Pendant des décennies, le trou de la serrure du pavillon a dévoilé les corps emmêlés de Lambeaux... © PHILIPPE CORNET

Le pavillon des Passions humaines: partouze de marbre

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

La monumentale sculpture érotisante de Jef Lambeaux est logée, à la fin du xixe, dans un pavillon conçu par Horta au parc du Cinquantenaire, à Bruxelles. L’ensemble a été interdit au public pendant près d’un siècle. Sexe, scandale et administration.

Les cinq acteurs nus escaladent l’amas de sculptures tout aussi déshabillées du bas-relief. Huit mètres de hauteur sur douze de largeur de marbre blanc de Carrare signés Jef Lambeaux. L’effet est saisissant : des astronautes sans combinaison, en apesanteur sur une planète interdite d’une trentaine de corps pris dans un étau érotique, dominé par le visage squelettique de la mort. Les quelques dizaines de spectateurs de ce théâtre singulier retiennent leur souffle alors que le musicien Yves Mousty, en direct, dramatise l’ambiance sur ses synthés analogiques. Tout autour, dans la rigueur de l’hiver, le parc du Cinquantenaire s’est assoupi. Seul le pavillon des Passions humaines semble encore résister au sommeil enneigé.

Il faut reconnaître au pavillon un curieux karma

Janvier 1977, la troupe d’avant-garde bruxelloise du Plan K a exceptionnellement obtenu le droit de se produire dans ce petit temple de facture classique, architecturé par un jeune Victor Horta autour de l’oeuvre de Lambeaux. Le spectacle, 23 Skidoo, se veut métaphore de la civilisation occidentale et de ses répressions sur le langage et le comportement social : on y entend, entre autres, des textes de William Burroughs, Sade ou Wilhelm Reich. Des paroles de soufre dans un environnement de même nature.  » Le pavillon des Passions humaines est un endroit hyperclos, hyperclaustrophobe, qui a nécessité un travail en verticalité, d’où cette ascension de la fresque de Lambeaux.  »

Le bas-relief en marbre de huit mètres sur douze est dominé par la représentation de la mort.
Le bas-relief en marbre de huit mètres sur douze est dominé par la représentation de la mort.© PHILIPPE CORNET

Carlos Da Ponte est l’un des cinq acteurs du Plan K passé par l’expérience hors-norme des deux semaines de représentations au pavillon des Passions humaines début 1977 :  » Avec Frédéric Flamand (acteur et metteur en scène de la compagnie), on se baladait dans le coin et par le trou de la serrure, on a vu cette fresque impressionnante. Frédéric a obtenu le droit qu’on y joue ce spectacle, évidemment orienté en fonction du lieu. Après avoir passé quelques semaines à nettoyer l’endroit, y compris la sculpture et à tout emmener sur place, même un groupe électrogène, puisqu’il n’y avait pas d’électricité. Ni de loges, on se changeait dans la maison voisine du gardien du parc du Cinquantenaire.  »

Partouze de marbre

Quarante-et-un ans après cet épisode insolite, le pavillon des Passions humaines est partiellement rouvert au public, et ce depuis 2015 après une sagabelgica qui débute à la fin du xixe siècle . Deux protagonistes : le sculpteur Jef Lambeaux et l’architecte et futur baron Victor Horta. Le premier est Anversois, né en 1852, aîné de neuf ans du second, Gantois qui va épouser la légende via ses multiples créations Art nouveau. Tous deux installés à Bruxelles, ils se rencontrent via une commande officielle en 1890, du gouvernement belge de l’époque, d’obédience catholique.  » Comme il s’agit d’une demande officielle passant par ce qui est alors la Commission royale des monuments, tout le processus est consigné dans un cahier des charges précis, qui nous a d’ailleurs servi pour la restauration du bâtiment.  » Conservateur aux Musées royaux d’art et d’histoire, Werner Adriaenssens, replace l’événement dans le contexte national.  » On est à l’époque de la construction de la basilique de Koekelberg : la jeune Belgique est alors l’un des pays les plus industrialisés au monde, dans une période prospère et patriotique. L’art de la fin du xixe siècle est le fruit de cette richesse-là et le gouvernement considère que le nationalisme peut également exister ainsi.  »

Drôle de voisinage : le pavillon des Passions humaines jouxte la grande mosquée du Cinquantenaire.
Drôle de voisinage : le pavillon des Passions humaines jouxte la grande mosquée du Cinquantenaire.© PHILIPPE CORNET

De façon assez audacieuse – ou naïve – le gouvernement d’Auguste Beernaert, Ostendais d’expression française, choisit une création de Lambeaux : au départ, une oeuvre en carton – fusain sur toile – devant être transformée en sculpture. Livré en primeur au regard de la presse, ce qui s’appelle encore L’Humanité récolte des éloges mais déclenche aussi un début de controverse, autant sur le coût de la commande que sur la nature déshabillée d’une sculpture évoquant les plaisirs et malheurs de l’humanité.  » Le nu était quand même de tradition depuis l’art antique mais il est vrai que la commande – sculpture et pavillon – a coûté 300 000 francs belges de l’époque. Sachant que le salaire annuel d’un fonctionnaire était alors de 1 000 francs, la somme n’était pas négligeable.  » La nudité compte sans doute moins que l’enlacement des corps et l’étreinte collective : en 2018, on pourrait qualifier l’ensemble de scène de partouze, gang bang qui ne laisse pas de marbre. Et comme un couple fissuré, Lambeaux et Horta ne vont pas avoir la même idée de leur commune progéniture.

Depuis 2015, il est enfin possible de visiter le pavillon conçu par Victor Horta, du printemps à l'automne.
Depuis 2015, il est enfin possible de visiter le pavillon conçu par Victor Horta, du printemps à l’automne.© : PHILIPPE CORNET

Lumière zénithale

Initialement, la sculpture doit meubler le palais de justice de Bruxelles mais ses proportions trop généreuses intimident même l’espace caverneux de la place Poelaert. On pense alors au parc du Cinquantenaire, fraîchement implanté pour célébrer le premier demi-siècle belge : trente hectares largement dégarnis.  » Lambeaux voulait faire de son bas-relief une sorte d’écrin dans la verdure, un point de repos dans le parc, précise Werner Adriaenssens. Il voulait aussi contrôler la lumière sur sa création, qu’elle soit zénithale et filtrée.  »

Neuf ans après la commande, la sculpture est enfin installée dans le pavillon d’Horta, officiellement ouvert au public le 1er octobre 1899. Le 4 octobre, Lambeaux, ayant davantage mesuré le caractère frondeur de ce qui est exposé au regard public – la nudité charnelle mais aussi l’image du Christ crucifié sous la représentation de la mort – fait fermer le pavillon. Celui-ci n’a pas de mur à l’avant où il est seulement garni de quatre colonnes. le sculpteur exige alors la pose d’un mur vertical et de portes d’accès pour protéger le bas-relief du tout-regard passant, ce que Horta refuse d’abord. Stupeurs et tremblements, c’est le début d’un imbroglio artistico-administratif impliquant les deux créateurs mais aussi l’administration ayant passé commande de ce qui se veut être un lieu accessible aux Bruxellois. C’est enfin chose faite en 1910 mais trop tard pour Lambeaux, mort deux années auparavant, à 56 ans seulement. Manquant donc l’achèvement de ce qu’il a fantasmé comme un patrimoine  » grand et magistral « .

Les sentiments du sculpteur ne laisseront d’autres traces écrites sur l’affaire des Passions humaines que via sa correspondance avec l’architecte, conservée au musée Horta bruxellois. Le 12 juin 1893, Lambeaux est encore conciliant dans sa lettre à Horta :  » C’est réellement regrettable, ces affaires entre nous. Mais je ne saurais écrire longuement, je suis trop occupé avec le bas-relief dont le modèle en terre touche à sa fin.  » A une date ultérieure, le ton d’Horta envers Lambeaux indique un raidissement :  » L’affaire, qui est superbe pour vous, est désastreuse pour moi. Après avoir tout fait pour l’obtention de la commande, après n’avoir eu en vue que la mise en valeur de votre oeuvre, après m’être complètement sacrifié et avoir compromis mon avenir, je ne récolte qu’ingratitude et misères.  » Les rapports d’argent et d’architecture s’enliseront jusqu’à l’ignorance réciproque, mais Horta en gardera la dent dure, qualifiant ainsi Lambeaux dans ses mémoires :  » Pour la taille, entre le singe et l’homme, assez bien fichu pour porter sans trop de déshonneur une redingote impeccable et un chapeau de soie à la mode (impayé), et tout cela recouvert d’une dose de naïveté fourbe et candide en même temps (1). « 

Le musée Horta a conservé les lettres envoyées par Lambeaux au fameux architecte : une correspondance vite empoisonnée.
Le musée Horta a conservé les lettres envoyées par Lambeaux au fameux architecte : une correspondance vite empoisonnée.© PHILIPPE CORNET

Poil à gratter

Sans évoquer une malédiction à la Toutankhamon, il faut reconnaître au pavillon, globalement fermé au public pendant un siècle, un curieux karma. Dont l’épisode de 1969 est sans doute le plus belge : cette année-là, le roi Baudouin fait don de la mosquée du Cinquantenaire, voisine immédiate du pavillon des Passions humaines, à l’Arabie saoudite. Charles-Ferdinand Nothomb, alors jeune député du PSC, raconte au Vif/L’Express que  » c’était un geste politique encouragé par Pierre Harmel, ministre social- chrétien des Affaires étrangères, qui jouait un peu de l’entente supposée entre les deux monarchies, belge et saoudienne. A l’époque, on ne se préoccupait pas du wahhabisme, on pensait davantage à la manne pétrolière « .

Dans la foulée, après son classement en 1976, voilà le pavillon et l’oeuvre de Lambeaux, également concédés par bail emphytéotique à l’asbl Centre islamique et culturel de Belgique, gestionnaire de la mosquée. :  » En 1980, pour aménager un musée d’art islamique, la mosquée a commencé à démanteler la sculpture de Lambeaux et ça a provoqué un tollé, rappelle Werner Adrianssens. L’affaire a fuité dans la presse et tout s’est bloqué, pendant trente ans. Entre-temps, les responsables de la mosquée ont laissé pourrir le bâtiment : pour eux, vu la nature des Passions humaines, l’endroit était un vrai poil à gratter.  »

Par une pirouette administrative – pas de musée islamique, donc pas de justificatif au bail emphytéotique – les musées du Cinquantenaire récupèrent le pavillon au début des années 2000, le rénovant entre mai 2013 et août 2014. Aujourd’hui, le chef-d’oeuvre de Lambeaux-Horta se visite de façon saisonnière, du printemps à l’automne (2). Toujours sans électricité ni toilettes et avec l’obligation d’acheter son ticket d’entrée aux caisses du Musée d’art et d’histoire, à quelques centaines de mètres de là. Sinon, il est toujours possible de regarder la fresque scandaleuse par le trou – agrandi et aménagé – de la serrure.

(1) Victor Horta. Mémoires, par Cécile Dulière, édité en 1985 par la Communauté française.

(2) Ouvert jusqu’au 28 octobre, l’après-midi les mercredis, samedis et dimanches. www.kmkg-mrah.be/fr/ pavillon-des-passions-humaines.

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