© CHARLIE GRAY POUR LE VIF/L'EXPRESS

UNE PASSION NOMMÉE RUSSIE

2017 sera l’année du centenaire de la Révolution russe. L’historienne britannique est une grande spécialiste de cette Russie aujourd’hui objet de tous les fantasmes. Elle publie en français, le 1er mars prochain, son dernier livre, Lénine 1917. Le train de la révolution (Payot), récit du voyage épique de Lénine depuis son exil en Suisse jusqu’à Petrograd insurgée à travers une Europe en guerre.

Un siècle après la révolution de 1917, l’ombre de Lénine apparaît bien lointaine. Faut-il en déduire que 1917 n’a été qu’une parenthèse historique ?

De fait, 1917 a changé la face du monde. Sans Lénine, les idées de Marx seraient restées à l’état théorique ; elles auraient été étudiées dans des écoles du Parti communiste. C’est Lénine qui les a traduites en mode de gouvernement idéologique et qui en a fait un système politique à part entière. On ne peut pas soutenir que cela n’a pas modifié le cours de l’histoire.

A-t-on raison de penser que le communisme ne pouvait accéder au pouvoir que dans un pays aussi autoritaire que la Russie ?

Nous avons tendance à admettre trop facilement que la Russie est différente des autres nations. C’est un raisonnement trompeur : la Russie est complètement impliquée dans l’histoire européenne globale et elle en constitue une part importante. Mais il est vrai qu’il existe certains facteurs qui soulignent une spécificité russe. L’agriculture y a toujours été plus difficile que partout ailleurs et réaliser des profits collectifs à partir d’un sol aussi ingrat a été un défi permanent qui a pesé lourd sur les évolutions économiques et sociales et, par conséquent, sur la nature de l’Etat. Une autre particularité tient au poids de la religion ; dès l’origine de l’Etat russe, le choix de l’orthodoxie, effectué par les souverains, a engendré une séparation multiple par rapport à l’Europe catholique. Le fait de ne pas être rattaché à Rome, donc spirituellement indépendant de l’Ouest, est un élément de la définition de la nation russe. D’où le sentiment d’être effectivement distinct et coupé du reste du continent.

Le culte du pouvoir fort ne fait-il pas aussi partie des spécificités russes ?

Cette idée selon laquelle la Russie serait invariablement à la recherche d’un leader inflexible doté de toutes les prérogatives – ce que la figure du Tsar, et celles de ses successeurs, sont supposées incarner – est une croyance très répandue, mais elle est largement suscitée par le pouvoir lui-même. Tous les dirigeants en ont usé, et Poutine n’échappe pas à la règle. Ils racontent en boucle cette histoire et ils ont fini par convaincre ce pays qu’il n’est heureux qu’avec un système politique fort et centralisé.

Pourquoi ?

C’est probablement le fruit de l’histoire de cette immense étendue. Aussi loin que l’on remonte, une partie de la Russie a été gouvernée d’une main de fer et l’autre livrée au chaos. La première tendance a pris le dessus sur la seconde et a convaincu les foules que le désordre était synonyme d’engloutissement et de disparition. Jusqu’à ce que le peuple en arrive à croire que l’absence d’un monarque puissant produisait automatiquement le délitement. L’autocratie est ainsi devenue un mythe national.

La géographie joue-t-elle également un rôle dans ce penchant pour l’autoritarisme ?

Mon point de vue est que rien n’est défini d’avance : l’histoire détermine l’histoire, pas la géographie ni le climat… Cela dit, il faut imaginer une sorte de corridor gigantesque, qui s’étend des steppes de l’Asie jusqu’aux paysages de l’Europe centrale. Pendant toute la formation de l’Etat russe, des vagues successives de guerriers nomades ont déferlé le long de cet axe, faisant de la Russie un vaste espace propice à tous les pillages. D’une part, un sentiment de peur s’est incrusté, avec l’impression persistante que le pays était toujours exposé aux invasions et aux ravages venus de l’extérieur. D’autre part, la Russie s’est construite dans la conviction d’être le bouclier de l’Europe.

D’où une construction mythique de l’histoire russe…

Oui, la Russie pouvait être envahie, comme c’est arrivé tant de fois, mais jamais soumise. Les dirigeants russes confortent au fil des siècles leur légitimité en rappelant que tous les envahisseurs ont été vaincus. Mais ce qui n’est pas un mythe, c’est que le peuple russe adore sa terre, il est indéfectiblement attaché à sa patrie. J’ai interrogé des centaines de soldats qui avaient participé à la  » grande guerre patriotique  » de 1941-1945. Ils provenaient de villages où la collectivisation avait ruiné leur vie, ils avaient subi les pires privations, ils avaient été confrontés aux pires situations, ils avaient vu leurs proches maltraités ou déportés, ils avaient été opprimés par le stalinisme, mais tous aimaient profondément le lieu où ils étaient nés et s’étaient montrés prêts à sacrifier leur existence.

La religion joue invariablement un rôle majeur. Comment l’expliquez-vous ?

Cela dépend des périodes envisagées. Le tournant décisif est pris avec le couronnement d’Ivan le Terrible, le premier souverain à recevoir le titre de tsar. Lors de cet événement, les prélats créent un cérémonial qui implique directement l’Eglise dans la  » création  » du tsar et rendent les puissances temporelle et spirituelle indissociables. C’est l’Eglise qui a engendré très consciemment le mythe du tsar, qui a fait représenter son visage sur les murs du Kremlin, qui a établi sa généalogie, qui a inventé pour lui des rituels incorporés dans l’année liturgique… le tsar vu comme un saint.

Pourquoi la Russie est-elle restée à l’écart des grands mouvements de pensée et des courants de progrès qui ont fait bouger toute l’Europe ?

Il ne faut pas sous-estimer un sentiment xénophobe, profondément ancré dans le pays, notamment dans les campagnes. Les grands malheurs russes provenaient des invasions étrangères, qui ne consistaient pas à apporter quelque chose, mais à s’emparer de tout. Par ailleurs, le pays, très vaste, ne sentait aucun besoin de contact avec l’extérieur et méprisait les ouvertures de l’Europe catholique. De surcroît, une très large proportion de la population est longtemps restée analphabète. Enfin, la bourgeoisie, à travers laquelle les idées nouvelles auraient pu passer, n’a pas pu se développer comme en Europe occidentale en raison de structures de pouvoir trop concentrées. C’était la cour qui contrôlait tout ce qui avait trait à l’économie, à l’éducation, à la modernité ; et l’Eglise, indéfectiblement liée à la cour, récusait obstinément presque toutes les innovations venues d’Occident. Mais les choses ont progressivement changé. Lorsque Alexis Ier Mikhaïlovitch conquit l’Ukraine, au milieu du XVIIe siècle, il annexa un espace qui avait été préalablement européen et réceptif aux idées de progrès – l’Ukraine était déjà un pont entre l’Ouest et l’Est. Les prélats et le clergé ukrainiens, éduqués et porteurs de cette ouverture d’esprit, partirent pour Moscou et répandirent au sein de l’élite russe de nouvelles manières de penser, ce qui provoqua aussi une rupture religieuse avec les vieux croyants. Cette influence jouera un rôle précurseur avant même l’orientation proeuropéenne de Pierre le Grand, symbolisée par le déplacement de la capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg.

Cet Empire millénaire s’est effondré en une seule année, en 1917. Comment l’expliquer ?

La guerre de 1914 se soldait pour la Russie par la perte de 1,8 million de vies et le pays était exsangue. Le renversement a commencé par une simple manifestation de femmes, le 23 février, selon le calendrier russe, à l’occasion de la Journée internationale des femmes. Le paradoxe veut que les marxistes étaient opposés à cette manifestation, car elle n’avait rien à voir avec une démarche révolutionnaire. En deux ou trois jours, toute la classe ouvrière de Petrograd s’est retrouvée dans la rue, sans idéologie autre que la fin de la guerre, la liberté et la justice. En moins d’une semaine, le tsar abdique, des élus libéraux de la Douma (le Parlement russe) se constituent en gouvernement provisoire dans l’aile droite du palais de Tauride. En même temps, les ouvriers des usines se réunissent en conseils (soviets), élisent des délégués et les envoient aussi à la Douma, dans l’aile gauche du palais. Les marxistes dominent parmi les soviets. Et selon les théories de Marx, la révolution doit d’abord passer par une phase bourgeoise. Les soviets encouragent donc le gouvernement provisoire à exercer le pouvoir tout en refusant catégoriquement d’y participer.

La Russie serait-elle devenue l’URSS sans Lénine ?

Je ne le pense pas. Il était déterminé, obsessionnel, immensément intelligent, il écoutait ses interlocuteurs, il savait où il voulait aller et il était prêt à tout pour y parvenir. Dès 1903, lors du congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il a eu un trait de génie : il a proclamé que lui et ses suiveurs représentaient la majorité du parti (bolcheviques), alors qu’ils étaient encore minoritaires sur la scène politique. Du coup, il a disqualifié les majoritaires, qui sont devenus ipso facto des minoritaires (mencheviques). Dès qu’il débarque du train, à Petrograd, le 16 avril 1917, il déclare qu’il faut exiger la paix immédiate et ne pas soutenir le gouvernement provisoire. Sept mois plus tard, le 6 novembre 1917 (la révolution d’Octobre, selon le calendrier russe), alors qu’il est exilé en Finlande par Kerenski, Lénine décide de renverser le gouvernement. Le peuple se souvient alors que Lénine n’a participé à aucune compromission. Les Bolcheviques passent pour le seul parti qui n’est pas impliqué dans le désastre que subit la Russie. Pendant une période, certes brève, la majorité des Russes a pensé qu’il les représentait. Lénine avait, par-dessus tout, un message que ses contemporains avaient profondément envie d’entendre, du moins à ce moment-là.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN MAKARIAN PHOTO : CHARLIE GRAY POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Aussi loin que l’on remonte, une partie de la Russie fut gouvernée d’une main de fer et l’autre livrée au chaos  »

 » Ce qui n’est pas un mythe, c’est que le peuple russe adore sa terre, il est indéfectiblement attaché à sa patrie  »

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