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Les limites de l’option kaki

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Après l’effroi, les questions : que faire de plus face au terrorisme ? Y a-t-il eu faillite sécuritaire ? A quoi sert la présence militaire en rue ? Et pourquoi le Corps de sécurité de la police fédérale est-il toujours dans les limbes ?

Une présence militaire renforcée : c’est la première mesure sécuritaire adoptée à la suite des attentats de Bruxelles et de la décision de l’Ocam (Organe de coordination pour l’analyse de la menace) de porter à 4 le niveau de la menace. Quelque 225 soldats supplémentaires ont été dépêchés en renfort dans la capitale, décision prise par le gouvernement une heure à peine après les explosions à l’aéroport de Zaventem et au moment où une rame de métro sautait dans la station Maelbeek.

Présente dans les rues depuis janvier 2015, l’armée belge risque d’y rester longtemps encore, alors même que cette mesure s’avère inefficace pour prévenir les attaques terroristes. « Le déploiement de l’armée sous sa forme actuelle répond plus à une logique de symbolique politique qu’à une utilité opérationnelle, estime Joseph Henrotin, politologue belge spécialisé dans les questions de Défense et chargé de recherches au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux. Le déploiement de forces à Paris ou Bruxelles n’a empêché ni le 13 novembre, ni le 22 mars. »

« Pas son rôle »

Dès la décision d’engager les soldats dans les rues pour appuyer la police, la mesure a suscité des controverses. Des ONG ont jugé cette présence anxiogène, inquiétante pour la démocratie, inefficace et légalement discutable. Au sein-même de la Défense, des voix critiques se sont fait entendre. « L’armée exécute une décision du gouvernement, mais ce n’est pas son rôle d’être dans la rue », a remarqué le chef des opérations et numéro 2 de l’armée, le lieutenant-général Marc Compernol, lors d’un briefing donné le 20 janvier 2015 à l’état-major. Compernol craignait alors, à juste titre, que le recours à la surveillance militaire devienne récurrent. Comment, dès lors, continuer à assurer les formations, les entraînements et les missions à l’étranger ?

Inspiré par l’exemple français, Bart De Wever, bourgmestre N-VA d’Anvers, réclamait, dès 2014, l’aide de l’armée pour protéger sa ville, invoquant les attaques perpétrées contre des intérêts juifs. Il a obtenu gain de cause dans le climat émotionnel qui règne depuis les attentats parisiens et l’opération antiterroriste à Verviers. Les motivations financières du lobbying de De Wever sont connues : « Les policiers lourdement armés mobilisés à Anvers pour protéger des cibles potentielles pèsent sur le budget local », déplorait, dès la mi-2014, son porte-parole. L’appel aux services de l’armée visait donc à faire supporter le coût de la surveillance par le fédéral.

Une armée affaiblie

Au-delà des motivations financières locales, l’armée est-elle en mesure d’accomplir sa mission de prévention contre le terrorisme ? Joseph Henrotin en doute et met en cause les plans de réforme de la Défense : « Le processus de destruction des forces belges au cours de ces vingt-cinq dernières années ne permet plus de mailler correctement le territoire. A terme, c’est une logique perdante, car la crédibilité et, donc, la légitimité reculent. Et parce que les militaires risquent de perdre des savoir-faire tactiques pointus, exigeant beaucoup d’entraînement. Cet effort est peu compatible avec les rotations qu’implique l’opération Homeland-Vigilant Guardian. Cela ne veut cependant pas dire que l’armée doit être exclue du processus de sécurisation. Je pense qu’elle y a toute sa place, mais sans doute au terme d’un processus d’optimisation. »

Prolongée de mois en mois, la présence des militaires en rue sera maintenue tant que le nouveau Corps de sécurité de la police fédérale n’est pas opérationnel. Ce corps aurait dû être constitué en décembre dernier, mais le ministère de l’Intérieur peine à le sortir des limbes. De briefings en cogitations, le projet n’en serait encore qu’au stade des idées et aucun texte n’a été présenté au gouvernement. Le département du ministre Jan Jambon (N-VA) buterait sur l’élaboration d’un statut commun pour les militaires, policiers et agents de sécurité appelés à rejoindre l’unité.

Un effectif de 1 660 hommes ?

Ce Corps de sécurité serait chargé de la surveillance statique de bâtiments, des infrastructures critiques et d’institutions internationales en cas de menace de niveau 3 ou plus, ainsi que des escortes protocolaires et du renfort à la police locale pour le maintien de l’ordre dans les cours et tribunaux. Mais on ignore encore combien d’hommes en feront partie. Premier chiffre cité : 1 750 personnes. Une fourchette de 1 250 à 2 000 hommes a ensuite été évoquée. Aux dernières nouvelles, il serait question d’affecter au Corps quelque 1 660 équivalents temps-plein.

Un grand nombre d’entre eux seront issus de l’armée, plus précisément de la Composante Terre. D’où, un dilemme : si ce Corps de sécurité intègre des jeunes militaires bien formés et en bon état physique, la force terrestre se prive de près d’un millier de combattants parmi ceux qui assurent les missions à l’étranger : paras, chasseurs ardennais, lignards, forces spéciales… « Quelle crédibilité auront encore ces unités d’élite si on les ampute ainsi d’une partie de leurs effectifs ? », s’interroge un officier. Si, à l’inverse, la Défense affecte au Corps de sécurité des militaires plus âgés et moins affutés, scénario jugé probable par nos sources, seront-il d’une quelconque utilité dans une mission de surveillance anti-terroriste menée sous un état d’alerte 3 ou 4 ?

Une affaire de gros sous

termes budgétaires. « Sa mise en place vise en fait à ne plus devoir verser d’indemnités aux effectifs déployés dans les rues », assure Patrick Descy, de la CGSP-Défense. Le coût de l’opération Vigilant Guardian s’élève à plus d’1 million d’euros en moyenne par mois. Les quelque 1 245 militaires actuellement mobilisés – dont 925 visibles dans les rues et 40 affectés, depuis ce mois-ci, à la surveillance des sites nucléaires -, reçoivent chacun une prime de 50 à 70 euros par jour selon les grades, en principe prise en charge par le département de l’Intérieur (elle s’ajoute à leur traitement, payé par la Défense). Mais Jan Jambon a tendance à ne pas honorer les factures que lui envoie le ministre de la Défense Steven Vandeput, son collègue de gouvernement et de parti. De janvier à fin décembre 2015, le déploiement de militaires en appui de la police a coûté, au total, 18 millions d’euros, dont 15 millions à charge de l’Intérieur, qui n’a pas remboursé le moindre kopeck à la Défense avant le mois d’octobre. Ceux qui, ces dernières semaines, ont demandé à Vandeput s’il avait pu récupérer les montants dus par le ministère de l’Intérieur ont attendu en vain une réponse de sa part. ?

O.R.

La Belgique en guerre ?

« Nous sommes en guerre », a de nouveau affirmé le Premier ministre français Manuel Vals après les attentats de Bruxelles. « Nous avons peut-être gagné une bataille importante pour la démocratie, mais il faut bien mesurer que nous n’avons pas encore gagné la guerre », avait commenté le Premier ministre belge Charles Michel après l’arrestation, à Molenbeek, de Salah Abdeslam, l' »ennemi public numéro 1″. Patrick Descy, secrétaire permanent à la CGSP-Défense, conteste le discours politique selon lequel la Belgique est désormais en guerre. « La guerre, ce seraient des attentats quotidiens. En Syrie, c’est la guerre, pas à Bruxelles ou à Paris. Cette rhétorique guerrière conduit à prendre de mauvaises mesures contre la menace terroriste. Ainsi, le déploiement de militaires n’empêche en rien les terroristes de passer à l’acte où ils le veulent. Dix fois plus de militaires ne changerait d’ailleurs rien à la menace. » ?

O. R.

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