Kris Wagner

Les milliards de Kadhafi gelés chez Euroclear sont-ils insaisissables ?

Kris Wagner Docteur en droit, KU Leuven, avocat à Bruxelles.

Euroclear Bank est au centre d’une instruction judiciaire pour blanchiment. Fin 2017, le juge Claise y a saisi 5 milliards d’euros de fonds libyens, gelés par l’ONU depuis 2011. Mais la banque refuse de transférer les fonds vers un compte de l’Etat : elle se prétend légalement insaisissable. Or le but du législateur n’a jamais été de créer un coffre-fort absolu dans lequel l’argent du crime, de la corruption ou du financement du terrorisme pourrait échapper à une saisie de la Justice.

La presse fait souvent référence à Euroclear comme étant une « banque », voire même une « super-banque » ou une « banque des banques ». Euroclear n’est pas une banque au sens traditionnel du terme. Il s’agit plutôt d’une institution qui se consacre avant tout au règlement des opérations sur titres (clearing) : elle joue un rôle de « notaire » lorsque deux institutions financières s’échangent des titres. A côté de cela, elle intervient également comme dépositaire de titres (custodian), c’est-à-dire qu’elle conserve les actions et obligations (physiquement avant, numériquement aujourd’hui) pour le compte de leurs propriétaires. C’est le rôle d’Euroclear Bank SA/NV au sein du groupe Euroclear.

Deux fonctions bien distinctes

Dans le cadre d’une circulation financière fluide, il est parfaitement possible qu’un titre change de propriétaire plusieurs fois par jour sans changer de dépositaire. Lorsque 20 banques de 20 pays différents reçoivent une multitude d’ordres de paiement par jour, il est utile de ne pas devoir chaque fois transférer les titres et les fonds, mais d’établir un solde global en fin de journée (communément appelé netting ou « compensation » dans le jargon) et de ne transférer que ce solde global. Pour être précis, cette technique a vu ses origines (et était indispensable) à l’époque où les titres étaient encore imprimés sur papier. Euroclear a été créée en 1968 à Bruxelles. Le système bancaire ainsi que les paiements internationaux existaient en effet bien avant l’arrivée de l’ordinateur…

En résumé, le système Euroclear a deux fonctions essentielles :

1. Euroclear est un maillon important dans la circulation financière internationale et s’occupe du clearing, c.-à-d. du règlement d’opérations sur titres consistant en netting ou compensation.

2. Euroclear s’occupe aussi de garder les titres pour ses clients au sein d’Euroclear Bank SA/NV ; elle est un custodian ou dépositaire, ce qui doit être clairement distingué du volet clearing.

Les titres en 1967, le cash en 1999

Toute la discussion de savoir si « quelque chose » se trouvant sur les comptes d’Euroclear Bank SA/NV est saisissable ou non, repose sur deux fondements juridiques.

L’insaisissabilité des titres repose sur l’article 11 de l’arrêté royal n°62 du 10 novembre 1967. Cet article 11 dispose: « Aucune saisie-arrêt n’est admise sur les comptes courants d’instruments financiers ouverts dans les écritures de l’organisme de liquidation. En outre, aucune saisie-arrêt n’est admise sur les instruments financiers donnés en dépôt par l’organisme de liquidation. » Cette disposition n’envisage que la « saisie-arrêt », c.-à-d. une saisie conservatoire en matière civile, et n’exclut nullement la saisie-exécution, ni la saisie pénale par un Juge d’instruction.

L’insaisissabilité du cash est basée sur l’article 9 de la loi du 28 avril 1999 visant à transposer la Directive 98/26/CE du 19 mai 1998 concernant le caractère définitif du règlement dans les systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres (loi parfois appelée « loi Euroclear »). Cet article 9, qui ne figure pas dans la directive, a été ajouté par le législateur belge. Il précise: « Tout compte de règlement sur espèces auprès d’un organisme gestionnaire ou d’un agent de règlement d’un système, ne peut être saisi, mis sous séquestre ou bloqué d’une manière quelconque par un participant (autre que l’organisme gestionnaire ou l’agent de règlement), une contrepartie ou un tiers. »

La volonté du législateur

Il faut toujours tenir compte de la volonté du législateur lors de l’interprétation des dispositions d’une loi ou d’un arrêté royal. Le motif de l’insaisissabilité (limitée) prévue aux dispositions précitées était d’éviter un risque systémique au sein du système financier international. Le but de l’arrêté royal de 1967 et celui de la directive européenne de 1998 n’était en aucun cas de créer un coffre-fort absolu et insaisissable dans lequel l’argent du crime, de la corruption internationale ou du financement du terrorisme pourrait échapper à une saisie de la justice.

Compte tenu du texte et de la volonté du législateur, il est clair que les fonds ou les titres qui se trouvent sur un compte auprès d’Euroclear sont bel et bien saisissables lorsque cette saisie ne contribuerait pas à un risque systémique. Ceci est le cas pour tout ce qui est déposé auprès d’Euroclear en-dehors du cadre d’une opération de clearing. Autrement dit, tout ce qui est « parqué » (soit parce qu’il s’agit de fonds en dépôt ou parce que ces fonds sont « gelés » suite à un embargo financier de l’ONU ou aux dispositions internationales en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme), peut faire l’objet d’une saisie civile ou pénale. Un juge d’instruction belge, qui agit dans l’intérêt de la société, ne peut pas faire face à un mur infranchissable suite à une interprétation erronée de deux dispositions qui n’ont qu’une portée très restreinte.

Contre l’État de droit ?

Les deux dispositions légales, introduites pour faciliter la circulation financière, n’avaient en effet pas pour but de transformer Euroclear en coffre-fort dans lequel les dictateurs corrompus, les dealers de drogue, les terroristes et leurs financiers ou autres personnages peu fréquentables pourraient garder leurs fonds à l’abri de la justice. Or, il semble que le clan Kadhafi avait justement parqué des milliards auprès d’Euroclear. Il ne s’agit pas d’un milliard, mais bien de 12,8 milliards identifiés en 2011. Une interprétation des dispositions légales selon laquelle il n’y aurait aucune possibilité de saisir ces milliards est non seulement erronée, mais va à l’encontre du principe même de l’État de droit.

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