Le Wooncode au diapason des libertés économiques fondamentales

Pourquoi l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne recalant le Wooncode met à mal plusieurs pans de la politique régionale flamande en matière d’accès au logement.

Sujette à toutes les convoitises, la Belgique et ses régions se trouvent chaque jour davantage engoncées dans un carcan économique européen. Après l’arrêt Anton Las condamnant l’exclusivité du néerlandais pour les contrats de travail conclus dans un contexte international, la Région flamande semble à nouveau devoir remettre le travail sur le métier. L’arrêt Wooncode rendu par la Cour de justice de l’UE (CJUE) le 8 mai dernier semble en effet sonner le glas de certains pans des politiques régionales destinées à préserver le caractère flamand de certaines municipalités selon le slogan « wonen in eigen streek » en cherchant notamment à favoriser l’accès au logement à des couches défavorisées de la population dans les communes en voie de gentrification, et à financer par les constructeurs les sociétés de logement social.

La question se posait de savoir si de telles politiques pouvaient ignorer les libertés économiques fondamentales consacrées par l’ordre juridique de l’Union européenne (UE). Malgré leur forte emprise locale, ces politiques demeurent soumises au respect du droit économique de l’UE. Il ressort des éclaircissements donnés par la Cour de justice de l’UE (CJUE) à la Cour constitutionnelle belge, dans l’arrêt Wooncode, que la marge de manoeuvre revenant à la Région flamande quant au choix des mesures en matière d’accès à la propriété est extrêmement ténue.

Si la presse belge a surtout retenu de cet arrêt le caractère maladroit, si ce n’est discriminatoire, des critères de rattachement des personnes sollicitant dans 69 communes en Flandre un logement à un prix plus abordable, il n’en demeure pas moins que les réponses apportées par la CJUE sont susceptibles de mettre à mal plusieurs pans de la politique régionale flamande en matière d’accès au logement. On distinguera ici différents aspects d’une problématique complexe qui appelle des réponses nuancées.

En premier lieu, en vertu du droit régional flamand (décret du 27 mars 2009), les personnes souhaitant acquérir ou louer pour plus de neuf ans des terrains ou des constructions dans 69 communes sujettes à un phénomène de gentrification doivent disposer d’un lien social, économique ou culturel spécifique avec la commune concernée, appelé à être vérifié par la « provinciale beoordelingscommissie » compétente. Il en résulte qu’il est plus difficile pour un francophone ou un germanophone d’acheter un terrain en Flandre que pour un flamand d’acquérir un immeuble dans sa région. Or, ce clochemerle belge n’est pas dépourvu d’impacts transnationaux. En effet, pour la CJUE, un tel régime d’autorisation préalable à l’achat ou à la location est de nature à dissuader les ressortissants de l’UE qui possèdent un bien sur le territoire des communes cibles de quitter ces dernières pour s’installer sur le territoire d’un autre Etat membre. En outre, il empêche les ressortissants d’autres Etats membres qui ne disposent pas d’un tel lien à acquérir ou à louer des biens dans les 69 communes. De telles restrictions s’avèrent contraires à la libre circulation des citoyens de l’UE et des travailleurs, à la liberté d’établissement, à la libre prestation des services et à la libre circulation des capitaux. La Région flamande a certes tenté de justifier la pertinence de ses critères socio-économiques et culturels de rattachement (« lien suffisant ») au regard de l’objectif de sa politique, à savoir une offre suffisante de logements pour des personnes défavorisées de la population locale ou d’autre personnes à faible revenu. La poursuite de cet objectif serait pertinent si les personnes défavorisées seraient les seules à pouvoir bénéficier du régime de discrimination positive. La CJUE a toutefois estimé que ce n’était pas le cas en l’espèce : si le retraité fortuné dispose d’un « lien suffisant » avec Steenokkerzeel au motif qu’il y réside depuis plus de cinq ans ou qu’il est membre de la fanfare locale, il ne se trouve pas dans la même situation qu’un chômeur. Mais la CJUE s’est montrée encore plus sévère qu’on ne pouvait s’y attendre. Selon elle, il n’était pas nécessaire d’écraser des mouches au marteau pilon. Des mesures moins entravantes pour les libertés économiques fondamentales pourraient en effet se substituer au régime d’autorisation administrative nécessaire à l’application du critère de « lien suffisant ». On songe notamment aux primes régionales à l’achat ou à la location.

Que faut-il en retenir ? Sur ce plan, la Cour constitutionnelle est quasiment liée par les enseignements de la CJUE. Contrairement aux propos rassurants de sa ministre Freya Van den Bossche, la marge de manoeuvre de la Région flamande se réduit donc comme une peau de chagrin. De deux choses l’une. Soit, cette dernière substitue à l’avenir au « lien suffisant » avec la commune des critères socio-économiques – et non plus des critères endogènes – destinés à favoriser la population dans le besoin qu’elle qu’en soit son origine géographique. Ce faisant, elle court le risque de maintenir un régime d’autorisation préalable, qui demeurera une entrave aux libertés fondamentales. Soit, elle met en place une politique de subventions des acquéreurs ou des locataires défavorisés tout en veillant à ne pas discriminer les ressortissants d’autres Etats membres (un Français d’origine béninoise ou un Allemande d’origine chinoise). Dans ces deux hypothèses, elle expose plusieurs communes périphériques de la Région bruxelloise au risque d’être prises d’assaut par des personnes qui ne seraient pas nécessairement intégrées dans le tissu socio-culturel local. Le spectre de la tâche d’huile francophone hantera à nouveau bien des esprits.

En second lieu, un autre pan de l’arrêt de la CJUE semble avoir échappé jusqu’à présent à l’attention des commentateurs. Le décret flamand relatif à la politique foncière et immobilière impose aux maîtres d’ouvrage et aux lotisseurs titulaires d’un permis de bâtir ou de lotir de contribuer à l’offre en logements sociaux, soit en nature, soit par le paiement d’une cotisation calculée en fonction des besoins en termes de logements sociaux. Cette mesure étant assurément susceptible de restreindre la libre circulation des capitaux, elle ne pourra être admise par la Cour constitutionnelle que si elle est nécessaire et proportionnée à l’objectif régional qui est d’assurer une offre suffisante de logements à des catégories de la population locale (le critère de « lien suffisant » ne pouvant en principe pas entrer en compte).

Enfin, une question bien plus délicate était posée par la Cour constitutionnelle à la CJUE : les mécanismes régionaux de subventionnement et les incitations fiscales destinés à compenser les maître d’ouvrage et les lotisseurs soumis à la charge sociale destinée à financer les sociétés de logement social doivent-ils être qualifiés d’aides d’Etat et, partant, être soumis à une obligation de contrôle de la part de la Commission européenne, sauf si ces dernières n’excèdent pas un plafond de 200 000 euros sur une période de 3 ans. Si la réponse à cette question s’avère affirmative, il en résulterait que les avantages financiers procurés à certaines entreprises de construction auraient été octroyés illégalement. Par conséquent, en vertu du droit des aides d’Etat, la Région flamande serait tenue de récupérer ses montants. Les aides d’Etat font depuis toujours l’objet d’une interprétation large. Pour la CJUE, en renforçant d’une façon ou d’une autre la position concurrentielle des entreprises bénéficiaires, de telles subventions sont de nature à rendre la pénétration du marché immobilier belge plus difficile et, partant, sont susceptibles d’affecter les échanges et de fausser la concurrence au sein du marché intérieur. S’agissant de compensation à des prestations de service public (financement des sociétés de logement social), les mesures en question ont-elles pour effet de placer les entreprises bénéficiaires dans une position concurrentielle plus favorable par rapport aux entreprises étrangères ? La question est posée. Il reviendra à la Cour constitutionnelle de prendre position. La réponse n’est pas aisée pour autant, en raison des nombreux critères à respecter par la Région flamande en termes de compensation de la contribution à des missions de service public. L’avocat général Mazák a considéré dans ses conclusions que les compensations accordées aux constructeurs soumis à la « cotisation sociale » dépassaient largement les coûts de la politique du logement social. Les avantages fiscaux constitueraient donc une aide d’Etat, ce qui ébranlerait le régime mis en place.

En l’espace d’un mois, les Belges auront pris toute la mesure de l’emprise du droit de l’Union, non seulement sur le plan du contrôle budgétaire, mais aussi pour les aspects socio-économiques, telles que les exigences linguistiques dans la rédaction des contrats de travail et les politiques de logement social. Ceci n’est assurément pas l’aboutissement d’un demi-siècle de conquêtes d’un ordre économique autonome et primant le droit belge. Non, il s’agit de nouveaux jalons dans l’intégration progressive de notre économie dans une union économique sans cesse plus étroite où les tendances centrifuges propres à l’Etat belge connaissent de sérieuses limites.

Nicolas de Sadeleer, professeur à l’Université Saint Louis, chaire Jean Monnet, professeur invité UCL, www.tradevenvironment.eu

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