Les homos sont-ils passés à droite ?

Longtemps perçus comme les relais naturels des homosexuels, les partis de gauche semblent moins à l’aise face aux problématiques sécuritaires qui préoccupent aujourd’hui la communauté gay.

C’est devenu une tradition : chaque printemps, la Gay Pride envahit les rues de Bruxelles. Un défilé festif, exubérant, pour célébrer la « fierté gay ». Même si, ce samedi 12 mai, de nombreux participants viendront le coeur serré. La communauté homosexuelle reste sonnée par la disparition d’Ihsane Jarfi, un jeune homme de 32 ans, enlevé puis battu à mort par quatre agresseurs à la sortie de l’Open bar, une discothèque du centre de Liège, le 21 avril. Des faits qualifiés de crime homophobe par la justice liégeoise.

Ce meurtre a ravivé les peurs d’une communauté qui craint de plus en plus pour sa sécurité. En matière d’homophobie, les chiffres manquent pour dresser un tableau fiable, et ceux qui existent n’indiquent pas de hausse objective des agressions. Mais l’inquiétude est là. En témoigne : le lancement, en janvier, par le mouvement OutRage, d’une application pour smartphones permettant de localiser et de recenser les agressions homophobes, tant verbales que physiques. Le mois suivant, 40 intellectuels et hommes politiques flamands exprimaient, dans le quotidien De Standaard, leur ras-le-bol face à la répétition des insultes et des violences anti-homos.

Le président du MR, Charles Michel, a encouragé ses parlementaires à se saisir du problème. Le parti réformateur organisera le 10 mai un débat sur le gaybashing (les agressions homophobes). « Qui ose se donner la main dans le centre de Bruxelles ? Place de la Bourse, vous ne tenez pas dix secondes. Beaucoup de gays en ont marre. On a quand même le droit de manifester un geste de tendresse sans être insulté, voire tabassé », s’indigne David Weytsman. Conseiller de Charles Michel, il occupera la 5e place sur la liste MR à Bruxelles-ville lors des élections communales. L’homophobie sera l’un des thèmes de sa campagne, parmi d’autres. « Je mesure 1m 95 et je pèse 110 kilos, ça dissuade plus d’un agresseur potentiel. Mais j’ai déjà été embêté plusieurs fois. Il y a quinze jours encore, je roulais à vélo avec mon copain quand on m’a traité de sale pédé. » Le MR, soutient-il, est le seul parti francophone à prendre le problème à bras le corps. « La gauche est totalement absente sur ces questions de sécurité et de justice. »

En prévision de la Gay pride, le MR a pressé des dizaines de badges, barrés du slogan « j’aurais pu être hétéro mais c’est moins gay ». Le 3 mai, c’est Chez maman, haut lieu de la nuit bruxelloise, que le parti de Charles Michel invitait le public homo, avec « cocktail bleu » offert à tous les convives. Une offensive de charme qui a le don d’irriter dans les rangs socialistes. « Tant mieux si le MR renforce sa présence à la Gay pride, mais c’est un peu tard, s’agace Karine Lalieux. C’est quand on menait le combat, au moment où les droits entre homos et hétéros n’étaient pas équivalents qu’il fallait être là. » La députée fédérale s’insurge contre l’idée que le PS serait laxiste en matière de lutte contre l’homophobie. « Qui a soulevé la problématique d’une sexualité autre dans les écoles ? Marie Arena, une ministre socialiste. C’est également depuis que les socialistes sont au pouvoir à Bruxelles-ville qu’on a développé tout le quartier homo. L’ancien bourgmestre MR, François-Xavier de Donnea, faisait de l’obstruction. »

L’émergence d’une droite gay-friendly

Ces tensions découlent-elles d’un phénomène plus général, le glissement à droite des milieux homosexuels, en Belgique, mais aussi ailleurs en Europe ? C’est la thèse développée par Didier Lestrade, figure historique du mouvement gay en France. Dans un essai au ton pamphlétaire, Comment les gays sont passés à droite, le fondateur de l’association Act Up et du magazine Têtu dénonce l’égoïsme des homosexuels nantis. Il observe aussi l’apparition d’une droite nationaliste et xénophobe, mais gay-friendly, qu’ont notamment incarnée Pim Fortuyn aux Pays-Bas et Jorg Haider en Autriche. Une droite différente des anciens partis conservateurs, arc-boutés sur la défense des valeurs familiales traditionnelles.

« Les gays sont-ils plus à droite qu’il y a dix ans ? Globalement, oui », répond sans ambages Jean-Jacques Flahaux. Pour le député fédéral MR, l’évolution s’expliquerait notamment par les avancées législatives dont ont bénéficié les homosexuels au cours des années 2000. « Longtemps, les homos se sont sentis plus proches de la gauche, parce que le PS et Ecolo étaient en avance sur la question du mariage et de l’adoption. Maintenant que ces droits-là sont acquis, le reclassement s’est fait. »

Le bourgmestre de Braine-le-Comte pointe également « une réaction par rapport à une partie de la communauté musulmane, qui remet en cause les droits des femmes et des homosexuels ». Un discours qui fait écho à une idée de plus en plus répandue dans les milieux gays : les individus qui harcèlent les homos à la sortie des boîtes de nuit seraient très souvent issus de l’immigration. « L’actualité nous montre l’inverse, tempère cependant Thierry Delaval, président d’Arc-en-ciel, la fédération wallonne des associations LGBT (lesbiennes, gays, bis et transgenres). Ihsane Jarfi était un jeune Maghrébin homo, parfaitement intégré dans sa communauté d’origine, avec une famille très tolérante par rapport à son orientation sexuelle, tandis que ses assassins, pour trois d’entre eux, étaient des Belges de souche. »

« Dans le débat sur l’insécurité, assure Benoit Hellings, le racisme n’est jamais loin. Sous couvert de dénoncer l’homophobie, le MR dénonce en fait la présence de personnes d’origine étrangère dans notre pays. » L’ex-candidat à la présidence d’Ecolo fustige rudement la stratégie « politicienne » des libéraux. « Ils tentent de récupérer les voix d’une communauté pour laquelle ils ne se sont pas battus jusqu’ici, en exploitant un thème où ils savent qu’ils sont le premier choix : la sécurité. »

En attendant, le constat est là. Autrefois mobilisée par les enjeux du mariage et de l’adoption, la communauté gay est aujourd’hui préoccupée par les questions d’homophobie et de vivre ensemble. « On assiste à une redéfinition des valeurs, avec l’émergence de nouveaux enjeux dans le discours politique visant les homosexuels, décrypte Nicolas Baygert, doctorant en communication politique à l’UCL. Un rapprochement est en train de s’opérer entre certaines formations de droite et une fraction de l’électorat homo, apeurée par un climat anxiogène, ou qui ne se reconnaît simplement pas dans le communautarisme gay. » D’après le chercheur, beaucoup d’homosexuels ne se sentent plus protégés par les partis de gauche. Ils sont dès lors tentés de faire confiance à une droite perçue comme plus ferme sur la laïcité, la sécurité et le respect de l’individu. Une minorité d’entre eux serait même près de céder aux sirènes populistes. « Aux Pays-Bas, c’est le VVD de Geert Wilders qui adresse un message clair aux homos, en leur disant : nous allons vous protéger, en défendant notre société de tolérance, menacée par les intégrismes religieux. »

Est-ce à dire que les homosexuels sont massivement « passés à droite », comme l’affirme Didier Lestrade ? Curieusement, on ne les pense ni à gauche ni à droite. « Rien que l’intitulé de la question m’exaspère, car il sous-entend qu’à une époque, les gays étaient tous à gauche, ce que je ne crois pas une seconde », lance David Weytsman « Les homos qui se disent aujourd’hui à droite votaient-ils à gauche il y a dix ans ? Je ne crois pas du tout. Ces homos de droite étaient juste invisibles avant, parce qu’eux-mêmes se rendaient invisibles », répond, comme en écho, Benoit Hellings.

FRANÇOIS BRABANT

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