Heili Verstraete © .

Les enfants de la collaboration: « Mon père voulait être un petit chef » (2/2)

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Heili Verstraete et Ledy Broeckx, toutes deux âgées de 72 ans, font partie des quatorze témoins qui racontent leur histoire dans « Kinderen van de collaboratie » (Les enfants de la collaboration), une nouvelle série en six épisodes qui commence la semaine prochaine sur Canvas. Après Ledy Broeckx, nos confrères de Knack donnent la parole à la chercheuse Heili Verstraete.

HEILI VERSTRAETE (fille de Jo Vande Wiele)

« Il voulait être un petit chef »

Mai 1945, la mère de Heili Verstraete quitte l’Allemagne en compagnie de ses soeurs pour la Belgique qui vient d’être libérée. Arrivées à Courtrai, elles sont immédiatement reconnues. La répression de la rue n’est guère clémente. Enceinte de Heili, la jeune femme est frappée jusqu’au sang. « J’ai eu des coups, dans le ventre de ma mère », raconte Verstraete 72 ans plus tard. « De sérieux coups. C’est la première chose que j’ai dite quand Canvas a demandé des témoignages pour leur série : ‘J’ai eu des coups dans le ventre de ma mère. Si vous voulez mon témoignage, je serais ravie de participer’. »

Heili Verstraete a plus d’une raison de participer à l’émission. « J’espère qu’ainsi je pourrai contribuer à une image plus juste de l’histoire. En Flandre, la collaboration a été présentée pendant des décennies comme un acte d’idéalistes trompés qui combattaient pour l’Église et la patrie, contre le bolchevisme. Je souhaite contribuer à briser ce mythe, propagé avec ferveur par le CVP. Je sais un peu de quoi je parle. Mon père n’était certainement pas un idéaliste. Il était surtout un homme dominant, plutôt froid, qui n’a jamais regretté les mauvais choix qu’il a faits pendant la guerre. Au contraire. »

Il y a beaucoup à dire sur le passé de guerre de son père. Heili Verstraete est la fille de Jo Vande Wiele. Quand Heili s’est mariée à vingt ans, elle a décidé de porter le nom de sa mère, parce qu’elle ne voulait plus porter le nom de son père.

En 1947, Jo Van de Wiele est condamné par le conseil de guerre. Heili sort son dossier et lit à haute voix : « Membre de DeVlag, ‘Banleider’ NSJV (Nationaalsocialistische Jeugd in Vlaanderen), ‘Stormleider’ du Vlaanderen-Korps, ‘Onderschaarleider’ SS Flandre, interprète bénévole à la Feldgendarmerie, Oberjunker à la Waffen-SS… Finalement, il a écopé de douze ans de prison, mais n’en a pas fait cinq. »

Heili Verstraete ne cache pas qu’elle trouve que cinq ans c’est trop peu. Trop peu, si on compare à la peine infligée à son grand-père, le père de sa mère devenu bourgmestre de guerre de Bissegem en 1941. « Il a été enfermé aussi longtemps que mon père, pour des faits beaucoup plus légers. Mon père a eu la chance d’avoir longtemps traîné en Allemagne. Du coup, il n’a dû comparaître que plus tard devant le conseil de guerre, à un moment où les esprits s’étaient calmés. »

« Mon honneur s’appelle fidélité »

Jo Van de Wiele sort de prison fin 1949. Il n’aura jamais de relation père-fille normale avec sa fille Heili. « Nous n’étions simplement pas compatibles », dit-elle. « J’ai longtemps eu du mal avec ça. Je me suis demandé si c’était de ma faute. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que je considérais mon père comme un intrus. Un étranger, avec qui toute conversation était impossible. Il n’y avait pas de chaleur entre nous. J’en recevais de la part de mes grands-parents, de mes oncles et certainement de ma mère aussi. »

De la froideur donc, même si Verstraete ne la qualifie pas de conséquence directe de la collaboration. La vérité est un peu plus complexe. « Je ne lui en veux pas tant d’avoir collaboré », raconte Verstraete. « C’est la façon dont il a interprété et puis cultivé cette collaboration. Cette façon était symptomatique de son caractère. C’est sûr, mon père s’est retrouvé dans la collaboration à cause de ses idées flamingantes et germanophiles. Mais son désir d’être un petit chef était tout aussi important. Dans les années trente, il est devenu chef au Jong Dinaso. Plus tard, quand les Allemands ont envahi la Belgique, il a cherché à joindre des mouvements en train de fonder une jeunesse hitlérienne en Flandre. Il doit avoir aimé ça, jouer les chefs de jeunes garçons. Mais quand il fallait vraiment combattre, il était absent. On l’a vu plus tard aussi quand il est allé renforcer la Légion flamande avec mon oncle Marcel et qu’il est parti au Front de l’Est. Mon père – je pense que ce n’est pas un hasard – n’a jamais atteint le front. »

Chez les Vande Wiele on ne parlait jamais vraiment du passé du père. « Mais cela ne signifiait pas qu’on en était dispensés. Quand j’avais huit ans, j’aimais lire des livres néerlandais pour petites filles. On y parlait de familles où la maman faisait du chocolat chaud le dimanche et où on chantait des chansons. Cela me semblait très convivial, et donc un dimanche j’ai demandé si on ne pouvait pas apprendre une chanson pour chanter ensemble à table. Mon père – son rictus typique aux lèvres – a entonné le Horst-Wessel-Lied (frémit). Je n’ai jamais oublié cette scène. Évidemment, à huit ans, on ne sait pas ce que représente ce chant. Mais on sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ne serait-ce qu’à cause de la réaction gênée de sa maman. cette maison, il y avait aussi un ceinturon SS portant l’inscription « Meine Ehre heisst Treue » (Mon honneur s’appelle fidélité). Cela peut paraître étrange, mais comme enfant, on réalise que ce sont des symboles difficiles. Ou mieux : on le sent. »

Et puis il y a eu cette célébration du 11 juillet, au début des années soixante. Ce jour-là, Verstraete, âgée de 17 ans, réalise qu’au niveau idéologique ou politique, elle ne marchera jamais sur les traces de son père. « Au loin, j’entendais un cortège s’approcher. Les battements de tambour. Je sentais mon estomac se retourner et je me suis dit: ‘Merde, c’est dangereux.’ Je suis rentrée, et j’ai conclu une sorte de pacte avec moi-même. Jamais je ne marcherais derrière un drapeau. Jamais je ne me laisserais entraîner par une idéologie, quelle qu’elle soit. » Heili Verstraete tiendra sa promesse, et on n’a pas l’impression que cela lui a coûté beaucoup de peine.

« L’aversion n’a fait que grandir. Quand notre fils a terminé ses études d’ingénieur agricole, fin des années quatre-vingt, mon mari et moi nous nous sommes rendus à sa proclamation. Soudain a retenti le Vlaamse Leeuw. (rires) Pour protester silencieusement, j’ai fredonné l’Internationale, un chant que je ne chanterais d’ailleurs jamais à voix haute. Je n’ai jamais voulu marcher derrière ce drapeau-là non plus. Au plus profond de moi, je suis, je pense, sociale-démocrate. Mais quand les idées se mettent trop à ressembler à une idéologie, je m’en vais. Je ne crois pas du tout aux partis. Tout au plus aux personnes. »

Instinct de conservation

Heili Verstraete a quitté la maison parentale à dix-huit ans. « Au début, je retournais régulièrement pour voir ma mère et mes frères et soeurs plus jeunes. Mais après quatre ans, je n’ai plus été les voir. Par instinct de conservation. Parce que la présence de mon père me rendait malade. Je pense que depuis je l’ai revu quatre fois. »

Heili a 26 ans lorsqu’après un échec elle entame une formation universitaire. Elle choisit la slavistique, et se spécialise en russe. « Mon père pensait que c’était par vengeance », dit-elle en riant « que je voulais lui enfoncer un poignard dans le dos. La réalité était plus prosaïque. J’avais deux petits enfants. Une direction scientifique demanderait trop de temps, alors j’ai décidé de retourner à mes anciennes amours: les lettres. Je ne pouvais faire les romanes ou les germaniques parce que les horaires n’étaient pas compatibles avec les soins à apporter aux enfants. Avec la slavistique, c’était possible. »

Ces études ont marqué le début d’une carrière que Heili Verstraete terminerait comme professeur de russe à la Haute École de Gand, même si « terminer » n’est pas le mot exact. Quand Heili a pris sa pension il y a dix ans, elle est devenue chercheuse au Centre d’Études et Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGESOMA). Elle y a trouvé les premières traces d’une enquête sur le passé guerrier d’un autre membre de la famille : Marcel, qui a déjà été évoqué. « Il était le frère de ma mère et il est mort au Front de l’Est, quelques semaines avant la fin de la guerre. Une histoire tragique. »

Quand Heili Verstraete parle de son enquête, elle montre un autre aspect d’elle-même. « Une histoire comme celle de mon oncle Marcel nous apprend que dans certains cas la collaboration provenait d’un concours de circonstances. D’une certaine manière, j’éprouve du respect pour certains collaborateurs. Malgré une réserve énorme, c’est le cas pour quelqu’un comme Reimond Tollenaere (membre du VNV, et sous-lieutenant de la Légion flamande, NLDR). Tollenaere est mort au Front de l’Est. Contrairement à ces autres pointures, lui au moins il s’est battu. Mais quand on voit ce que faisait un Verschaeve… Il a excité et entraîné dans la mort des milliers de jeunes, mais dès que la situation se corsait il s’enfuyait. Quand j’y pense, mon sang se met à bouillir. »

Pouvons-nous écrire qu’Heili Verstraete comprend la collaboration? « C’est une question difficile », dit-elle. ‘Comprendre est un mot difficile. Si on étudie attentivement l’évolution et les idées de certains collaborateurs, on comprend pourquoi ils ont commis cette erreur. C’est comme pour les djihadistes aujourd’hui. Parfois ce sont de petits criminels, parfois des enfants de familles défavorisées sans perspective, parfois des opportunistes, parfois de simples garçons qui se laissent exciter par des prédicateurs de haine et parfois une combinaison de ces quatre. Ce que je ne peux pas comprendre, c’est qu’en Flandre, personne ne semblait savoir ce qui arrivait aux juifs. (vivement) Je ne comprends pas ça. Joris Van Severen était clairement antisémite, et elle ne l’a jamais caché. Comme la presse catholique et la presse de Verdinaso étaient clairement antisémites. Tout le monde voyait que les juifs étaient déportés. Je ne vois que deux possibilités : soit ces Flamands étaient aveugles, soit ils continuaient délibérément à propager ce mythe. »

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