus tard, Carmanne devient propriétaire du site et de la maison qui y est située. Cette acquisition ne change en rien les obligations du pétrolier, qui reste l’exploitant de la station-service.

Le 24 mars 2003, deux sociétés flamandes, Immoto et De Boever’s Services, acquièrent les fonds de commerce de 61 stations-service BNG, via une convention de cession signée à Bruxelles. Elle concerne 25 adresses en Wallonie, dont celle de Fosses-la-Ville, qui devait passer sous le giron d’Immoto. Comme le veut l’arrêté « station-service » du gouvernement wallon, tout changement d’exploitant implique la réalisation d’une étude indicative, au frais de BNG, pour évaluer la qualité des sol et sous-sol. Les conclusions, en avril 2003, sont sans appel : le site étant pollué par des métaux lourds et des hydrocarbures, il faut procéder à une étude de caractérisation pour en évaluer l’ampleur précise et les risques pour la santé. Ce que l’Office wallon des déchets, dans un courrier du 9 mai 2003, impose à BNG. Qui ne répond pas.

Janique Carmanne tente, elle, de poursuivre son activité. Mais un désaccord avec Immoto, candidat à la reprise de l’exploitation, quant aux conditions de la cession, combiné à la pollution persistante du site, paralyse la station-service. En 2006, elle est contrainte à fermer boutique. Ses tentatives ultérieures pour travailler avec un nouveau pétrolier n’aboutiront pas. Le problème émane, toujours, du sol : dans l’attente d’un assainissement complet, la station est condamnée. C’est le début de la bataille avec la Région wallonne. Car elle détient les clés pour débloquer la situation. En théorie, du moins. Quand l’Office wallon des déchets se souvient de son courrier adressé à BNG en 2003, sur l’insistance de Janique Carmanne, cinq années se sont écoulées. Le 30 janvier 2008, l’inspecteur général envoie un rappel à l’ancien exploitant. Trop tard : la nébuleuse BNG est tombée en faillite courant 2004.

Le casse-tête de l’exploitant

L’administration s’empare, enfin, du dossier, comme en attestent les innombrables e-mails échangés en mars 2008 entre l’OWD, le cabinet du ministre de l’Environnement d’alors, Benoît Lutgen (CDH), et des conseils juridiques. BMG insolvable et hors-jeu, qui doit payer pour l’assainissement de la station ? Immoto, l’acheteur des sites visés par la convention ? La Région, puisque l’immobilisme de l’OWD a largement contribué à ce casse-tête juridique ? Janique Carmanne, propriétaire du site depuis 2001 ? Dans un avis transmis le 20 mars 2008, un cabinet d’avocats consulté par l’OWD considère que le vide juridique pourrait justifier une mise en demeure d’Immoto. Mais ce dernier ne s’estime pas responsable d’un site où la gérante, invoquant le différend vis-à-vis de la cession, lui empêche l’accès.

En juin 2008, l’affaire prend une nouvelle tournure : auditionnée par la Division de la police de l’environnement (DPE), qui dépend de la Région wallonne, Janique Carmanne apprend que le procureur du Roi de Namur la met en demeure de procéder à l’assainissement du site. La gérante remet alors divers documents à la DPE, dont un historique du dossier, afin d’appuyer la thèse selon laquelle elle ne pourrait être tenue responsable de la pollution. En outre, le Fonds d’assainissement des sols des stations-service, le Bofas, lui confirme par téléphone qu’elle n’est pas habilitée, en tant que simple propriétaire, à entamer les démarches de dépollution. Mais la cour d’appel de Liège note que « cet éventuel refus verbal n’est pas vraisemblable ».

Quelques jours plus tard, le cabinet Lutgen marque son accord pour que l’étude de caractérisation soit menée à titre exceptionnel par la Spaque (Société publique d’aide à la qualité de l’environnement). Ce travail, finalisé en 2010, confirme la « présence de risques inacceptables pour la zone des pompes et la zone des citernes ». Il est recommandé de ne pas « remanier le sol de la station-service », où habite la famille Carmanne, pour éviter l’inhalation de substances nocives. Une autre société, Arcadis, est sollicitée pour évaluer la pollution au niveau du petit atelier de la station, exploité pendant des années par un ancien garagiste.

En 2009, confrontée à une détresse financière terrible et à « l’immobilisme » de la Région, Janique Carmanne entreprend une grève de la faim devant les bâtiments de l’administration. Ce qui pousse la Région et l’exécutif wallon à lui accorder une avance récupérable pour dommage potentiel de 100 000 euros. « Il est vraisemblable que l’on puisse considérer que l’administration ait méconnu l’obligation d’agir dans un délai raisonnable, manquant à son devoir de digilence », reconnaît à l’époque Benoît Lutgen dans sa note au gouvernement. Cette enveloppe, comme le confirme le procès-verbal de la procédure actée devant un juge, n’est nullement destinée à financer l’assainissement du site. C’est pourtant l’un des éléments que la police de l’environnement reproche à Janique Carmanne quelques années plus tard.

Quand la Région apprend, en juin 2009 que Janique Carmanne intente une procédure civile et l’assigne en responsabilité suite à sa mauvaise gestion du dossier, c’est l’escalade. A l’approche des plaidoiries, début 2011, le procureur du Roi de Namur délivre une citation directe contre la propriétaire, ce qui a pour effet d’annuler l’action civile. Est-ce la Région qui sollicite le parquet en ce sens ? L’avocat de Carmanne y voit une mesure de rétorsion à la procédure lancée deux ans plus tôt. Il est en tout cas reproché à l’ancienne gérante de ne pas avoir assuré la gestion des déchets et d’avoir pollué le site à divers endroits, de 2008 à 2011. Les préventions s’appuient sur les constatations de la Spaque et d’Arcadis, relayées par la DPE. Une hérésie, estime Janique Carmanne : comme l’attestent des échanges de mails internes à l’administration, tous les interlocuteurs savaient que la station-service était fermée depuis 2006. « La notion de déchets et d’exploitant n’est pas une infraction instantanée, rétorque l’avocat de la Région wallonne. C’est une infraction continue. »

Le 27 avril 2011, les interlocuteurs concernés par le dossier, épaulés par les avocats de la Région et de l’OWD, se concertent pour consolider leur défense. Un compte-rendu manuscrit souligne qu’il convient d’être « plus offensif » vis-à-vis de Janique Carmanne. En mai, la Région fixe une rencontre avec une avocate qui a représenté, par le passé, les intérêts de « certaines personnes morales » contre la gérante. Cette entrevue doit se faire « avec beaucoup de prudence, pour ne pas nuire aux intérêts de la Région », comme l’indique un e-mail. Puis, l’avocat de la Région prend contact avec la substitute du procureur du Roi de Namur, lui suggérant d’adresser une apostille à la police de l’environnement en vue de dresser des PV supplémentaires contre Carmanne. Par l’entremise de la justice, la Région aurait ainsi sollicité l’un de ses propres départements, la DPE, pour entendre une partie adverse. Est-ce la conséquence de la mention « plus offensif », inscrite dans la note du 27 avril ? L’apostille est en tout cas suivie d’effets : le 15 juin, la DPE auditionne la propriétaire une nouvelle fois. L’atelier figure parmi les points évoqués. « Nous n’avons observé aucun équipement permettant ce type d’activité », disait pourtant la société Arcadis en 2011.

Pour David Poelaert, l’avocat de Janique Carmanne, « on se retrouve ici dans une situation où le procureur mène son enquête avec des directives politiques qui émanent de la partie civile. C’est tout simplement scandaleux. » Pour Jean-François Cartuyvels, l’avocat de la Région, il s’agit au contraire d’une démarche courante, qui ne présage en rien des suites qu’y réservera le procureur : « C’est encore le rôle de l’avocat d’une partie lésée de prendre contact avec le procureur du Roi pour sensibiliser son office à la nécessité de poursuivre tel ou tel fait. »

En première instance, la justice namuroise avait débouté Janique Carmanne, pour non-respect des dispositions de l’arrêté wallon « station-service ». La cour d’appel de Liège l’avait, elle, acquittée en ce qui concerne la pollution du sol, sur la base d’une interprétation de la notion de déchets formulée par la Cour de justice de l’Union européenne. La Région s’était pourvue en cassation sur ce point. En janvier 2016, le cabinet du ministre de l’Environnement, Carlo Di Antonio (CDH), a proposé une ultime rencontre afin de dégager un accord officieux (« ni public, ni écrit », précise un e-mail) avec Janique Carmanne. Les négociations n’ont pas abouti.

Mais lors des plaidoiries devant la cour d’appel de Mons, le 11 mai dernier, la propriétaire a avancé des éléments nouveaux : quelques jours plus tôt, un anonyme – employé de l’OWD lassé par les dysfonctionnements de la structure parapublique ? – lui a envoyé d’innombrables documents internes de l’administration. Ceux-ci font principalement état des échanges en amont entre la Région, les cabinets des ministres successifs de l’Environnement et l’Office wallon des déchets pour trouver une issue à leur avantage aux différents stades du dossier.

Quid des autres stations ?

L’affaire Carmanne pose une autre question : si l’OWD a oublié de solliciter BNG pour régulariser la situation de la station de Fosses-la-Ville, qui a payé les éventuels assainissements des 24 autres sites wallons ? Contacté par Le Vif/L’Express, le Fonds d’assainissements des sols des stations-service, le Bofas, confirme avoir reçu et traité des demandes pour 13 d’entre elles. En off the record, la Région dresse un inventaire plus précis : 13 dossiers clôturés, 7 sites en cours d’instruction et 4 stations pour lesquelles il n’existe aucun dossier, puisqu’elles auraient été fermées avant 1999. Après vérification, il apparaît toutefois qu’une de ces quatre stations, au minimum, est toujours en activité.

Autre élément interpellant : si le nom d’Immoto, ou d’autres sociétés du même groupe, apparaît bien dans le listing des demandeurs pour l’assainissement de bon nombre des stations visées, BNG est cité à trois reprises en tant que « dernier interlocuteur » en date (Gerpinnes, Le Roeulx et Visé)… Trois dossiers que l’administration répertorie comme étant clôturés. De son côté, l’avocat de la société Immoto affirme que sa cliente a « assumé ses obligations environnementales dans les stations-service dont elle a pu reprendre l’exploitation ». Certaines d’entre elles seraient toujours en cours d’assainissement.

Y a-t-il eu d’autres oublis au sein de l’administration wallonne ? La Région certifie que le « dossier Carmanne » relève de l’exception. Mais la question reste en suspens.

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