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Les complicités belges du djihadisme syrien

L’arrestation de Mehdi Nemmouche, l’auteur probable de l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles, rappelle que la Syrie fait désormais partie de l’actualité belge.

Loup solitaire ? Même s’il fait peur aux petits enfants, le loup est un animal qui a de la classe. La tuerie du Musée juif de Belgique ne mérite pas ce totem. Elle est attribuée à Mehdi Nemmouche, 29 ans, un ressortissant français d’origine algérienne, musulman salafiste passé par la Syrie et d’autres « spots » – dont Bruxelles – où brûle la haine des « juifs » et des « croisés ».

Le soi-disant loup était-il solitaire ? Le Lone Wolf de la littérature criminalistique américaine fait référence à Unabomber, un intellectuel paranoïaque et anti-gauchiste, qui tua une vingtaine de personnes aux Etats-Unis, en leur envoyant des colis piégés (1980-1990). Responsable de la mort de 77 personnes, en 2011, le Norvégien Anders Behring Breivik et son délire d’extrême droite, appartenait à cette catégorie d’individus. De même que Brahim Bahrir, à une autre échelle. Le 8 juin 2012, ce Parisien de 34 ans se rendit à Bruxelles en Thalys et poignarda des policiers belges en patrouille dans le métro, blessant gravement deux d’entre eux. Il voulait venger une musulmane portant le voile intégral, épouse d’un membre de Sharia4Belgium dont l’interpellation avait été à l’origine de violentes échauffourées à Molenbeek. Il a été condamné à dix-sept ans de prison. Imbibé de propagande salafiste, Bahrir a néanmoins agi seul, sur un coup de tête.

Mehdi Nemmouche ne correspond à aucun des critères du « loup solitaire ». Il appartient à un courant de l’islam qui, même minoritaire, veut peser sur l’Histoire. Sa matrice est le salafisme d’Arabie saoudite et celui des Frères musulmans, dont le penseur Saïd Qotb a fait de la guerre sainte le sixième pilier de l’islam, l’ « obligation absente » selon un autre intellectuel égyptien, Abdous Salam Faraj. Le tueur présumé n’était pas seul au monde. Outre sa famille, il pouvait s’appuyer sur un réseau de petits délinquants du nord de la France, enrichi par la récente dérive guerrière en Syrie. Mais dans quel but ? Avec quelle revendication ? Dans une brève mise en scène vidéo de ses armes, il a confié, en voix off, avoir voulu s’en prendre à des « juifs » et « mettre Bruxelles à feu et à sang ».

L’un de ses gardiens toulonnais a témoigné, sur France 2, que Mehdi Nemmouche avait réclamé un appareil de télévision au moment de l’affaire Merah, en mars 2012, et qu’il avait été apparemment requinqué par cette « actualité » : sept personnes, dont trois enfants juifs, assassinés au nom d’Allah, à Montauban et à Toulouse, par Mohamed Merah, de retour de la zone de combat pakistano-afghane. Sa biographie ne plaide pas en sa faveur, même si tous les enfants mal embarqués dans la vie ne deviennent pas des assassins. Né à Roubaix dans une famille déstructurée (père absent, mère internée), Mehdi Nemmouche disposait pourtant, d’une vive intelligence et d’une bonne éducation, qui lui avaient permis de passer son bac et d’entamer une première année de droit, avant de plonger dans la délinquance. Selon un rapport de l’administration pénitentiaire française, il se serait radicalisé en prison dès 2009, avant l’épisode Merah.

Son trajet reconstitué

Toutes les polices européennes tentent actuellement de reconstituer le puzzle de sa vie disparate, au fil des milliers de kilomètres qu’il a parcourus dans dix pays différents, après sa sortie de la prison de Toulon, le 4 décembre 2012. Son premier point de chute connu est Bruxelles, un lieu qu’il connaissait donc bien, et Courtrai, où il avait un couple d’amis, qui ont refusé de l’héberger. Ils ont été brièvement interpellés par la police, puis relâchés. D’autres réseaux de propagande et de recrutement sont dans le viseur des services de renseignement et de police. « La Belgique comprend quelques gros targets (NDLR : cibles) », dit-on évasivement dans les milieux de l’enquête.

Après sa première étape dans la capitale belge, l’émule de Mohamed Merah s’envole pour Londres, Beyrouth et Istanbul. C’est en Turquie et au Liban qu’il aurait reçu sa première formation militaire. En Syrie, il rejoint les rangs de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), une dissidence d’Al Qaeda, qui revendique le leadership sur le djihad mondial et contrôle déjà une vaste bande de territoire allant de l’Irak à la Syrie. Là, s’agglutinent tous les desperados de l’islam, de quatre-vingts nationalités différentes.

Lors de son interpellation à la gare Saint-Charles de Marseille, le 31 mai dernier, Mehdi Nemmouche avait dans son sac en soute, outre sa Kalachnikov chargée et quelques autres objets accablants, un drap tatoué au marqueur du sigle de ce groupe djihadiste irako-syrien. L’EIIL n’a pas revendiqué, pour autant, l’attentat de Bruxelles. En guerre avec d’autres rebelles syriens, ce groupe djihadiste parmi les plus sanguinaires voudrait-il attirer de nouveaux combattants ? Aurait-il adressé un message à la Belgique qui, avec sa loi anti-burqa, ses engagements militaires en Afghanistan, au Liban, au Mali et en Centrafrique, est de plus en plus perçue comme hostile à l’islam ? Pourquoi, au bout d’une petite année en Syrie, Mehdi Nemmouche est-il renvoyé en Belgique, avec suffisamment d’argent pour se permettre de brouiller les pistes ?

Son retour, fin 2013, suit, en effet, un itinéraire compliqué passant par Istanbul, Singapour, la Malaisie et la Thaïlande. Le 18 mars dernier, au service de contrôle des passeports de l’aéroport de Francfort (Allemagne), sa guirlande de visas attire l’attention. Inscrit au Système d’information Schengen et, en France, fiché au service des personnes recherchées, avec la mention « S », pour Sûreté de l’Etat, l’homme passe à travers les mailles du filet. S’il n’avait pas fait l’objet d’un contrôle de routine à la gare routière de Marseille, le tueur du Musée juif de Bruxelles serait resté dans la nature et, peut-être, aurait récidivé.

Restent les questions autour de son séjour en Belgique. Qu’a-t-il fait entre le moment où il a été repéré à Francfort et celui où il a abattu froidement Emmanuel et Mira Riva, Dominique Sabrier et Alexandre Strens ? Il était déjà en Belgique, soupçonnent les enquêteurs. Qui l’a nourri et logé ? A-t-il fait lui-même les repérages de la rue des Minimes ? Où s’est-il réfugié après avoir été aperçu une dernière fois à l’intersection de la rue des Chandeliers et de la rue Haute ? Les quelque 12 000 heures de vidéosurveillance du quartier n’ont pas encore été toutes exploitées… Enfin, où s’est-il tapi entre le 24 et le 29 mai, avant de prendre, à la gare du Nord, le car Eurolines venant d’Amsterdam en direction de Marseille ? Des questions inquiétantes. Car si l’homme pouvait s’appuyer sur une aide logistique à Bruxelles, c’est que, vraiment, la capitale est devenue bien vulnérable aux idées extrémistes.

Un acte redouté

Cet attentat du 24 mai, tous les services de sécurité du pays le redoutaient, s’y attendaient même. Ni son caractère conciliant ni sa politique étrangère plutôt pro-arabe ne pouvaient exonérer la Belgique du risque terroriste, d’autant moins qu’elle est également le siège de l’Otan et de l’Union européenne. L’attentat a donc eu lieu. A la veille des élections régionales, législatives et européennes, ce qui n’est pas un hasard. Et en visant une cible qui, symboliquement, devait valoir à son auteur une attention médiatique internationale. Ce n’était pas une attaque de masse comme à Madrid (2004, 191 morts) ou à Londres (2005, 56 morts). Mais les temps ont changé. Et des jeunes gens dans la force de l’âge, narcissiques comme le veut l’époque des selfies, s’y sont adaptés.

Depuis quelques années, cependant, notre pays n’est plus cet éden des islamistes radicaux qu’il a pu être, vu de l’extérieur, base de repli pour les fuyards des attentats iraniens et algériens des années 1980 et 1990 en France, de Casablanca et de Madrid en 2003 et 2004. La Belgique n’est plus, non plus, le garde-manger des « prêcheurs de haine » qui tenaient le haut du pavé à Molenbeek (ou ailleurs), jusqu’au début des années 2000, envoyant des jeunes en décrochage vers l’Afghanistan ou la Bosnie, dont le futur assassin du commandant Massoud, opposant des talibans afghans. Par un clin d’oeil macabre de l’histoire, le Franco-Syrien Bassam Ayachi, grand-prêtre de feu le Centre islamique de Belgique, à Molenbeek, a perdu l’un de ses fils, Abdel Rahman Ayachi, à la guerre en Syrie, dans le groupe armé des Faucons du Cham, dont il dirigeait les 600 hommes. Son ami, l’informaticien Raphaël Gendron, également condamné par la justice belge pour les textes antisémites que Le Vif/L’Express avait découverts sur le site assabyle.com, a également perdu la vie au nord de la Syrie.

Ensuite, Sharia4Belgium a pris le relais. Sur près de 400 Belges répertoriés en Syrie par le chercheur indépendant Pieter Van Ostaeyen, plusieurs dizaines seraient décédés. D’après des sources officielles, il y aurait actuellement 70 returnees de Syrie en Belgique, dont 50 auraient un profil à risque. Bruxelles et les villes flamandes d’Anvers, Vilvorde et Machelen sont les principales sources de djihadisme, la Wallonie étant relativement épargnée par ce phénomène, qui a touché ponctuellement Liège et Verviers.

Le monde politique a pris graduellement conscience de la dangerosité de cet extrémisme religieux, moins folklorique qu’il n’y paraissait de prime abord. Fini le temps où l’on pouvait fermer les yeux sur la fuite, en 1995, d’Ahmed Zaoui, un ancien député du Front islamique du salut algérien, soupçonné d’accointances djihadistes, pourtant condamné en Belgique et assigné à résidence. Terminée l’époque où il était possible de négocier avec le groupe terroriste palestinien Abou Nidal pour qu’il restitue les otages du Silco et laisse tranquille la Belgique, après les assassinats ciblés, en 1989, du recteur modéré de la grande mosquée de Bruxelles et du Dr Joseph Wybran, président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique. Il a cependant fallu attendre le printemps 2013 pour que le gouvernement prenne la mesure de l’hémorragie de jeunes musulmans vers la Syrie. Et encore, au début, n’a-t-il abordé le problème que sous l’angle de l’aide aux familles.

Manque de moyens

Très préoccupés, les services secrets et de police surveillent ce petit monde, mais sans doute pas d’assez près. Les sources humaines font cruellement défaut. Les policiers s’appuient essentiellement sur les écoutes téléphoniques et les interceptions de messages Internet, ainsi que sur la collaboration avec des polices et services de renseignement amis. Quand il y a suffisamment d’indices de culpabilité, les suspects sont arrêtés et renvoyés devant les tribunaux, dont l’arsenal répressif n’a cessé de s’enrichir, pour réussir à cerner les contours mouvants de ce type de militantisme et neutraliser ses possibles effets toxiques. Mais le gouvernement Di Rupo n’est pas allé au bout de sa logique. Il a rejeté la proposition de la ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet (CDH), de criminaliser l’engagement dans une « troupe étrangère ».

De son côté, le parquet fédéral est débordé. En 2012, le nombre de nouveaux dossiers de terrorisme s’est élevé à 394 en 2012, contre 304 l’année précédente. L’information provenait le plus souvent de la Sûreté de l’Etat (94 dossiers) et des parquets locaux (88 dossiers). L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam) a, lui, transmis 40 informations et la Cellule de traitement des informations financières (Cetif), 22. Actuellement, dix-neuf personnes sont inculpées dans le dossier dit « de la filière syrienne », suite à une cinquantaine de perquisitions menées en février dernier, notamment à Molenbeek et à Vilvorde. Elles sont suspectées d’avoir organisé l’envoi de jeunes musulmans vers la Syrie, en vue du combat armé auquel elles avaient commencé de les préparer. Lequel d’entre eux, à son retour, aura envie d’imiter Mehdi Nemmouche ?

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