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Les fraudeurs se retrouvent rarement en prison: « Il faut les frapper où ça fait mal »

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Dernièrement, l’expert fiscal Michel Maus se posait la question: « Combien de personnes dans nos prisons purgent une peine effective pour fraude fiscale? » Notre confrère de Knack a mené l’enquête.

Quelques semaines après la première question de Knack, le SPF Justice a envoyé par courrier un fichier informatique contenant la « liste complète des fraudeurs fiscaux » par prison belge. Ils représentent 735 personnes sur un total de 10 281 détenus (chiffres du 5 février 2019). Comme 735 semble beaucoup, Knack a demandé ce que ces prisonniers avaient exactement fait, quelle peine purgent-ils, et ainsi de suite. Après quelques semaines d’attente, un porte-parole du ministère de la Justice a annoncé que la quasi-totalité d’entre eux était coupable de fraude et de faux en écriture. « La liste se base sur les codes utilisés par la direction générale des établissements pénitentiaires, que l’on pourrait éventuellement appeler ‘fraude fiscale’. Toutefois, certains de ces méfaits ne sont pas toujours de la fraude fiscale, mais ils peuvent l’être. On ignore combien de fraudeurs fiscaux sont enfermés. »

Karel Anthonissen, directeur régional de l’Inspection spéciale des impôts (ISI) à Gand, trouve cela intéressant. « Bien sûr, aucun fraudeur fiscal n’est emprisonné, et certainement aucun de mes ‘clients’. Je le saurais. À mon avis, cette liste de 735 personnes se compose d’auteurs de fraude dite privée : A qui arnaque B. La justice a donc des cellules pour cela, mais pas pour nos vrais fraudeurs fiscaux, qui n’arnaquent pas leurs concitoyens, mais une société entière ».

Bons de caisse non déclarés

En 25 ans de carrière d’avocat fiscaliste, Michel Maus prétend avoir traité des centaines de cas de fraude fiscale. L’un des rares clients qu’il a vu condamner pour infraction pénale était un veuf de 82 ans qui a dû comparaître devant le tribunal de Bruges pour ne pas avoir déclaré 25 bons de caisse de 1000 euros chacun hérités de sa femme décédée. Il a été condamné à payer des droits de succession supplémentaires, à répartir entre ses cinq enfants. Bien qu’il ait immédiatement versé sa part de 3874 euros à l’administration fiscale, le juge a jugé nécessaire de lui infliger une amende correctionnelle de 250 euros, plus une mention sur son casier judiciaire vierge. Maus : « Au cours de la même période, certains dirigeants de la société diamantaire anversoise Omega Diamonds ont été autorisés à acheter leur méga fraude pour 160 millions d’euros. J’étais furieux. »

Maus aussi ne connaît qu’un seul fraudeur fiscal qui a été condamné à une peine d’emprisonnement au cours des dernières années et qui a effectivement purgé cette peine : Filip Meert. « Ce dossier ne tient pas debout », dit Maus. « En 2001, Filip Meert a été le premier à détecter un vaste carrousel TVA dans le secteur de la téléphonie mobile où il était lui-même actif. Son histoire, c’est qu’il s’est rendu au ministère de la Justice pour le poursuivre en justice, et ensuite il a été le seul de toutes les personnes impliquées à être condamné. »

Karel Anthonissen ajoute que les fraudeurs fiscaux ont à peine été mis en détention préventive ces dernières années. Henri de Croÿ-Solre (sociétés de cash, NDLR), Dirk van Praag (après la vente de la chaîne électro du même nom) et Koen Blijweert (lobbyiste) font exception. Jeroen Piqueur de la banque Optima était, à ma connaissance, le dernier. Il a été en détention provisoire pendant deux semaines. »

Qu’est-ce que la fraude fiscale ?

Selon la loi, la fraude fiscale c’est violer la loi fiscale dans une intention frauduleuse ou dans le but de nuire. Selon Michel Maus, la fraude est commise avec tous les types d’impôts : l’impôt des personnes, l’impôt sur les sociétés, la TVA, les droits de douane et accises, les droits de succession, les droits d’enregistrement, etc.

Selon Maus, si la fraude fiscale fait l’objet de poursuites, il s’agit principalement de fraude à l’impôt sur les sociétés, de fraude à la TVA et, occasionnellement, de fraude à la succession. « La fraude douanière est quelque chose de spécial. Là, le ministère public ne peut même pas poursuivre de manière autonome : c’est la compétence exclusive de l’administration fiscale, et elle a le droit d’initiative pénale. Le parquet peut, par exemple, intervenir pour réclamer une peine d’emprisonnement. Comme c’est l’administration fiscale qui est compétente, on essaie presque toujours de trouver un arrangement, sans qu’il soit nécessaire de comparaître devant le tribunal pénal. »

L’Inspection Spéciale des Impôts traite en moyenne 1500 à 1700 cas de fraude fiscale par an. L’ISI est l’administration engagée par les autres autorités fiscales en cas de soupçon de fraude. Dans de tels cas, l’ISI peut faire deux choses : porter une plainte pénale ou ouvrir elle-même une enquête administrative.

Dans environ 6 % des cas, l’ISI décide de transférer le dossier au parquet. Il peut poursuivre ou proposer un règlement à l’amiable au(x) auteur(s). Selon Michel Maus et Karel Anthonissen, la grande majorité de ces affaires aboutissent à un arrangement à l’amiable. Maus : « Les risques que vous ayez à répondre devant le tribunal pénal sont presque inexistants. Si cela se produit, il y a deux types de cas. Soit il s’agit de personnes qui veulent une discussion de principe avec le juge pour prouver qu’elles sont innocentes. Soit, les suspects sont incapables de payer l’arrangement proposé et l’amende. »

Jan Tuerlinckx, avocat fiscaliste anversois, estime qu’il faut faire la distinction entre les différentes formes de fraude fiscale. « Quelqu’un qui met en place un carrousel de TVA est un vrai criminel. Il vole la société en toute conscience. On n’est jamais assez sévère pour ces gens-là. Sa place est derrière les barreaux. » Pour un chef d’entreprise qui se fait prendre à se soustraire à l’impôt des sociétés, la question est un peu plus complexe et, selon Tuerlinckx, il y a des circonstances atténuantes. « Le gouvernement a rendu la législation fiscale si compliquée qu’il faut être un spécialiste pour s’y retrouver. En outre, les chefs d’entreprise commettent rarement consciemment la fraude fiscale. D’après mon expérience, les abus sont le résultat d’une culture d’entreprise et d’un brouillage de normes. La plupart des gens veulent simplement payer le moins d’impôts possible et essaient de le faire… jusqu’à ce que quelqu’un franchit une limite. La plupart des gens ne réalisent même pas qu’ils ont mal agi. Ces personnes devraient avoir la possibilité de corriger leurs erreurs grâce à un règlement à l’amiable. »

Un arrangement à l’amiable ne peut être conclu qu’une fois qu’un accord a été conclu avec les autorités fiscales sur le montant de l’impôt à rembourser. Ce n’est qu’après que ce montant a été versé sur le compte de l’administration fiscale que le tribunal peut imposer une amende. Selon le législateur, cette amende doit représenter au moins 10 % du montant de l’impôt éludé. Michel Maus: « Mon expérience pratique en Flandre orientale et occidentale m’enseigne que le parquet général de Gand applique généralement un taux de 60%. Dans de tels cas, le contrevenant rembourse l’impôt éludé, plus une amende égale à 60 % du montant éludé. » Par exemple : quelqu’un reçoit 100 000 euros en noir. Si l’administration fiscale le découvre, elle doit d’abord payer l’impôt sur le revenu des personnes éludé, c’est-à-dire environ 50.000 euros, plus une amende de 60% sur ce montant éludé. Michel Maus : « Il vous en coûte donc 80 000 euros pour vous en débarrasser. (rires) Et puis il vous reste 20 000 euros pour payer votre avocat ».

Arrangements à l’amiable

Dans le passé, certains auteurs d’un délit fiscal majeur ont été condamnés à une peine de prison ou ont dû purger une détention provisoire, comme le légendaire fraudeur anversois Raoul Stuyck, également connu sous le nom de « Monsieur 10% », et certains membres de la dynastie textile de Flandre-Occidentale Beaulieu.

Cette pratique a cessé il y a une dizaine d’années avec l’extension de la loi sur la transaction pénale. Selon les mauvaises langues, cette loi a été approuvée pour permettre au milliardaire controversé belgo-ouzbek Patokh Chodiev d’acheter sa peine. Grâce à cette loi, les parquets et les parquets généraux peuvent recourir à un règlement à l’amiable prolongé, afin que les suspects puissent éviter leur procès. Cet exemple a ensuite été rapidement suivi par de nombreux autres fraudeurs fiscaux.

Cet exemple a ensuite été rapidement suivi par de nombreux autres fraudeurs fiscaux. Le cas le plus récent est un cas de fraude fiscale à grande échelle autour du développement de la zone industrielle de Pullaar à Puurs. Selon Michel Maus, personne ne veut dire pour quel montant que le procès a été acheté. « Le parquet ne communique pas non plus à ce sujet. Peut-être s’agit-il là encore d’un cas de fraude considérable qui mourra d’une mort silencieuse après le versement d’une somme d’argent au ministère de la Justice. »

Pour l’expert fiscal, autoriser les règlements à l’amiable en cas de fraude monstre, c’est envoyer un signal à la société que même la fraude fiscale grave peut être tolérée à condition de régulariser. « C’est particulièrement contre-productif dans la lutte contre la fraude. À l’étranger, ils prennent ces crimes beaucoup plus au sérieux, ce qui se traduit souvent par de sévères peines d’emprisonnement effectives « .

Maus trouve incorrect que le pouvoir judiciaire refuse généralement de communiquer sur le montant des amendes. « Il n’y a que des fuites occasionnelles. Cela crée de l’incertitude. S’il y avait plus de transparence à ce sujet et si les amendes étaient suffisamment élevées, cela pourrait avoir un effet dissuasif sur les fraudeurs potentiels. À moins que le ministère de la Justice ne pense que ces montants pourraient inciter les gens à tenter le coup:  » Si les choses tournent mal, nous trouverons bien un arrangement avec le ministère de la Justice ».

Pas de personnel, pas de moyens

Michel Maus avance une autre raison pour laquelle le ministère de la Justice n’opte pas souvent pour la poursuite pénale des fraudeurs fiscaux. « Il a trop peu de personnes, de ressources et surtout d’expertise en interne pour poursuivre de tels crimes. S’ils l’essaient quand même, la procédure s’enlise souvent dans un délai de prescription pour les faits. Par conséquent, non seulement l’auteur du crime reste impuni, mais le gouvernement n’a pas non plus la possibilité de rembourser les impôts éludés. »

Selon lui, le droit pénal fiscal a également un effet secondaire bizarre. « Si le ministère de la Justice est confronté à un cas complexe de fraude, écologique ou économique par exemple, le ministère public peut faire appel aux spécialistes de l’administration concernée. La seule branche où cela n’est pas possible est la fiscalité. En 1986, il a été décidé de construire un mur entre l’enquête fiscale et l’enquête criminelle. Par conséquent, les fonctionnaires du fisc ne peuvent pas agir en tant qu’experts dans les enquêtes criminelles. Cela entrave également la bonne marche de la justice. »

L’intervention la plus simple et la plus efficace du ministère public consiste en une « invitation » de la police, qui « conseille » au suspect de tout arranger au plus vite avec l’administration fiscale, puis de revenir pour dire qu’il a été résolu. Dans ce cas, il y a presque 100 % de chances que le procureur classe l’affaire et que la police ait du temps pour le prochain « client ».

Niels Appermont, professeur en droit économique à l’Université de Hasselt, affirme que le droit fiscal en Belgique laisse une grande marge d’interprétation aux parquets. « La législation n’est pas toujours claire, de sorte que certains parquets passent plus vite aux poursuites correctionnelles que d’autres. Les fraudeurs n’ont pas droit au même traitement partout. »

Une question communautaire

L’organisation de notre pays fédéral profite également aux fraudeurs fiscaux. Michel Maus : « Les régions sont compétentes en matière de fraude aux droits de succession. Les autorités fiscales flamandes ne seront pas facilement enclines à transférer ces dossiers au parquet, car le service ne risque pas seulement que l’affaire soit classée. Si le parquet décidait d’infliger une amende, cela ne rapporterait rien à la Flandre, car l’argent disparaîtrait dans les caisses fédérales. Il n’est donc pas dans l’intérêt des autorités fiscales flamandes de déposer une plainte pénale. Elles préfèrent traiter l’affaire administrativement, et donc percevoir elles-mêmes l’amende. »

Karel Anthonissen estime également que les parquets au sud du pays sont beaucoup plus laxistes contre la fraude fiscale qu’en Flandre. « Il existe une fracture fiscale en Belgique. A Liège, Namur et Luxembourg, il y a une non-poursuite presque fondamentale des fraudeurs fiscaux. Anvers et Gand sont les plus sévères. »

Mais selon Anthonissen, le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) joue également un rôle fâcheux dans la lutte contre la fraude fiscale. « C’est un maître de la communication. Il visite les prisons et adopte un ton volontariste pour parler de ses compétences. Cependant, il n’a jamais utilisé les mots « fraude » et « blanchiment d’argent ». Le monde politique et les médias ne l’ont peut-être pas encore remarqué, mais soyez sûrs que le monde fiscal a compris ce signal comme une ‘injonction négative’ claire. La fraude fiscale n’est pas une priorité pour lui. Ce n’est même pas une préoccupation. »

Michel Maus estime que le gouvernement belge devrait prendre la lutte contre cette fraude beaucoup plus au sérieux et propose des mesures à adopter en trois temps. « Pour la fraude ordinaire, disons jusqu’à 500 000 euros, je suggère que le fisc traite l’affaire administrativement. Si le montant de la fraude est plus élevé, jusqu’à 2 millions d’euros, par exemple, il faut se demander quelle est la meilleure solution : une amende ou une sanction pénale. Pour les fraudes supérieures à ce montant, je propose que les arrangements ne soient plus autorisés. »

De plus, le gouvernement ne devrait pas seulement s’attaquer aux symptômes. « Il faut aussi examiner les causes de la fraude « , estime Maus. « Pourquoi quelqu’un fraude-t-il? Il n’y a pas que la pression fiscale élevée dans notre pays qui joue un rôle, mais il y aura certainement aussi une pression fiscale inégale et une faible probabilité d’être pris. » Au cours de la législature actuelle, cette pression fiscale inégale a été exacerbée par l’introduction d’une basse taxe à carat pour le secteur des diamants. Maus : « Il s’agit d’un secteur assez sensible à la fraude, avec des lobbyistes puissants. Le secteur souligne invariablement sa grande importance économique : faites quelque chose pour nous ou nous partons pour Dubaï, voilà la devise. D’autres secteurs trouvent cette inégalité de traitement injuste. Si vous donnez aux gens le sentiment que vous ne les traitez pas équitablement, vous aurez des excès. Pour les malins, cela mène à l’optimisation fiscale ‘, et pour les imbéciles, à l’évasion fiscale. Parfois, la frontière entre les deux est mince. »

Maus estime que le gouvernement devrait réfléchir à des sanctions alternatives qui pourraient avoir un impact plus important que le paiement d’un règlement à l’amiable. Il pense à la technique du name and shame. « Vous pourriez informer le public si quelqu’un a été reconnu coupable de fraude fiscale. Rassurez-vous, cela dissuadera de nombreux fraudeurs potentiels. »

Koen Geens: « Les toucher là où ça fait mal »

Le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) dément être trop laxiste contre la fraude fiscale. « J’ai rédigé un projet de loi, qui a été approuvé par le gouvernement à la fin du mois d’août, où la concertation entre le fisc et le ministère public sera à nouveau dotée d’une base juridique pour obtenir une coopération renforcée, un recouvrement et une répression des infractions fiscales », déclare le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V).

La loi sur l’extension du règlement à l’amiable a également été renforcée, de sorte que l’arrangement à l’amiable en appel n’est plus possible. De plus, le règlement à l’amiable est conservé dans la base de données des casiers judiciaires afin d’avoir la trace d’une personne ou d’une société si un autre crime de cette nature devait se produire. »

Le ministre reconnaît toutefois que « la plupart des infractions fiscales sont sanctionnées par les procédures administratives fiscales : augmentations d’impôts et amendes fiscales. Un pourcentage plus faible – les infractions les plus graves telles que la fraude fiscale grave en matière d’impôt sur le revenu, les carrousels TVA et les fausses déclarations – fait l’objet de poursuites. La peine privative de liberté (emprisonnement, NDLR) devient possible lorsque le procureur juge que les faits sont graves et que cela doit faire l’objet de poursuites judiciaires pas seulement administratives. Bon nombre de ces condamnations mènent d’abord à des sanctions financières, parce que l’on part du principe qu’il faut frapper la personne qui se fourvoient là où ça fait mal. C’est-à-dire : dans leur portefeuille. Les criminologues conviendront qu’une peine d’emprisonnement devrait toujours être la punition ultime. Même si elle reste possible, et qu’elle est gardée dans le droit pénal. Les fraudeurs ne s’en tirent donc pas du tout impunément. »

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