Thierry Fiorilli

Les Diables rouges dansent sur nos ruines

Thierry Fiorilli Journaliste

Ça se passe sous nos yeux. Là, maintenant. Une authentique passion pour les Diables rouges/de Rode Duivels.

Mardi soir, pour leur match face à la Croatie, plus une seule place de libre au stade roi Baudouin. Soit 46 000 spectateurs, à 98 % belges. Comme contre les Pays-Bas, le 8 août, à Bruxelles déjà. Vendredi dernier, pour le déplacement au Pays de Galles, ils étaient 2 500 – c’est énorme, vu l’adversaire, la taille du stade et le nombre de places demandées par l’Union belge de football. Et au printemps dernier, 10 000 supporters noir-jaune-rouge à Wembley, pour le duel amical contre l’Angleterre. Une masse, bien compacte, toute joyeuse, sincèrement séduite par « la génération dorée » du foot belge, rêvant de gloire, d’ivresse, de reconnaissance, de triomphes.

Pareil dans les ménages : la victoire chez les Gallois a été suivie par 534 700 téléspectateurs, sur la RTBF, soit 34,5 % de parts de marché. Mieux que l’audience des JT. Et le duel d’hier contre les Croates a fait encore plus fort, sur RTL-TVI : 751 306 téléspectateurs – 41, 2 % de parts de marché.

Bref, c’est la ruée sur les Diables. Qui peuvent désormais lancer des défis à la cantonade (« Repeignez tout en rouge », « Faites un maximum de bruit ») sans crainte de marquer contre leur camp : le stade était couleur sang contre les Pays-Bas et plus de 528 406 décibels ont été « produits » par les fans avant le match au Pays de Galles.

A leur échelon, nos équipes nationales de hockey, de basket, de rugby et de relais 4 x 400 mètres font elles aussi courir, sauter, hurler et s’enflammer nos foules. Comme les frères Borlée, Philippe Gilbert, Tom Boonen, David Goffin et chaque athlète, valide ou non, qui décroche une médaille aux Jeux olympiques. Autrement redit : pour l’instant, en Belgique, le sport est synonyme de toute grande fête. D’allégresse. Olé, olé, oléééé. Belgium forever !

Fondamentalement, pourquoi pas ? D’autant que le sport ciment national, le sport dopant identitaire, le sport antidépresseur, c’est vieux comme l’Antiquité.

Sauf que, là, il y a comme une impression de malaise. Parce que ceux qui prient nos dieux du stade ne symbolisent pas l’union nationale à laquelle certains se rattachent encore, entre fantasme, désespoir et amertume. Non, ils incarnent un anachronisme, un décalage, un aveuglement auquel on a rarement eu l’occasion d’assister en direct. Des centaines de milliers de Belges se mobilisent, passionnément, fiévreusement, en rêvant d’une qualification des Diables rouges et pour la prochaine Coupe du monde, au Brésil. Une Coupe du monde où ils réaliseraient des exploits, historiques. Une Coupe du monde qui se déroulera du 12 juin au 13 juillet 2014. Soit tout juste après « la mère de toutes les élections » : les législatives belges, sauf contre-ordre organisées le 8 juin 2014, en même temps que les régionales et les européennes. Ce scrutin curcial, historique, qui devrait placer Bart De Wever et la N-VA comme seuls interlocuteurs des francophones, si l’on en croit la plupart des experts et la progression irrésistible des nationalistes flamands dans les sondages, et dans les faits. Ce qui serait la phase terminale de la liquéfaction de la Belgique.

La flamme absolue pour l’équipe nationale brillant tant et plus, donc, en pleine marche forcée vers la fin du pays qu’elle représente. Plus que schizophrénique, cette réalité tient du cache-sexe, du cache-misère, de la botoxisation collective. Non pas pour gommer des rides. Mais pour masquer une tombe, chaque jour creusée plus profond.

En ce sens, les Diables rouges ne font donc que danser sur des ruines.

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