Yves Kreins, patron d'un Conseil d'Etat au bord de l'asphyxie. © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Le politique ne connaît plus que l’urgence »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Trop de lois, illisibles et mal ficelées : l’effet d’annonce est devenu le moteur de l’action politique. Yves Kreins, premier président du Conseil d’Etat, appelle au sursaut : « Le citoyen ne comprend plus ce qu’on décide et ce qu’on juge. »

L’impression domine que la qualité des textes de loi est en baisse. Le constat est vraiment alarmant ?

Ce n’est pas seulement une question de qualité mais aussi de quantité. Le nombre de textes légaux et réglementaires explose. Le Moniteur belge totalisait 9 000 pages en 1950, il en a publié 82 000 en 2015.

Le Conseil d’Etat croule sous les affaires à traiter ?

La section de législation est passée de 500 demandes d’avis en 1980 à une fourchette oscillant entre 1 500 et 2 500 demandes par an. On a donc triplé, quadruplé, voire quintuplé le volume des avis produits, à effectifs inchangés. Avec un budget raboté en trois ans de 5 % hors inflation, soumis aux mêmes restrictions que les institutions fédérales.

En bref, il faut faire plus avec moins…

Le nombre de conseillers sera réduit de 50 à 44, celui des auditeurs de 92 à 80. Depuis 2010, nous sommes passés de 215 à 199 statutaires, et de 177 à 75 contractuels. Par contre, le nombre d’articles des textes examinés a crû de 23 127 en 2014 – 2015 à 43 344 en 2015-2016.

Le Conseil d’Etat frôle l’asphyxie ?

Il arrive aux limites de ses possibilités. Ajoutez à cela le fait qu’il n’y a pratiquement plus aucune demande d’avis qui ne soit assortie d’un délai : environ 90 % des demandes sont à traiter dans les trente jours, 7 % à 8 % dans les cinq jours.

La faute à qui ou à quoi ?

A des causes générales : d’abord, la vie sociale s’est complexifiée. Ensuite, la Belgique est membre d’institutions internationales, dont l’Union européenne, ce qui implique la transposition de directives. Enfin, il y a le facteur temps : nous vivons dans une société de l’instantané. Tout problème exige désormais une réaction immédiate, souvent improvisée. Ce sentiment de l’urgence percole dans le monde politique. Il opère souvent au cas par cas, sans réflexion approfondie. Très peu de réformes sont encore mûrement réfléchies.

La réforme de la gouvernance publique est bien partie pour se faire dans la précipitation…

Le risque est général. Il est aggravé par trois causes propres à la Belgique : la structure de l’Etat, découpage complexe entre une entité fédérale et six entités fédérées, complique la tâche, car il est souvent difficile de déterminer qui est compétent pour quoi. Le cadre du Conseil d’Etat n’a plus été adapté aux réformes de l’Etat depuis 1980, alors que les compétences des Communautés et Régions n’ont fait que croître. Désormais, les avis portant sur des matières régionales et communautaires représentent un peu plus de 50 % de nos avis. Le système électoral à la proportionnelle engendre des gouvernements de coalition et nécessite des compromis à la belge : ils ont l’immense avantage de régler les problèmes de manière pacifique mais se distinguent rarement par leur limpidité. Enfin, l’endettement très élevé du pays impose l’austérité et conduit à des solutions alternatives pas toujours cohérentes.

Ne faut-il pas y voir également une volonté de nuire au Conseil d’Etat, cet empêcheur de légiférer en rond ?

Non, pas du tout. Au contraire, nos relations se sont fortement améliorées avec l’ensemble des parlements et des gouvernements.

Un avis à rendre dans l’urgence peut être une façon de contrarier votre travail…

Il est vrai que certains textes légaux ou réglementaires ne sont pas objectivement urgents, même s’ils le sont politiquement. Dans un délai de cinq jours, le Conseil d’Etat vérifie si l’urgence invoquée est réellement motivée et limite dans ce cas son examen à l’accomplissement des formalités préalables, la compétence de l’auteur de l’acte et le fondement juridique du texte. Nos avis sont alors souvent assortis d’une réserve signifiant en substance :  » Nous avons fait ce que nous avons pu dans le délai imparti, sans pouvoir exclure que nous n’ayons pas été en mesure de détecter un problème.  »

Ce n’est pas très rassurant…

Cette façon de procéder engendre des textes normatifs de plus en plus difficilement lisibles, dans la meilleure des hypothèses. Dans le pire des cas, elle exige des lois de réparation.

La loi sur la transaction pénale, au coeur de l’affaire  » Chodiev – De Decker « , est l’exemple type de ce qu’il ne faut pas faire ?

Exactement, dans la mesure où le texte a dû faire l’objet d’une loi de réparation.

Le Conseil d’Etat sait-il au juste où il va ?

Je ne pense pas que nous serons encore en mesure de tenir longtemps le rythme actuel. Soit on modifie notre façon de travailler mais cela paraît difficile. Soit on cesse de diminuer nos moyens et on les renforce même un peu. Soit on diminue l’intensité du contrôle du Conseil d’Etat, par exemple en limitant sa saisine obligatoire aux textes législatifs et non plus aux arrêtés réglementaires. Mais cette piste irait dans le mauvais sens.

A titre personnel, vous avez tenu à partager vos inquiétudes avec les sénateurs qui vous ont entendu…

Nous vivons une crise généralisée, notamment de confiance. Le fossé se creuse entre les citoyens et les gouvernants et même les juges. Dès 1991, le Conseil d’Etat français tirait la sonnette d’alarme :  » Qui dit inflation dit dévalorisation. Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête qu’une oreille distraite […]. Le droit n’apparaît plus comme une protection mais comme une menace.  » Je partage totalement cet appel prémonitoire au sursaut. Vingt-cinq ans plus tard, la situation n’a fait qu’empirer : le citoyen ne comprend plus assez ce qu’on décide et ce qu’on juge. Or, le premier fondement de la confiance, c’est la compréhension. L’adage  » nul n’est censé ignorer la loi  » devient théorique. Il y a urgence absolue à s’attaquer à cette situation.

Le monde politique en est-il bien conscient ?

Insuffisamment, et j’en suis étonné. La Belgique dispose d’un Conseil d’Etat totalement surchargé et de deux mécanismes d’évaluation normative qui fonctionnent mal. D’abord, un contrôle  » ex post  » sous la forme d’un comité interparlementaire de suivi législatif, institué par une loi de 2007 mais qui, sous cette législature,  » n’a pas été constitué « , si je me réfère à ce que déclare la présidente du Sénat (NDLR : Christine Defraigne, MR). Ensuite, un contrôle  » ex ante  » introduit par le gouvernement fédéral sous la forme d’une analyse d’impact de réglementation : elle se résume à un formulaire reprenant des critères à cocher ou à commenter brièvement. C’est assez impressionnant à première vue mais, pour le dire poliment, c’est très sommaire. Il est grand temps de réfléchir sérieusement à l’amélioration et à la simplification des textes normatifs. C’est un des piliers de toute démocratie qui est en jeu.

Depuis le 1er janvier dernier, le Conseil d’Etat publie les avis de sa section législation sur : www.raadvst-consetat.be

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