Benoît Lutgen (CDH) et Olivier Chastel (MR) : le nouveau tandem wallon. © BELGAIMAGE

Le vieil accent PSC de Benoît Lutgen

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

A chacun son tic de langage. Derrière le désormais célèbre  » en même temps  » d’Emmanuel Macron était censé se cacher un projet novateur. Sous le sempiternel  » quelque part  » de Benoît Lutgen perce un idéal. Celui du bon vieux PSC des familles.

Il n’est pas un théoricien, il est encore moins un orateur, à la lueur de l’aube, il préfère le silence de la forêt au ramdam des radios, mais il fait de la politique, donc il lui faut bien s’exprimer. Son entêtement d’Ardennais le distrait dans la seconde des doctes incitations de ses conseillers en communication. Chaque sortie médiatique est un calvaire pour eux, un supplice pour lui, un chemin de croix pour nous : ils ont envie de lui finir ses phrases comme il voudrait ne pas avoir à les dire comme nous voudrions ne pas avoir à les retranscrire. Mais voilà. Benoît Lutgen, président du CDH, a choisi de faire sauter le système politique francophone, et ce ne sont pas des choses que l’on peut faire en silence.

Alors, depuis le 19 juin, il a parlé. En cachant les blancs de celui qui n’aime pas parler avec des tics de langage de celui qui ne se force pas à les combattre. Notamment avec des  » quelque part « , et quelque part avec des  » notamment « . Le Vif/L’Express en a compté 22, des notamment, et 19, des quelque part, sortis de la bouche de Benoît Lutgen mardi 25 juillet, dans sa part des quarante-deux minutes consacrées, avec le MR Olivier Chastel, à présenter à la presse wallonne et belge le nouvel accord de gouvernement wallon. Beaucoup de  » notamment « , donc, plus que de  » quelque part « . Mais le premier tic n’en est pas un. Les deux présidents lisaient des extraits de la déclaration de politique régionale, et cet adverbe s’y trouve 31 fois là ou sont absents les  » quelque part « . Eux seuls donc trahissent la pensée profonde de Benoît Lutgen, telle qu’exprimée dans de puissantes envolées.

Pensons à l’électrisant  » je crois que c’est intéressant de pouvoir dépasser quelque part les clivages politiques traditionnels « , au poignant  » c’est d’ailleurs aussi quelque part pour eux une forme d’épanouissement de pouvoir avoir une nouvelle activité dans un nouveau département pour mieux répartir l’ensemble des fonctionnaires et pour mieux répondre quelque part aux besoins « , ou au sublime  » on connaît quelque part la réalité du bâti en Wallonie « .

Mais si Benoît Lutgen se trouve résolument quelque part, où est-il vraiment ? Où donc gisent son ici et son ailleurs ? Y a-t-il quelque chose entre ces quelque part ? Quelque chose d’orange et de palpable, quelque chose qui aurait l’air, pourquoi pas ?, d’un projet, d’une vision, de valeurs, bref, d’une idéologie ? Comme l’en même temps macronien a pu donner l’air de résumer le  » et de gauche, et de droite  » du président de la République française ? Oui, il y a quelque chose entre les quelque part. Et, en fait, ce quelque part n’est pas loin du tout. Il est vieux comme la Belgique, et nous baignons tous dedans depuis notre naissance. Ce quelque part, c’est ce quelque chose qui reste du Parti social-chrétien et de ces ancêtres. Avec quelques solides contradictions en plus, et beaucoup d’atouts en moins.

Ouvrir le capital de la FN au privé ?
Ouvrir le capital de la FN au privé ? « Je n’ai pas dit ça. »© DENIS CLOSON/ISOPIX

« Rapport malsain à l’Etat »

Quelque part, lorsque Benoît Lutgen avance sa  » charte associative « , c’est le social- chrétien qui parle. Le secteur est historiquement, sociologiquement et idéologiquement proche du CDH. L’Eglise de Belgique s’est battue, contre les Hollandais mais aussi contre des libéraux enfiévrés, eux, des libertés dites  » modernes  » parce qu’individuelles et standardisatrices, pour intégrer les libertés d’association, des cultes et de l’enseignement à la Constitution belge. A la fois autonomes et responsables – les termes figurent dans la déclaration de politique régionale -, les associations assurent la cohésion du corps social en le protégeant de l’intervention de l’Etat. L’Eglise, alors, y était évidemment intéressée : dans son giron se trouvaient d’innombrables oeuvres sociales, écoles, hôpitaux et sociétés dont elle ne voulait pas se voir dépourvue. Le Parti catholique, puis le Bloc catholique, puis le Parti social-chrétien, puis le Centre démocrate humaniste, en sont restés d’inflexibles défenseurs. Surtout, exclusivement presque, lorsque ces associations étaient nées d’une initiative paroissiale, et même aujourd’hui que les églises se dépeuplent.  » Un « christianisme socio-culturel » s’est construit qui a pris le relais du christianisme confessionnel, témoignant d’une remarquable faculté d’adaptation de ces organisations à une société sécularisée « , observait déjà, en 2001, Paul Magnette, jeune politologue, dans Le Parti social chrétien, mutations et perspectives, édité par Pascal Delwit, avant d’ajouter que  » le principal facteur qui explique le vote social-chrétien depuis les années 1980 est, outre la pratique religieuse, l’existence d’un lien social avec une organisation du pilier chrétien (enseignement, socio-culturel, syndicat…) « . Entre l’individu calculateur libéral et l’impersonnel Etat socialiste, les structures intermédiaires sociales-chrétiennes incarnent le salut social. La famille, les mouvements de jeunesse, les associations du pilier composaient une trinité politique du PSC. Elles restent, quelque part, les trois points cardinaux du CDH et de son président.

Quand Benoît Lutgen dénonce le rapport malsain du PS à l’Etat, c’est encore le social-chrétien qui s’exprime

C’est que, quelque part, quand Benoît Lutgen dénonce le rapport malsain du PS à l’Etat, c’est encore le social-chrétien qui s’exprime.  » Les pouvoirs publics fixent les objectifs. Et si d’autres peuvent les réaliser pour le compte de la collectivité, c’est beaucoup plus sain « , expliquait-il, samedi 29 juillet, à nos confrères de La Libre Belgique. De ce postulat, vieux comme l’abbé Daens, provient l’actuelle Belgique avec ses parastataux, ses services publics dits fonctionnels, et ses piliers. Ces derniers gèrent, avec l’argent que leur attribue l’autorité publique, leur secteur de l’activité : aux syndicats les chômeurs, aux mutuelles les malades, aux écoles libres les écoliers, aux mouvements de jeunesse les enfants.  » Dans la pensée sociale-chrétienne, l’Etat est vu comme subsidiaire et subsidiant « , avance Pascal Delwit, titulaire à l’ULB, jadis, d’un très couru séminaire sur la démocratie chrétienne, et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. La décision d’autoriser le secteur privé – donc associatif – à construire des maisons de repos en relève très clairement. Tout comme l’allocation de loyer : un libéral aurait directement exonéré le propriétaire, un socialiste aurait incliné à construire du logement public.

Naissance du CDH en 2002 : déconfessionnalisé, certes, mais qui ne peut nier son héritage.
Naissance du CDH en 2002 : déconfessionnalisé, certes, mais qui ne peut nier son héritage. © JOCK FISTICK/REPORTERS

Et puis, quelque part, tandis que Benoît Lutgen invoque le renouveau démocratique et sa volonté de  » fédérer les énergies « , ce sont les grands rénovateurs sociaux-chrétiens qu’il invoque. Eux-mêmes, architectes du PSC prétendument déconfessionnalisé de 1945 ou du CDH déconfessionnalisé – mais cette fois, parole de scout, pour de vrai – de 2002 furent fort friands de ces formules aussi gratuites que vides.  » Toute civilisation se fonde sur des valeurs humaines permanentes. Mais à chaque époque, il en faut une traduction nouvelle. Notre société a été profondément bouleversée par la guerre et les crises qui l’ont précédée. A problèmes modernes, solutions originales « , proclama-t-on au congrès de Noël de 1945 du PSC-CVP.  » Sans sombrer dans le triomphalisme béat de ceux qui ne mesureraient pas combien le voyage vers le continent de la modernité doit être long, on peut au moins annoncer l’arrivée sociale-chrétienne dans les premières eaux d’un nouveau monde. Celui de l’humanisme démocratique « , leur répondait Joëlle Milquet en 2001.  » C’est toute l’histoire du PSC et de ses successeurs « , commente Pascal Delwit :  » Affirmer qu’on n’est pas ce qu’on est tout en l’étant, à savoir le dernier grand rejeton du plus vieux clivage belge…  » Ce parti, quelque part, est un parti religieux sans plus de religion, un parti de la famille sans ses familles, un parti qui dénonce un parti qui a un rapport malsain à l’Etat dont il est lui-même un organe, un parti qui réclame de l’Etat subsidiant qu’il en finisse avec les subsides tant que ce ne sont pas les siens.

Et Benoît Lutgen en est un héritier très digne, donc contradictoire, quelque part.

Des noeuds dans le bois de la langue

Ses racines bien plantées dans cette terre ardennaise si propice à la sylviculture, Benoît Lutgen gratifie souvent la corporation journalistique d’interviews mettant en valeur la filière bois wallonne, section débitage de langues. Nos excellents confrères de La Libre Belgique en ont reçu une pleine stère samedi 29 juillet. Lorsqu’ils demandent à Benoît Lutgen si « la Région va ouvrir le capital de la FN au privé », l’ébéniste de Bastogne chantourne. « Je n’ai pas dit ça. On doit chercher de nouveaux débouchés commerciaux et aller vers une diversification de la production. Le cas échéant, cela peut passer par d’autres acteurs. On doit bien sûr maintenir l’outil chez nous, mais qu’un pouvoir public en soit à 100 % propriétaire, c’est interpellant, ce n’est pas son rôle premier. » Sous le vernis, donc : non, mais en fait oui. SiLa Libre lui rappelle que « le rapport à l’Etat du PS que vous dénoncez est bien antérieur aux scandales éthiques… », le bûcheron du Centre-Ardenne débarde : « Il y a eu une amplification terrible de ce problème-là depuis la montée en puissance du PTB, avec une radicalisation d’une partie du PS. En 2014, je n’ai pas négocié avec le Parti socialiste une réduction linéaire du temps de travail dans la fonction publique. Pourtant, il revenait tout le temps avec ça, et il en faisait même un marchandage politique sur d’autres dossiers ». Sous les frondaisons, deux grosses branches se tortillent laidement : le PS aurait « perdu sa conscience sociale » (dixit Maxime Prévot), la preuve, il renoue avec d’anciennes revendications de gauche. Enfin, le bois jeté aux écologistes, très vert, enfume fort. « Je trouve dommage qu’Ecolo ait cette vieille culture politique de dire : j’ai raison contre tout le monde. Pourquoi ne pas être dans le dialogue, y compris sur la gouvernance ? », déclare-t-il alors que, justement, Ecolo s’est dit prêt à voter certaines dispositions sans contrepartie, même d’essence ordinaire.

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